Violences et psychopathie
Clinique de la psychopathie
Le psychopathe, figure ultime du mal ou catégorie fourre-tout ?
Les cliniciens semblent souvent perdus entre, d’un côté, la personnalité antisociale relevant du DSM-IV qui décline les figures de l’inadaptation sociale et de l’instabilité, et la psychopathie, définie par la PCL-R qui s’organise autour de la froideur affective, le manque d’empathie, et un narcissisme pathologique conduisant au mensonge et à la manipulation. Les descriptions plus classiques de la psychopathie organisées autour de l’intolérance à la frustration et de la tendance au passage à l’acte semblent reléguées au second plan.
Une histoire complexe et entremêlée
Pinel, en 1801, évoque la notion de manie sans délire, reprise par les psychiatres américains Rush puis Ray qui préféreront parler de « manie morale ». Pinel pose alors comme postulat fondateur de cette entité la partition des fonctions mentales entre « fonctions de l’entendement », intactes et « fonctions morales ou affectives », pathologiques. Il introduit ainsi, selon Arveiller (Arveiller, 2001), un clivage interne au sujet qui définit une folie partielle où une partie du sujet est folle et l’autre non.
Esquirol définit en 1838 la monomanie raisonnante qui englobe certains troubles de la personnalité, mais aussi des aspects qui ressortissent de troubles maniacodépressifs. Plus tard, il distinguera la monomanie instinctive dont une variante sera décrite comme monomanie homicide où sont classés les sujets appelés maintenant psychopathes. Dans cette logique, vigoureusement critiquée par Foucault, un même comportement déviant peut être considéré à la fois comme « infraction, symptôme, syndrome ou maladie et comme cause » (Arveiller, 2001).
Pritchard, en 1835, parlera de l’aliénation morale (moral insanity), qu’il décrit comme une « perversion des sentiments naturels, des affections inclinations, humeurs, habitudes, dispositions morales et impulsions naturelles, sans trouble ni déficit marqué de l’intellect ou des facultés de connaissance et de raisonnement » (Pritchard, 1843). À la différence des auteurs français qui en font une pathologie spécifique, Pritchard définit cette folie morale comme état intermédiaire entre normalité et folie.
Kraepelin parlera de « folie morale » puis « d’états psychopathiques » dont certaines formes se caractérisent par un manque de moralité et de sens des responsabilités. Magnan puis Dupré, en 1925, introduiront la notion de « déséquilibre constitutionnel » et définissent la perversion instinctive comme origine du fonctionnement antisocial. « Ils voyaient dans le déséquilibre psychopathique une des preuves de la théorie de la dégénérescence en constatant que le milieu comme l’hérédité y sont déterminants » (Senon, 2005).
Clekley (Clekley, 1976) franchit une étape dans ce sens en définissant une « vraie » psychopathie caractérisée par un jugement intact mais rendu inutile par l’incapacité du psychopathe à s’en servir, une introspection surprenante mais détachée de toute réaction affective, un défaut de permanence affective et d’émotivité sociale rendant incapable d’émotions vraies et durables.
Une définition introuvable
Il apparaît difficile de donner une unité à la diversité proposée par la notion de psychopathie. Pascalis (Pascalis, 1980) situe le trouble dans une acception étymologique qui fait état d’une « conscience douloureuse d’une anomalie intérieure ». Hivert (Hivert, 1980) décrit la psychopathie comme « l’expression de la souffrance formulée sur un mode original alliant trouble du comportement et trouble du caractère ». Mutrux (Mutrux, 1980) parle, pour sa part, d’une « affection durable, chronique, comportant pour l’essentiel des déviations des facultés instinctives affectives, volitionnelles et morales ». Chabrol (Chabrol, 1983) évoque « un mode chronique de comportement centré sur l’impulsivité, les activités déviantes, sinon délinquantes et échec à établir de véritables rapports sociaux ». Pour K. Schneider (Diatkine, 1983), la psychopathie n’est déterminée ni par les instincts, ni par le milieu « le contenu positif se borne à ce que les sujets, du fait de leur personnalité anormale, font pâtir la société ou ont à pâtir d’elle ».
Ces définitions soulignent le hiatus dans lequel se situent perpétuellement ceux que l’on désigne comme psychopathes : entre folie et délinquance, entre structuration particulière de la personnalité et réprobation sociale. Cette ambiguïté est bien résumée par Debray (Debray, 1981) : « les psychopathes sont des malades sans que l’on puisse dire clairement s’ils ont une maladie (…) si le psychopathe est un malade, c’est volontiers un être amoral, les deux notions de maladie et d’amoralité n’étant pas faciles à conjuguer. ». La notion de personnalité antisociale qui prévaut avec le DSM-IV (ou de personnalité dyssociale avec la CIM-X) et fait principalement référence à l’inadaptation (instabilité, incapacité à assumer des obligations, etc.) et à l’amoralisme (tendance à la tromperie, absence de remords, etc.) ne suffit, de loin, pas à rendre compte des différentes facettes de la personnalité dite psychopathique.
Les comportements psychopathiques provoquent une certaine unanimité par le rejet qu’ils suscitent dans les institutions qu’ils fréquentent, qu’elles soient carcérales ou hospitalières. Plutôt qu’une véritable construction syndromique, l’insistance de certains traits de personnalité et de comportements problématiques conduit à évoquer une constellation psychopathique. Ainsi Flavigny (Flavigny, 1977) décrit la psychopathie comme un ensemble d’attitudes, de besoins, de conduites, habituels et répétés traduisant un certain mode de relation marqué par la passivité, la dépendance, les exigences mégalomaniaques, l’impulsivité et le besoin de satisfaction immédiate.
La Psychopathy Check-list de Hare : le score devient définition
« La définition retenue ici réfère à un individu narcissique, insensible, alexithymique, qui n’éprouve pas de remords et de culpabilité malgré son irresponsabilité, sa tendance à exploiter autrui, son caractère impulsif (…) et malgré le fait qu’il transgresse régulièrement les normes sociales. » (Coté, et al., 2000).
Le développement de l’usage de la PCL va aussi avec une tentative de compréhension sous l’angle de la psychophysiologie et de la neuropsychologie. Ainsi, un lien causal est souvent recherché entre déficits cognitifs et psychopathie, sans que ce que recouvre le terme de déficit ne soit toujours clairement explicité. Sans progresser du point de vue structural, le développement des neurosciences laisse toujours ouvert un modèle qui postule qu’une anomalie cérébrale serait à l’origine de ce trouble (Coté, Pham, 2000).
La notion de psychopathie qui prévaut maintenant, autant dans la clinique médicolégale que dans la recherche (Coté, 2000) ne repose donc que sur un score atteint à cette échelle, le score qualifiant automatiquement de psychopathe celui qui l’atteint. L’utilisation de cette échelle, est, néanmoins encore loin de faire l’unanimité quant à sa valeur de diagnostic. Certains chercheurs considèrent qu’elle réfère à une intensité variable de traits de personnalité particuliers, d’autres la considérant à partir des facteurs mis en évidence comme un mode d’organisation (Coté, 2000). Pourtant il faut bien garder à l’esprit qu’un « score (élevé) à la PCL-R n’est pas équivalent à la psychopathie, pas plus qu’un score (élevé) à un test d’intelligence n’est équivalent à l’intelligence elle-même » (Skeem, et al., 2011).
La palette des symptômes psychopathiques et la structure psychique
Ainsi, Kernberg (Kernberg, 1979; 1980) place la totalité des personnalités à expression antisociale dans le continuum des états-limites où le pôle supérieur est constitué par les personnalités hystériques limites et le pôle inférieur par les personnalités narcissiques. Lamothe (Lamothe, 2005) situe aussi les psychopathes dans la catégorie des états-limites, en les caractérisant par des fixations traumatiques qui ont empêché le franchissement harmonieux du deuxième stade anal. Cette carence de l’analité se traduit par des difficultés de rétention aussi bien des pulsions que des désirs, et s’exprime par la labilité des projets, la désorganisation et des pulsions sadiques d’emprise.
Bergeret (Bergeret 1975), en revanche, ne reconnaît pas de spécificité particulière au psychopathe hormis le « phénomène manifeste » comportemental. Il différencie les psychopathes de statut psychotique qui vont évoluer progressivement vers le mode délirant, les psychopathes de statut névrotique qui, malgré un blocage des représentations fantasmatiques, témoignent de conflits de nature génitale, et les psychopathes de statut limite dépressif chez qui se retrouvent les clivages objectaux, l’angoisse dépressive et les lacunes narcissiques.
Les agirs psychopathiques
Ey (Ey, 1960) avait très tôt noté le caractère de réponse toujours prête à certaines sollicitations, unique voie de décharge de la tension intérieure. L’agir tient bien souvent lieu de langage, court-circuit qui permet le passage de l’affect à l’acte dans une situation vécue dans l’instant. Pour Ey, le dénominateur commun des différents agirs est l’antisociabilité et l’impulsivité. Celle-ci « paraît résulter de la conjonction en un seul mouvement de deux forces habituellement séparées : la demande instinctuelle et l’agressivité qui résulte de sa frustration » (Ey, 1960).
Le théâtralisme de ces sujets signe une véritable « maladie de la rencontre » (Hochmann, 1976; 1980), où la manifestation comportementale, parfois hystériforme, devient seule arme et monnaie d’échange. Certaines manifestations d’allure névrotiques peuvent induire en erreur l’observateur peu averti et teinter les relations interpersonnelles, allant de l’irritabilité à la séduction en passant par la manipulation, pour aboutir à une véritable « toxicomanie d’objet » (Debray, 1981). Celle-ci conduit à la falsification et à la mythomanie jusqu’à l’induction décrite par Eiguer (Eiguer, 1983) : le psychopathe provoque les actes, les réactions, parfois, au contraire, il les inhibe et fonctionne comme un « magnétiseur abusif ».
Certains agirs ou « recours à l’acte » (Balier, 1996) témoignent aussi de la proximité du délire, d’une émotion qui s’expulse à travers des mécanismes psychotiques et indique combien la violence met le sujet au risque du morcellement. Pour Zagury (Zagury, 1995), la question d’une psychose sans délire reste toujours posée. Il évoque ainsi les notions d’héboïdophrénies à impulsivité maligne, de certaines formes d’entrées dans la schizophrénie, voire la question des délires en actes. L’émergence d’un comportement psychopathique comme tentative d’endiguement de l’angoisse psychotique est un phénomène bien connu chez ces patients qui se présentent comme porteurs d’un trouble grave de la personnalité lorsqu’ils sont à l’hôpital ou psychotiques lorsqu’ils se trouvent en prison. Cette comorbidité particulière vient colorer la maladie psychique, compliquer la prise en charge et susciter l’effroi de ceux qui se trouvent confrontés tantôt à la crise psychotique tantôt à la froideur et au clivage (Zagury, 1997 ; Diatkine, 1983).
Le passage à l’acte violent peut, dans cette perspective du voisinage de la psychose, être compris comme perception soudaine d’un vide intérieur effroyable, recherche de maîtrise explosive des limites, refus de l’insupportable, de l’incomplétude narcissique (Balier, 2005). Le sujet bascule brutalement pour fuir ce qui pourrait rappeler un vécu abandonnique et mortifère et donc bannir toute émotion qui pourrait faire lien avec ce passage à l’acte en raison de la frayeur qu’elle réveillerait.
Destructivité
Elle vise à détruire, presque au sens propre, les pensées de l’autre, sa capacité à penser et à exister dans son humanité et s’illustre, pour certains (Bayle, 2003) par la référence à la violence des camps de concentration et contraint celui qui en est victime à la démentalisation, incapacité d’exister autrement que dans l’acte de survie, et impossibilité de vivre dans la pensée et le questionnement.
Agressivité prédatrice, agressivité affective
Pour R. Meloy (Meloy, 2000) la violence prédatrice de certains sujets repose sur des mécanismes de sensations/perceptions. Le processus psychopathique se perpétue par l’incapacité à surmonter un état de déplaisir, à refouler un affect déplaisant et ce qui conduit le sujet à un vécu de colère diffuse car il ne peut se référer, en raison de la pauvreté de ses identifications, à des expériences apaisantes et, donc, à l’empathie. Ainsi, le sujet peut osciller entre une agressivité affective qui met en jeu une émotion indicible par sa proximité avec la crainte de l’envahissement psychotique et une agressivité prédatrice, apparemment dénuée d’émotion. Ces patients, du fait de leur dysfonctionnement affectif sont dans l’incapacité à comprendre la portée émotionnelle des mots et sont dans la confusion au sujet de la nature et de la qualité de leurs propres émotions. Il s’ensuit une incapacité à vivre des émotions qui supposeraient de prendre en compte « les autres personnes dans leur caractère entier et chargé de sens. La vie émotionnelle du patient est dominée par des sentiments de rage, de sensibilité extrême à la honte ou à l’humiliation, d’envie… » (Meloy, 2001).
Pauvreté fantasmatique
Cette destructivité s’accompagne chez ces sujets, en miroir, d’une singulière incapacité à penser, à mentaliser, à construire une vie intérieure. La carence de mentalisation est bien sûr un des obstacles principaux à la mise en place d’un travail psychothérapique puisque l’essence même d’un tel travail est de relier des émotions à des mots et des images pour apprivoiser les souffrances enfouies et donner un sens à des conflits évacués, déniés.
Seules traces d’une vie psychique enfouie laissant espérer un dépassement de la sidération psychique signant la défaillance de l’imaginaire de ces patients, les cauchemars peuvent survenir, notamment à la faveur d’une incarcération, et témoignent d’une vie fantasmatique primitive où la frontière est parfois difficile à tracer entre rêve et agir crépusculaire (Balier, 1988).
La trace du traumatisme et des faillites parentales
L’histoire du sujet psychopathe est à lire dans la conjonction entre une histoire traumatique et une relation profondément perturbée aux figures parentales, au-delà des violences subies. Entre traumatismes réels, sexuels ou d’autres natures, et traumatismes par défaut d’une présence bienveillante, la destinée de ces personnalités s’inscrit d’emblée dans la rupture, les carences (Flavigny, 1977) et les faillites de l’environnement familial et affectif (Bowlby, 1962). Winnicott indique que ces traumatismes infantiles s’inscrivent dans la discontinuité de la fonction de maintenance des soins maternels qui porte atteinte au sentiment de « continuité d’existence ».
Ce qui caractérise le noyau psychopathique est de l’ordre de « l’empreinte en creux » (Flavigny, 1977) ou de la recherche du « paradis perdu » (Hochmann, 1980). Intriquées aux dimensions traumatiques, les déficiences maternelles vont entraver l’élaboration de l’agressivité et entraîner la mise en place d’un faux self défensif de complaisance face à un désir maternel intrusif. Le devenir des pulsions agressives qui vont se diriger vers des objets extérieurs signe l’échec de l’élaboration de la « tendance antisociale » (Winnicott, 1994). Malgré l’accès à l’individuation, l’enfant, futur psychopathe sera confronté à une faille fondamentale dans le développement de son narcissisme primaire ce qui le conduira à la recherche répétitive d’une réparation par l’environnement. Il devient ainsi incapable de maîtriser les excitations qui surgissent des situations nouvelles.
Le père, lorsqu’il est présent dans l’histoire du sujet, n’est pas en mesure d’assumer une fonction protectrice et organisatrice ni à même de donner appui à des identifications œdipiennes positives (Misès, 1980). Celui-ci, par son absence ou sa violence n’a pu l’aider dans une acceptation de la castration qui serait autre chose qu’une destruction, « les coups du père viennent à la place des interdits qu’il aurait bien du mal à incarner » (Hellbrunn, 1982). Le psychopathe semble toujours dans la recherche de la récupération de la force destructrice d’un père auquel il n’a pu s’identifier, ce qui l’oblige à constamment réaffirmer une position narcissique phallique pour éviter la frayeur et le danger que constitue une position passive impossible à assumer car synonyme du désaveu que le père a connu dans sa relation de couple.
Plus directement en relation avec l’expérience traumatique, C. Bonnet (Bonnet, 1999) évoque le mécanisme « d’ennoyautage » qui autorise la projection de l’agressivité dans des ruptures et des somatisations et le syndrome d’intrusion qui conduit au sentiment de sortie du corps utilisé comme mécanisme de survie. Ces observations posent la question de la perpétuation du clivage fonctionnel instauré après un tel vécu psychique qui devient un véritable mode d’être dans un enkystement insurmontable.
Il persiste toujours une faille fondamentale dans le développement du narcissisme primaire, carence dans l’estime de soi qui conduit à la recherche répétitive d’une réparation par l’environnement. Incapables de maîtriser les excitations qui jaillissent des situations nouvelles, ces sujets mettent leurs proches, leurs thérapeutes ou éducateurs, en demeure de faire « la preuve par l’épreuve » (Lamothe, 1989) : « Les deux parents sont de toute façon défaillants dans leur fonction de pare-excitation, nécessaire pour la genèse de l’appareil légal intrapsychique, mais aussi nécessaire tout simplement pour que l’enfant ne soit pas confronté constamment au traumatisme psychique, c’est-à-dire à des ébranlements qu’il n’aurait pas moyen de métaboliser ».
Les expériences psychiquement indigérables sont très diverses (Williams, 1984). Ce qui ne peut être digéré psychiquement continue sous forme d’identification à l’objet perdu mais auquel on n’a pas renoncé dans un véritable deuil pathologique. C’est par cette voie que l’expérience non digérable conduit à l’identification à l’agresseur. Hellbrunn (Hellbrunn, 1982) souligne que ce qui subsiste du traumatisme reste une chose informe psychiquement « non forclos ni refoulé pour cause de non-inscription dans le symbolique », ce qui fait finalement que dans l’acte violent n’importe quel interlocuteur fera l’affaire pour peu qu’il se situe au point d’impact de la reviviscence traumatique.