38: Passage à l’acte


Passage à l’acte



Clinique de l’acte



Dans la lignée de la pensée freudienne, les contributions à une clinique de l’acte sont nombreuses et ont été renouvelées grâce à la prise en charge psychologique des auteurs de violence sexuelle notamment. Nous ne saurions les envisager toutes car le champ de la criminalité est étendu et les conceptualisations diverses. Un simple examen des termes utilisés suffit à montrer la richesse de nos élaborations : passage à l’acte, en acte ou par l’acte; acting in et acting out, symptôme out; mise en acte; recours à l’acte. L’acte fait penser, nous fait penser mais une revue de la littérature témoigne aussi de l’importance d’une synthèse des travaux de recherche (Raoult, 2008). À leur lecture, il est clair que la visibilité de l’acte ne traduit pas sa fonction psychique. Il ressort aussi que les rapports entre l’acte et l’élaboration de la représentation et de l’affect forment un point de complexité qui mérite réflexion.


La clinique de l’acte criminel cherche à rendre compte de ce qu’a pu être l’expérience du sujet avant, pendant et après la commission de l’acte, qu’il s’agisse d’un meurtre, de coups et blessures, de viol ou de tout autre délit tenu pour un crime au sens du droit. Or, parler d’expérience subjective suppose d’examiner comment « l’expérience » est traduite en termes psychiques, représentatifs notamment et quelle part y prend la « subjectivation ». Car, le sujet de cette expérience affective et inconsciente peut s’en saisir, s’y reconnaître et se l’approprier ou l’ignorer à l’inverse. C’est donc aux rapports entre l’acte et la pensée, dans la perpective de la subjectivation, que nous allons prêter attention. L’on sait que l’acte peut résulter d’une volonté délibérée de le commettre. Il peut reposer sur le déploiement d’une action organisée par les processus secondaires et mobilisant le jugement comme chez le criminel narcissique. Est-ce pour autant que le crime échappe aux logiques inconscientes du sujet ? Il peut aussi se manifester comme décharge massive de la violence et témoigner d’un dé-saisissement du sujet lui-même qui ne sait dire ce qui l’a conduit au crime autrement que par un : « C’était plus fort que moi ! ». À la relecture des théorisations freudiennes de la pulsion et de l’agieren, l’acte criminel nous apparaîtra être un agir inconscient, en rapport avec des représentations d’époques différentes mais aussi avec des affects face auxquels des défenses se mettent en branle, des plus élaborées aux plus radicales.


Mais l’acte est à entendre aussi au sens théâtral du terme. Il est l’acte d’une scène psychique qui est mise au-dehors grâce à la décharge pulsionnelle chez certains. Chez d’autres sujets, souvent psychotiques mais aussi dans la perversité (Balier, 1996 et 2005), il est l’acte d’un acteur qui s’échappe à lui-même pour agir, tel un automate, sa pulsion de mort dans la plus grande destructivité. Nous chercherons, en conséquence, à rendre compte de l’acte criminel en tant que solution subjective. Pour ce faire, nous retiendrons deux axes d’analyse : l’actualisation pulsionnelle d’une part, les effets du conflit psychique sur la subjectivation d’autre part.



Les élaborations freudiennes


Freud a établi, au fil de son œuvre, une série d’équations d’une part entre acte et pensée, d’autre part entre acte et langage. Acte de penser, acte de parole sont les agir mêmes auxquels le psychanalyste prête son écoute, son acte d’écouter. Si l’action, et donc l’éveil du sensorimoteur, semble impliquée dans tout acte, comment juger des relations entre ces différentes activités : dire, agir, penser au regard de la question de la décharge pulsionnelle.



L’action spécifique


L’on trouve, dès L’Esquisse (1895), les bases d’une distinction entre l’acte et l’action face aux exigences pulsionnelles. La fiction théorique de Freud part du besoin et du somatique, mais elle offre déjà une explication de la transformation de la pulsion sexuelle somatique en un élément d’ordre psychique. Les principes de régulation de l’appareil psychique sont alors l’inertie et la constance. Il nous présente comment le nouveau-né va progressivement rencontrer une part de réalité grâce aux « actions adéquates « de l’adulte qui va l’aider à supporter la charge pulsionnelle. L’action spécifique de l’autre sous toutes les nuances où elle peut se présenter : bercer, chanter, porter, nourrir, etc., va permettre à l’enfant de réaliser à terme une action spécifique pour son propre compte. En effet, par ses réponses adaptées aux besoins de l’enfant, l’adulte lui propose deux voies majeures pour transformer la décharge et permettre l’obtention du plaisir : la pensée et l’action. Ainsi, nous le voyons, la première manière d’élaborer la pulsion est de réaliser une action spécifique ou adéquate. Celle-ci combine l’action, la représentation et le rôle de l’objet et elle forme donc l’ensemble du processus nécessaire à la résolution de la tension interne créée par le besoin. Toutefois, « elle porte en germe toute la complexité qui se fera jour peu à peu quant aux problématiques de l’acte, en même temps que les contradictions qui en rendront l’élucidation théorique si « difficile » (Perron-Borelli, 2006). Une bonne part de la difficulté théorique évoquée par M. Perron-Borelli réside en l’élucidation de ce destin pulsionnel qu’est la liquidation de la décharge. En effet, lorsque la possibilité de fantasmer l’action satisfaisante est barrée, par exemple sucer son pouce en hallucinant l’objet, ne resterait que la décharge pulsionnelle. En ce sens, la décharge témoigne d’un triple échec : accéder au plaisir, à la représentation liée à l’affect, enfin à l’action calmante.


Toute pulsion peut déboucher sur une action qui conjugue principe de plaisir et de réalité : boire, manger mais aussi penser, écrire ou discourir sont à cet égard des actions spécifiques. Dans la perspective freudienne, la parole est ainsi un acte, de par l’adresse à un autre qui la constitue en tant que telle dans l’écoute psychanalytique. La pensée est aussi un acte mental qui relie la représentation à l’affect et des représentations de niveaux différents entre elles. Au cours de la différenciation des fonctions psychiques chez l’enfant, cette pensée se fera pensée anticipatrice et organisatrice de l’action en appui sur les processus secondaires. L’on pense aujourd’hui que les défaillances répétées dans l’adaptation maternelle aux besoins de l’enfant ne peuvent qu’entraver l’instauration de la voie économique que constitue la pensée d’ordre fantasmatique. En conséquence, l’acte criminel comporterait une force d’actualisation qui le distinguerait de l’action spécifique. Voyons ce qu’il en est du devenir de l’aspect disruptif, spécifique à l’acte, que constitue la décharge dans les premières élaborations freudiennes.



L’agieren ou mise en acte de l’inconscient


À l’origine, l’agieren, qui est un mot rare en allemand pour désigner l’action ou l’agir, est employé par Freud en un sens transitif car il s’agit de mettre en acte des pulsions afin d’obtenir une satisfaction immédiate. Ce terme est introduit en 1914, en lien direct avec la cure, puisque l’agieren va désigner la répétition du refoulé dans le transfert. « L’analysé ne se remémore absolument rien de ce qui est oublié ou refoulé, mais l’agit. Il ne le produit pas sous forme de souvenir mais sous forme d’acte, il le répète, naturellement sans savoir qu’il le répète » (Freud, 1914). En ce sens, l’acte s’oppose au souvenir mais reste absolument lié à lui. Cette contrainte de répétition est à interroger en rapport avec le transfert. Le transfert devient lui-même « un fragment de répétition », donc la répétition dans l’actuel d’un passé oublié (Freud, 1914). Avant de théoriser l’agieren de la sorte, Freud a découvert d’autres faits cliniques qui témoignent tous du fait que l’acte est la traduction d’une pensée interdite, pensée prise dans un conflit psychique. Le premier fait clinique (1904) est celui de l’acte manqué qui permet la décharge de la motion pulsionnelle dans et par l’acte même. Cet acte apparemment fortuit s’avère motivé et déterminé par des motifs inconscients. Il constitue donc une formation de compromis entre l’intention consciente du sujet et le refoulé. Le second fait (1907) est celui des actions compulsionnelles ou actions de contrainte, soit ces actions qu’un sujet se sent poussé à accomplir de façon incoercible. Elles se présentent comme des « formalités complètement dénuées de signification ». Au regard de la conscience de culpabilité qu’éprouve alors l’obsessionnel, l’on peut penser au refoulement d’une motion pulsionnelle. Sous l’effet de la compulsion de répétition, l’acte équivaut alors à une défense contre l’angoisse suscitée par le fantasme refoulé, le désir de mort du père notamment. Avec la seconde topique, l’automatisme de répétition propre aux pulsions du ça rendra compte à la fois de la force incoercible et de la contrainte à répéter des expériences déplaisantes et traumatiques (Assoun, 1994).



L’acting out


Le troisième fait clinique est l’acting out. Normalement lié aux effets d’interprétation de l’analyste, l’acting out, traduction anglaise de l’agieren freudien, constitue selon S. de Mijolla : « l’expression et la décharge d’un matériel analytique conflictuel par le biais d’un acte ou d’une verbalisation ». Bien entendu, Freud n’a pas utilisé ce terme d’acting out. Il n’a pas distingué non plus dans l’agieren ce qui passe par l’acte sous transfert et le transfert lui-même (1938). Une de nos difficultés d’élaboration théorique de l’acte provient de là. Nous recourons donc à la traduction proposée par Laplanche et Pontalis pour le terme agieren : « mise en acte ».


Les lectures de l’acting out sont assez diverses depuis Freud et dépendent des élaborations du transfert par les spécialistes mais aussi de celles de l’action et de l’actualisation. Nous en verrons l’importance plus avant. Nous retiendrons que la conjonction « out » témoigne d’une extériorisation et d’une impulsivité. Quelque chose d’insu passe dans l’acte. Or cet acte, tel celui du patient d’Ernst Kris analysé par Lacan (Lacan, 1962–1963) qui se précipite dans un restaurant pour manger des cervelles fraîches, dès la séance finie, aurait une fonction de défense face à l’angoisse. Nous retiendrons que l’acting out traduit la difficulté du sujet à élaborer le conflit angoissant qui met en scène son désir inconscient. La subjectivation y apparaît empêchée et l’acting vient comme une solution pour éviter l’angoisse. Ainsi, le sujet agit en place de dire ou de penser et montre par son acte, le conflit psychique dans lequel il est pris. Il s’agit donc d’une conduite située du côté du symptôme, comme un donné à voir (monstration), à entendre (acte-parole), à déchiffrer (demande de sens). Ainsi, la jeune homosexuelle de Freud, par son affichage en public d’une relation avec une femme plus âgée qu’elle, aux alentours du lieu de travail de son père, montre à celui-ci le conflit œdipien impossible à résoudre dans lequel elle est prise. L’on peut comprendre cette mise en acte, élaborée telle un symptôme, comme un déplacement de la scène psychique sur la scène de la réalité. À la différence du symptôme toutefois, l’acting out témoigne d’une adresse et d’une attente de reconnaissance du désir inconscient, alors que le symptôme permet quant à lui de maintenir l’empêchement du désir. Dans ce cas, comme dans toute formation de l’inconscient, le rôle du fantasme est essentiel puisque l’acting out en produit une actualisation à laquelle l’Autre assiste. Le sujet monte sur la scène comme le patient d’Ernst Kris dont le fantasme était de faire du plagiat : « Je n’ai que peu d’idées originales, je prends celles des autres ». Pour autant ces actes sont sans gravité, et peuvent passer pour ordinaires s’ils n’étaient pris dans le transfert. Les nombreuses recherches sur les agir à l’adolescence permettent de penser que l’acting out est concerné dans certains actes impulsifs de la vie ordinaire mais aussi d’actes déviants. Il reposerait sur le fait qu’un transfert sauvage puisse être en jeu lorsqu’il se déroule en dehors de tout travail analytique (Lacan, 1962–1963).


La mise en acte du type acting out a souvent été interprétée comme « passage à l’acte ». Or, un point d’appui essentiel pour différencier l’agieren du passage à l’acte est linguistique. Mettre en acte est transitif et appelle un complément d’objet que sont, en l’occurrence, les représentants de la pulsion au niveau psychique. Tandis que le mouvement (passage) qui fait franchir les limites de l’interne vers l’externe, et décharger la force pulsionnelle, relèverait plutôt du passage direct de la motion pulsionnelle dans l’acte. Comment est-ce envisageable ? Nous analyserons ces aspects à partir des approches contemporaines de l’acte.



La représentation est acte



La représentation d’action


Partons de l’énaction contenue dans le fantasme pour comprendre la décharge, non pas dans une opposition à l’agir mais dans une continuité avec celui-ci. Nous avons vu que la pulsion s’élabore au travers des représentations d’actions que sont les fantasmes. La représentation d’action fournit la matrice du travail psychique de liaison d’une représentation et d’un affect (Roussillon, 2007). Si elle est à la base de tout fantasme (Laplanche, Pontalis, 1985), on la retrouve dans sa dimension énactive dans l’action elle-même. Cela fait dire à D. Wïdlocher ou à R. Roussillon (Roussillon, 2007) qu’il n’y a pas de représentation qui ne soit énactive. Toute la question reste de distinguer l’action en ce qu’elle a de spécifique pour apporter la calmance et l’acte dont la modalité transgressive est au premier plan. En effet, il semble qu’à partir du modèle de l’Esquisse la dimension de la décharge ait primée dans l’esprit des analystes sur celle de la représentation d’action. Pourtant, toute la première topique situe la pulsion comme la mesure du travail imposée au psychisme du fait de sa liaison au corporel. À partir de cet agir qu’est la décharge, certains psychanalystes ont donc conçu une opposition entre acte et pensée, que résume ainsi V. Moulin (Moulin, 2010) : « Traditionnellement, sur le plan clinique, l’acte en tant qu’agir comportemental est opposé à la pensée, considérée comme processus de traitement psychique de l’excitation qui, en suspendant la décharge, autorise une élaboration des pulsions et un travail de liaison des représentations et affects ». L’ensemble du panorama freudien sur l’acte que nous venons de présenter suggère plutôt que la mise en acte est la traduction actée d’un contenu inconscient associé à l’angoisse.



L’actance pulsionnelle


Y aurait-il des actes criminels qui échappent au psychisme, qui soient pure décharge, où rien de la pulsion ni de la douleur ne passe par le psychisme ? De fait, entre les deux théorisations que sont la représentation d’action et l’agieren (1914), il y a chez Freud l’apparition de la seconde topique qui accorde à la pulsion même d’être « actante ». En effet, les motions pulsionnelles du ça, outre leur caractère de mobilité, ont une forte capacité de décharge et sont responsables de l’activité. Même si la représentation n’y est plus mentionnée, la pensée y apparaît toujours comme une action intérieure dont le rôle dans l’obtention de la satisfaction est majeur (Freud, 1938). Avec R. Roussillon, nous soutenons l’idée qu’il ne saurait y avoir de pur saut du somatique dans le réel de l’acte sans un minimum de « représentance » ou de représentaction (Roussillon, 2007). Afin de rendre compte des capacités actantes de l’activité psychique, Roussillon propose de garder la théorie de la représentation freudienne de la première topique en l’articulant à la seconde topique. Ce modèle « repose sur l’idée que la pulsion se « produit » sur la scène psychique, comme on dit d’un acteur qu’il se « produit sur scène (cela s’appelle aussi une réalisation), c’est-à-dire qu’elle est force d’actualisation » (Roussillon, 2007). Il propose de concevoir cette actualisation comme un processus qui à la fois rend effectif et réel quelque chose, l’inscrit dans le présent et l’adapte au présent. Quoi qu’il se passe pour le sujet, la matière première est psychique. Cela suppose que les entraves de certains processus de liaison symbolique, tels qu’ils se manifestent dans les cliniques de la psychose et des états dits limites, doivent être expliquées à partir de mécanismes psychiques, quand bien même ils sont très archaïques.


L’actualisation pulsionnelle dans l’acte, que le terme d’agieren va traduire, ne signifie donc pas qu’il n’y ait aucun travail psychique – même si le travail d’élaboration semble absent –, mais qu’il y a une urgence à extérioriser pour « liquider » la poussée incoercible. L’on sait que parfois un délai est requis avant la satisfaction par l’acte (les préparatifs du crime ou de l’agression), parfois même certains agresseurs en série sont susceptibles de renoncer temporairement à leur acte compte tenu du contexte (Crocq, Bessoles, 2013). L’acte ne signifie donc pas qu’il y ait perte totale du rapport à la réalité sociale. Il traduit avant tout le réveil d’un agir inconscient, autrement dit d’une représentation d’action. Il remplit diverses fonctions rencontrées précédemment : mode de défense face au conflit psychique, résolution de l’angoisse, entrave à l’élaboration psychique et enfin compulsion à répéter propre à la pulsion de mort.



Le sujet et l’actualisation pulsionnelle


En termes représentatifs, il est utile de distinguer d’emblée les niveaux de représentance qui peuvent s’actualiser : l’originaire (préreprésentation de l’ordre du pictogramme par exemple qui s’actualise sous forme hallucinatoire), le primaire (le fantasme inconscient) et le secondaire (la fantaisie préconsciente élaborée). La qualité des liaisons symboliques entre les niveaux de représentation que sont la trace hallucinée, la représentation chose et la représentation mot, pour le dire simplement, est essentielle à apprécier. Il en est de même des possibilités de liaison symbolique entre les représentations primaires et secondaires par les processus dits tertiaires. La fonction d’organisateur psychique des fantasmes originaires semble en outre pouvoir guider la compréhension du clinicien. En effet, nous savons que certains scénarios d’allure fantasmatique comme chez les violeurs en série (Crocq, Bessoles, 2013) n’ont pas de fonction de contenance et n’organisent pas ou mal le rapport du sujet à la sexuation, à l’origine, à la vie et à la mort. C’est donc l’ensemble des mouvements psychiques de résurgence représentative et signifiante, de liaison et d’actualisation dans la représentation d’action que la clinique de l’acte aborde en principe.


Mais revenons à la place de l’affect dans le procès de l’actualisation de la pulsion sur la scène psychique. L’affect est au sens strict ce qui ébranle l’être même du sujet et donc ce qui affecte la psyché qui doit pouvoir accepter d’être ainsi éprouvée. L’affect a deux faces selon Roussillon, l’une qui correspond à l’éprouvé : l’affect-passion, l’autre qui est celle de l’affect-signal tel que Freud le présente (Freud, 1938). Autrement dit lorsque l’angoisse surgit, le sujet éprouve l’affect et capte en lui un signal de danger. Freud décrit comment, sous l’ébranlement de la motion pulsionnelle, le sujet se figure la pulsion et éprouve par la pensée le conflit entre plaisir et danger, notamment à l’égard de l’instance interdictrice mais plus largement à l’égard du risque de perte d’amour que la pulsion agressive et libidinale suscite. Le sujet est alors en mesure de subjectiver la pulsion et le conflit qu’elle suscite. Il la reconnaît alors comme sa propre expérience subjective, ce qui lui permet de mettre en œuvre son système de défense. En somme, l’actualisation pulsionnelle peut engendrer tous les destins en termes de représentance et d’affect : liaison de l’affect et de la représentation dans le meilleur des cas, dissociation des deux ou expulsion de ceux-ci. Nous retirons de nos lectures de Freud et de Lacan, l’idée que trois possibilités s’offrent au sujet face à l’affect d’angoisse lié au conflit psychique :




Mise en acte et passage à l’acte


Envisageons maintenant les actes que l’on réfère à la psychopathie, à la perversion, à la perversité et à la psychose sous ces deux aspects : l’actualisation pulsionnelle et la position subjective face au conflit et à la montée de l’angoisse. Pour plus de clarté, nous retiendrons surtout les apports de C. Balier (Balier, 1996 ; Balier, 2005) dans le champ criminologique.



Mise en acte et inhibition de la subjectivation


Dans la psychopathie, les processus de pensée sont envisagés sous l’angle d’une défectologie que la notion de « pensée opératoire » a particulièrement bien traduite. Or, C. Balier, dans son étude du passage à l’acte, a cherché à se démarquer de cette approche en soulignant deux aspects : l’épaisseur des processus psychiques, notamment avec la notion centrale de phobie dans ces organisations limites au sens de Green – et la précarité existentielle qui peut apparaître derrière le faux-self d’allure caractérielle. Il a constaté que la verbalisation des éprouvés psychiques et corporels face au thérapeute était impossible pour ces sujets et que le cadre thérapeutique les confrontait alors à leur vide intérieur. Il s’est aperçu aussi que les nuits suivantes les sujets se trouvaient aux prises avec des cauchemars où certaines figures ou actes monstrueux se produisaient. Essayons de comprendre ce vide en situation clinique d’où on a tiré l’idée d’une indigence fantasmatique et celle d’un défaut de la liaison élaborative, trouble autrement nommé « alexithymie ». Ce vide traduit en effet l’expulsion de l’affect, l’absence de coloration affective des mots et partant des représentations d’action que nous avons étudiées. Nous pouvons penser avec J. MacDougall « que le patient, ayant évacué du conscient une dimension douloureuse de sa propre réalité psychique, évoque en nous et par nous ses sentiments déniés de détresse, de désespoir et de paralysie interne » (MacDougall, 1982). Ainsi, l’état de vide et de mort psychique devra s’installer pour prévenir le danger d’abandon, souligne-t-elle. L’enjeu est bien que l’expérience émotive, ressentie comme menaçante pour l’intégrité du sujet, soit définitivement écartée. Ce vide correspondrait à un retranchement du Soi précoce, au sens de D. W. Winnicott, face aux excitations externes. Le défaut de pare-excitation dans le lien intersubjectif en est l’explication courante. En se coupant de l’affect, le sujet maintient le déni des représentations choses les plus originaires où il est aux prises avec un objet maternel mal différencié qui le menace d’abandon, ou de confusion (Balier, 2003). Penser et éprouver est dangereux (MacDougall, 1982) car les éprouvés traumatiques de perte ainsi que la détresse infantile ne doivent pas être reconnus. L’enjeu est bien d’inhiber la subjectivation de la représentaction et celle de l’affect de haine pour l’objet et pour le Soi (P. L. Assoun). La solution subjective consiste alors habituellement à expulser sur l’autre, sur le mode de l’identification à l’agresseur ou de l’identification projective, la charge affective et représentative que réveille la pulsion. Nous faisons donc l’hypothèse que la fonction d’autoréflexion du sujet sur lui-même est inhibée au moment de ces mises en acte (Roussillon, 2007). Car, il serait intolérable que ses imagos et ses scénarios destructeurs tout comme son affect puissent devenir une réalité subjectivée. Pour autant, nous sommes bien dans le cadre d’une continuité du fantasme et de l’acte (Balier, 2003). L’inhibition de la subjectivation nous semble exprimer ce que dit Balier (Balier, 2003) d’un sujet qui « s’efface » en tant qu’acteur de sa vie psychique pour devenir l’agent de l’excitation. Selon Roussillon, le sujet ne peut subjectiver, en ces cas, qu’au moyen de ce processus paradoxal de décharge, l’acte lui offrant la possibilité d’une reconnaissance postérieure des fantasmes à l’œuvre. C. Balier y insiste dans tout son œuvre : ce sont à des moments précoces de la vie psychique et relationnelle qu’il faut revenir pour comprendre ce que les agir violents répètent compulsivement : un meurtre de la mère et par la mère.



La mise en acte dans la perversion


Dans la perversion, au sens de C. Balier (Balier, 1996; Balier, 2003), il est plus aisé de souligner la continuité entre le fantasme et l’acte. En effet, le sujet y est le metteur en scène d’un scénario où il peut jouer et se représenter, même inconsciemment. Par l’emprise sur l’objet qu’il exerce au plan fantasmatique et réel, il parvient à annuler sa peur et à renforcer sa mégalomanie narcissique fantasmatique. Protégé par une formation fétichiste centrale, le sujet pédophile ou exhibitionniste peut prêter à sa victime les mêmes sentiments et désirs que les siens, dans une relation de type spéculaire comme le note C. Balier. Ce destin particulier de l’affect : annuler les différences entre les images de la victime et de l’auteur, pourrait témoigner d’un trouble perceptif que C. Balier retrouve de façon plus marquée dans la perversité. Il traduit a minima l’absence de désir et le fait que le sujet est hors du désir de l’Autre à notre avis. Nous entendons par « Autre » la part inconsciente de l’autre semblable en soi. En effet, le danger majeur dans la perversion et la psychopathie est la passivité du sujet, au sens où il pourrait être l’objet de l’Autre. Un objet laissé à l’abandon, qui d’une certaine façon a déjà éprouvé cet abandon face à l’actualisation pulsionnelle, dans un espace potentiel inapte à l’émergence d’un Soi et d’un objet trouvé-créé (MacDougall, 1932). De fait, tout l’enjeu relationnel et psychique est de tenir l’autre semblable, par l’identification projective notamment, pour mieux se tenir soi-même face au risque de la rencontre psychotisante de cet Autre en soi qui est dénié (MacDougall, 1932; Grihom, Grollier, 2012).


Même si les actes, en rapport avec ces deux organisations, sont nommés « passage à l’acte » par C. Balier, ils se situent, avec des procédés défensifs différents, dans le prolongement de la représentaction et forment des mises en acte d’un agir inconscient fait d’éléments d’ordre originaire et primaire. Ces éléments auraient dû ou pu être travaillés et contenus au-dedans de la psyché (Grigom, Grollier, 2012), mais ils s’actualisent dans l’acte car le sujet doit s’absenter, se retrancher face à la pulsion en court-circuitant son processus de subjectivation. Ce faisant, il évacue l’angoisse dans l’acte en lieu et place de la ressentir. Car, il est vital de ne pas reconnaître la séparation, la perte et la division. Ainsi, le risque de confrontation à un Autre menaçant est rejoué à l’extérieur, hors de toute scène psychique symbolisable. Il va de soi que par l’acte le sujet éprouve de la jouissance à vivre sans limites ses pulsions destructrices et sexuelles déliées. Jouissance à être répétitivement à son tour celui qui envahit, pénètre, déchire, etc.



Recours au passage à l’acte et désubjectivation


Entre la mise en acte et le passage à l’acte s’agit-il d’une différence de nature ou de degré du point de vue de la subjectivation ? L’agieren, sous les deux formes où nous l’avons exposé, ne suffit pas à rendre compte de la spécificité de certains crimes, longuement décrits et analysés dans la littérature. L’on songe aux crimes de P. Rivière, à ceux des sœurs Papin, ou encore à celui de R. Succo ou de l’Aimée de Lacan. Qu’il s’agisse de meurtres familiaux ou d’actes sexuels violents, il y a un acharnement sur la victime, même après sa mort, qui peut aller jusqu’à la complète annulation du corps. Nous proposons de mettre, en regard l’une de l’autre, l’approche du passage à l’acte suivant Lacan et celle du « recours à l’acte » suivant C. Balier. « Le moment du passage à l’acte est celui du plus grand embarras du sujet, avec l’addition comportementale de l’émotion comme désordre du mouvement. C’est alors que, de là où il est – à savoir du lieu de la scène où, comme sujet fondamentalement historisé, seulement il peut se maintenir dans son statut de sujet –, il se précipite et bascule hors de la scène. Ceci est la structure même du passage à l’acte » (Lacan, 1962). Nous voyons ici la description d’une épreuve de désubjectivation foncière avec perte des coordonnées subjectives face à ce qui vient de se produire pour le sujet, souvent un événement anodin (une parole, un regard, une intonation, etc.) qui télescope un élément inconscient. Lorsque C. Balier décrit le recours à l’acte dans la perversité, il repère des éléments semblables. « Le sujet n’est ni auteur ni acteur du scénario, mais seulement un rouage, un mécanisme (…) réduit à n’être que l’instrument d’une scène qui se passe ailleurs » (Balier, 2005). La question est bien celle d’une sortie de la scène, d’un « out « du sujet lui-même face à la rencontre d’un événement extérieur qui devient, dans le temps précritique, un déclencheur de l’acte. Soudain, de manière immotivée, selon une logique folle et brutalement, ça agit et ça parle sans qu’il n’y ait plus de sujet de l’énonciation. Conjonction d’une angoisse majeure et d’un moment hallucinatoire où s’actualisent dans le réel des fragments d’imagos, selon C. Balier, des objets partiels selon d’autres, un sujet réduit à n’être plus que l’objet de la jouissance de l’Autre selon Lacan. Au sens strict, le sujet vit soudain une véritable collusion avec le réel, autrement dit avec ce qui n’a pas pu être symbolisé par lui pour avoir été forclos, jeté au dehors. Les éléments provenant du réel (la victime) n’ont dans ce cas plus le statut de signifiant. Il s’agit de traces actualisées par la pulsion sur le mode hallucinatoire et confondues avec la perception. Or, comme le remarque Lacan (Lacan, 1962), lorsque le signifiant (ou la représentation) disparaît pour ne laisser place qu’à des traces d’expériences, le sujet disparaît avec lui. Ainsi, le sujet ne peut plus assumer son statut de sujet face à l’Autre et aux autres, ni à fortiori se reconnaître dans cette expérience irréelle.


Balier et Ciavaldini dans leur reprise de Green font appel aux notions de désubjectivation et de désobjectalisation pour traduire l’échappée du sujet hors de la scène et le fait que la victime perd alors elle-même tout statut de sujet humain. La menace d’une véritable disparition dans une jouissance fusionnelle, sous la forme de l’engloutissement ou sous celle de l’expulsion, libère la violence première et avec elle les sentiments et fantasmes de toute-puissance. Ça parle sans le sujet, pourrait-on dire et les digues psychiques, souvent précaires dans ces cas de psychose et de perversité, explosent dans une exultation sauvage. Pour Lacan, la sortie de la scène par le suicide ou le meurtre comme chez les sœurs Papin, nous montre l’importance de l’objet a, cause du désir, objet partiel pris dans la demande et le désir de la mère. Le sujet réalise soudain qu’il est le rien de l’Autre. Il peut alors attaquer les organes sexuels et les déchirer comme si c’était la source même de la génération humaine qui devait disparaître. L’on retrouve des caractéristiques semblables chez C. Balier : annulation des différences, disparition d’une conflictualité insupportable de par son intensité, disparition du sentiment global d’existence, un état de la pulsion sans décorporation dont nous avons cherché à rendre compte avec l’actance pulsionnelle. De là à penser que le passage à l’acte est une solution de survie psychique il n’y a qu’un pas. L’on sait que passé ce temps de déréalisation, le sujet, revenu dans son histoire propre, peut rester longtemps assailli par le sens de son acte. Nous retiendrons que le sujet se fait pulsion, qu’il n’est plus que son acte, ce qui rejoint l’hypothèse de C. Balier d’une identification à la pulsion et celle de Roussillon de l’actance pulsionnelle. Il ne peut que recourir au passage à l’acte.



Conclusion


Notre propos était de situer l’acte criminel dans son rapport avec la pensée. Grâce à l’examen du conflit psychique et du processus de subjectivation, deux modalités principales de l’acte criminel nous sont apparues. L’une qui est « mise en acte » du fantasme ou de la représentation d’action. Dans la réalité clinique, des actes assez divers où la décharge est au premier plan, semblent alors situés dans la continuité de l’expérience subjective et donc du travail psychique. L’autre modalité d’acte témoigne quant à elle du basculement du sujet lui-même dans l’acte et pour ce motif, elle peut être nommée « passage à l’acte ». Dans ce cas, la pulsion s’actualise sur le mode hallucinatoire et ce sont des traces des éprouvés fusionnels et confondant qui viennent envahir le réel et déshumaniser la victime. À partir de cette grille de lecture, l’acting out peut être conçu comme une variante de la mise en acte, sur la scène psychique de la névrose, qui peut permettre de comprendre certains actes délictueux.


En dépit de leur dissemblance apparente, ces actes traduisent tous la mise en acte d’un agir inconscient et ils sont psychiques à cet égard. Les éclairer par la position du sujet, inhibé dans la décharge, empêché dans l’acting out et sorti de la scène dans le passage à l’acte, nous permet de repérer des régularités dans le fonctionnement psychique. Le problème n’est donc pas tant celui de l’expression de l’inconscient dans l’acte que celui des niveaux de représentation qui s’actualisent. En particulier, la représentance originaire brise la continuité fantasmatique, donc la pensée. Elle morcelle l’unité toujours illusoire que procure au sujet son nouage au fantasme. Ces distinctions dans la clinique de l’acte permettent également de concevoir que la mise en acte de type décharge et le passage à l’acte peuvent concerner les mêmes sujets selon les circonstances. Aussi l’acte doit-il toujours être interrogé à la lumière de la position subjective face au conflit. La position d’un sujet quant à son désir ou son vouloir n’est en rien intangible. L’inhibition, l’empêchement ou encore l’embarras qui traduisent des positions subjectives face au conflit et à l’angoisse peuvent se rencontrer en divers temps de la subjectivation pour chaque sujet criminel ou déviant. Il nous faut donc introduire des nuances, au cas par cas, car la structure psychique ne correspond pas nécessairement avec une forme précise de mise en acte, même si dans l’ensemble elle l’oriente.


Dans le cadre de ce travail de synthèse, destiné à l’origine à nos étudiants, nous avons omis une forme de crime courant : celui dont la passion est le mobile. L’on peut, sur la base de ce que nous comprenons de l’agieren du point de vue de la subjectivation, extrapoler et concevoir le meurtre passionnel comme une mise en acte d’un agir inconscient lorsque, dans un contexte donné, l’actualisation de la pulsion rencontre un sujet qui s’est désubjectivé pour se remettre dans les mains de l’objet de sa passion. En effet, la passion suscite tant la reviviscence d’une passion originaire pour le lien maternel que le risque d’être confondu dans l’autre (Grihom, Keller, 2010). Nous avons vu que hormis sur la scène de la névrose, celle de l’Interdit, le Je criminel joue sur une scène du transitoire et non du transitionnel (MacDougall, 1982) car, ni le Je ni l’Autre n’ont pu se construire dans une relation désirante. Quant au Je, acteur sur la scène de l’impossible, celle de la psychose, il convoque des acteurs trop peu symbolisés. Sur chacune de ces scènes, le réveil d’une passion nous semble susceptible de conduire au meurtre de l’Autre en soi. L’inconscient n’est-il pas criminel selon Freud ?



Références



Assoun, P.-L. La passion de répétition. Genèse et figures de la compulsion dans la métapsychologie freudienne. Revue Française de Psychanalyse. 1994; 2:335–357.


Balier, C. La violence en abîme. Essai de psychocriminologie. Paris: PUF; 2005.


Balier, C. Psychanalyse des comportements sexuels violents. Paris: PUF, 1996; 174.


Crocq, L., Bessoles, P. T 4, Récidive, réitération, répétition. Lien d’emprise et lois des séries. Champ Social: Nîmes; 2004.


Freud, S. Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, Leçon XXXII, Angoisse et vie pulsionnelle, Œuvres Complètes, XIX. Paris: PUF, 2004; 164–194. [1938, éd].


Freud, S. Remémoration, Répétition et Perlaboration, Œuvres complètes, XII. Paris: Puf, 2005; 185–196. [1914, éd. citation p. 190].


Grihom, M. J., Keller, P.-H. La passion : entre aliénation et création. la Revue Française de Psychanalyse. 2010; T LXXIV:1161–1175.


Grihom, M.-J., Grollier, M. Clinique des femmes victimes de violences conjugales. Rennes: PUR, à paraître; 2012.


Lacan, J. Le Séminaire livre X, L’angoisse, 1962–1963. Paris: Éd. Seuil; 2004.


Laplanche, J., Pontalis, J.-B. Fantasme originaire, fantasme des origines, origine du fantasme. Paris: Hachette; 1985.


MacDougall, J. Théâtres du Je. Paris: Gallimard, 1982; 210.


Moulin, V. Évaluation des dysrégulations narcissiques et objectales et potentialités d’élaboration mentale chez les auteurs d’infractions sexuelles et violentes. Psychologie clinique et projective. 2010/1; 16:51–76.


Perron-Borelli, M. Les représentations d’action. Revue Française de Psychanalyse. 2006/1; 27–44.


Raoult, P.-A. L’agir criminel adolescent. Grenoble: PUG; 2008.


Roussillon, R. La représentance et l’actualisation pulsionnelle. Revue Française de Psychanalyse. 2007/2; 71:339–357.



Psychopathologie de l’adolescence : Passages à l’acte et violences à l’adolescence



Saison des attentes, l’adolescence est un temps de vulnérabilité et de grande sensibilité. La définir revient toujours à se référer au négatif : ce n’est plus l’enfance et ce n’est pas encore l’âge adulte. Cette absence de statut social entre en résonance particulière avec les manques de réponses du politique et du social à l’égard des besoins urgents de poésie, d’images, de perspectives, de valeurs éthiques neuves et du droit plein à la parole et à la citoyenneté des adolescents. De nos jours, la période adolescente semble représenter une menace pour l’ordre social, voire moral, qu’il conviendrait de réduire et de contenir (projet de loi d’abaissement de l’âge de la responsabilité pénale et de l’incarcération des mineurs, proposition de couvre-feu pour les moins de 13 ans). Inquiétante étrangeté, imprévisibilité et impulsivité, souvent prêtées aux adolescents, participent à cette inquiétude des adultes. Dans ce contexte d’incompréhension, les passages à l’acte, l’agressivité et certaines violences sont confondus et donnent parfois une image négative des adolescents.


Se posent alors plusieurs questions : s’agit-il de problématiques psychologiques nouvelles ? De défaillances éducatives ? D’un « malaise dans la civilisation » (Freud, 1929) ? D’une « crise de l’autorité » (Arendt, 1972) ? D’une médiatisation excessive (Huerre, 1997) ? Des effets ordinaires d’un capitalisme ordinaire, voire d’un libéralisme effréné (Gauchet, 1985, 2002; Baudry, 2004) ? Du reflet d’une société où le délitement social et la souffrance des adultes sont parfois au premier plan (ex. : suicide dans certaines entreprises) ?



Définitions


Un retour aux définitions s’impose afin d’éviter tout amalgame. En effet, qu’il y ait une note d’agressivité dans un passage à l’acte; que la violence s’exprime sous forme de passage à l’acte ou que l’on retrouve fréquemment des passages à l’acte chez les délinquants, tout cela est classique. Mais ces passages à l’acte ne renvoient pas à des logiques et des mécanismes similaires, d’un point de vue psychique. Les registres cliniques sont différents.



• Passage à l’acte. Il s’agit communément d’un « court-circuit » de la pensée, de la vie mentale; une rupture avec un fonctionnement habituel (« J’ai disjoncté ! J’ai pété les plombs ! »). Un mode d’expression… Mais aveuglant. En effet, dans tout passage à l’acte (à fortiori les plus monstrueux, tel le meurtre), subsiste une part irréductible d’opacité. Le passage à l’acte se situe du côté de l’angoisse, sans pour autant être synonyme de pathologie psychiatrique. Il se révèle être une « panne de sens » et précipite le sujet dans une action plus ou moins impulsive. Le sujet bascule donc hors de la scène du monde, et ce n’est que dans l’après-coup qu’il peut en dire quelque chose. Considérer le passage à l’acte comme un court-circuit de la pensée doit nous inciter à redonner la parole à l’adolescent, à l’aider à en dire quelque chose qui lui soit propre.


• Impulsion. Elle répond à un besoin impérieux et très souvent irrésistible. Elle surgit brusquement chez certains sujets, échappant à leur contrôle et les poussant à des actes irraisonnés et souvent brutaux ou dangereux (coups, vols, fugues, accès boulimiques). C’est donc une décharge tensionnelle, clastique, non contrôlée par la réflexion. Elle peut être spontanée lorsqu’elle se traduit en dehors de toute cause extérieure; elle traduit alors une pulsion et conduit à l’assouvissement d’un besoin ou à la satisfaction d’un désir. Elle peut aussi être réflexe : en tant que réponse à une agression, sous la forme d’une riposte, disproportionnée dans sa rapidité et son intensité par rapport à l’excitation causale.


• Agressivité. Il existe une multiplicité de modèles théoriques (neurophysiologique, éthologique, psychanalytique…) et divers registres conceptuels pour définir la notion d’agressivité. L’agressivité renvoie au champ médical et psychologique, alors que la violence renvoie essentiellement aux champs sociologique et juridique. Les comportements agressifs chez l’enfant ne sont pas pathologiques en eux-mêmes; ils sont nécessaires au développement psychoaffectif. Grandir est, par nature, un acte agressif (Winnicott, 1971). Entre Eros et Thanatos, l’agressivité apparaît comme une tendance fondamentale de tout être humain. Elle ne se résume donc pas à une seule pulsion destructrice. Dans le champ social, elle pose toujours la question de l’intentionnalité et celle du contexte dans lequel elle se manifeste.


• Violence. La définition princeps en fait une simple force vitale, qui a qualité de ce qui agit avec force. La violence représente un instinct de vie, voire de survie. Elle est inhérente à la vie; c’est une « force de vie » qui n’a pas de connotation agressive. La violence représente un trait indescriptible de l’Humain; tout individu est enclin à humilier autrui, à lui infliger des souffrances, à le tuer (Freud, 1929). Pour l’OMS, la violence renvoie à l’« usage intentionnel de la force physique, du pouvoir, sous forme de menace ou d’action contre soi-même, autrui ou un groupe ou une communauté dont la conséquence réelle ou probable est une blessure, la mort, un traumatisme psychique, un mauvais développement ou encore la précarité ». Pour certains, la société est violente (Duverger, 1999 ; Baudry, 2004). Et dans tous les cas, la violence répond à la violence (violences subies, maltraitances…) (Marty, 2011).


• Délinquance. Elle relève du droit et concerne les infractions et actes délictuels. Elle sort donc du champ de la médecine et de la psychiatrie, même si les frontières sont parfois ténues (expertise, protection judiciaire de la jeunesse). La délinquance a évolué et constitue un reflet de la société d’aujourd’hui. Le rapport d’autorité a lui aussi changé et le regard de la société sur la jeunesse a évolué. La délinquance pose la question de la répétition.

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May 10, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 38: Passage à l’acte

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