30. Des soins de santé à Pharmageddon

Chapitre 30. Des soins de santé à Pharmageddon




Soins de santé contre produits de santé S.A.316


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LA PERCEPTION DES PROGRÈS EN PSYCHIATRIE


L’industrie pharmaceutique éthique s’est développée dans les premières années du XXe siècle. À ce moment et dans les quelques décades qui ont suivi, on a pu observer une amélioration remarquable des indices de santé dans les démocraties industrielles. Le taux de mortalité infantile a chuté, l’espérance de vie s’est allongée et des fléaux tels que la tuberculose et la diphtérie ont été maîtrisés. Ces progrès, dans l’esprit de la plupart des gens, sont intervenus en grande partie grâce aux développements de nouvelles techniques en médecine, et en particulier dans le domaine pharmaceutique.

Comme l’a démontré Thomas McKeown, la réalité est plus complexe [28]. La chute de la mortalité attribuable aux maladies infectieuses est antérieure à l’apparition des antibiotiques, des vaccins ou de toute thérapie médicamenteuse spécifique. Elle s’explique essentiellement par une amélioration de la nutrition, une résolution des problèmes de surpopulation et de grands travaux d’aménagements sanitaires. Le développement d’une médecine technologique dont l’expansion spectaculaire s’est étendue sur les décades qui ont suivi la seconde guerre mondiale a en définitive relativement peu contribué à la nette amélioration des indices de santé en comparaison de ce grand bouleversement du tournant du XXe siècle.

Les perceptions qu’a le public des progrès réalisés en psychiatrie vont dans le même sens que dans les autres domaines de la médecine. On attribue à l’apparition des antipsychotiques et des antidépresseurs le fait que les hôpitaux psychiatriques se soient progressivement vidés, les patients pouvant grâce aux médicaments être traités au sein de la communauté. Ici encore, la réalité est plus complexe. La fermeture des grands hôpitaux psychiatriques est plutôt la conséquence de changements administratifs. Jusqu’en 1950, la plupart des grands asiles appliquaient, dans leurs salles, une politique de mélange des patients tous diagnostics confondus [29]. Des améliorations substantielles furent obtenues en séparant les malades mentaux des handicapés mentaux, les personnes âgées des jeunes patients, les patients chroniques des patients en crise et les personnes présentant des troubles mineurs de celles souffrant de pathologies sévères. Cette répartition permit le développement d’une série de stratégies de traitement spécifique pour différents problèmes et une évolution des mentalités du personnel des services de psychiatrie, à laquelle l’avènement de la chlorpromazine a également contribué. À l’inverse, au Japon, l’apparition de ce médicament s’est accompagnée d’une multiplication par quatre du nombre d’hospitalisations, ce qui contredit le lien trop vite établi entre l’utilisation des antipsychotiques et la désinstitutionalisation.


Force est de constater que la médecine technologique est devenue dangereuse en elle-même. Le procédé des études randomisées contrôlées contre placebo ont montré que, dans certaines pathologies, les approches non spécifiques donnent des résultats comparables aux approches spécifiques sophistiquées. Dans les essais cliniques concernant les antidépresseurs, par exemple, 50 % des patients répondent aux antidépresseurs mais 40 % au placebo. Ce qui veut dire en pratique que contrairement au traitement des infections sévères par des antibiotiques, quand il s’agit de traiter des troubles nerveux, ni les antipsychotiques, ni les antidépresseurs n’auraient une spécificité telle qu’ils permettraient de balayer « l’affection psychique » d’une personne, quelles que soient les circonstances dans lesquelles le traitement est donné. Seule la relation que la personne établit avec ceux qui la soignent est déterminante dans le fait qu’un traitement opère et pour la qualité de la réponse qui en résulte.

Nous nous sommes laissés éblouir par les preuves issues des études cliniques que les antidépresseurs pourraient amplifier les bénéfices obtenus grâce à une relation thérapeutique de bonne qualité. Mais nous risquons d’oublier qu’en l’absence de cette dernière, ces produits pourraient ne pas fonctionner du tout.

Les médicaments psychiatriques auraient dû permettre l’avènement d’une thérapie psychopharmacologique. Mais le risque est désormais de voir les unités de psychiatrie se remplir de techniciens du médicament. En effet, les médecins prennent souvent l’allure de simples prescripteurs insensibles à la dynamique de la relation dans laquelle la prescription s’inscrit. Ils sont en voie de devenir des « pharmacologues ».

D’autres développements non spécifiques pourraient être tout aussi thérapeutiques, sinon plus, que les traitements médicamenteux. Citons, par exemple, l’apport d’informations détaillées concernant le médicament psychiatrique à ceux qui les prennent. En effet, comme l’illustre ce livre, les inconvénients de ce type de substances sur la vie d’une personne, lorsqu’elles ne sont pas utilisées judicieusement, peuvent souvent dépasser les bénéfices.

Intuitivement, il semble que le fait de permettre aux individus de prendre le contrôle de leur propre vie et de participer aux prises de décision qui les concernent pourrait constituer un progrès. De nombreuses justifications philosophiques sous-tendent une telle attitude [32] . Cependant, ceci va à l’encontre du modèle mécaniste de la médecine qui oriente actuellement les programmes financiers et de recherches des industries pharmaceutiques. Il reste à voir quel sera l’avenir de l’éventuelle confrontation entre ces deux positions.


SOINS DE SANTÉ CONTRE PRODUITS DE SANTÉ S.A.


Le domaine des soins de santé s’est complètement transformé durant les 50 dernières années. Il fut un temps où nous consultions notre médecin sans oser lui poser de question. Si nous le faisions, la réponse ne pouvait être discutée qu’à la condition que nous ayons, nous-mêmes, une formation médicale. Les essais cliniques ont contribué à ce que le discours concernant les bénéfices et les risques d’une substance fasse partie du domaine publique et, à partir de là, autorisé les gens à poser des questions à leur médecin. Les acteurs du monde médical doivent descendre de leur piédestal et s’engager à accompagner leurs patients d’une nouvelle manière. Des termes tels que « choix » ou « droits » des patients, désormais appelés « usagers » ou « clients », sont apparus dans le langage médical. Ce contexte a contribué à mettre en place un marché des produits de santé dans lequel les firmes pharmaceutiques sont des acteurs évidents. Mais il faut garder à l’esprit que tous les services du secteur de la santé sont susceptibles d’être mis en forme et gérés comme des produits de consommation. Et, comme toujours, pour vendre le produit quel qu’il soit, un médicament, des services de soins de santé, une voiture ou du shampoing, la publicité doit nous vendre l’espoir d’une vie meilleure.

Nous sommes bien loin des soins de santé à l’ancienne, quand les infirmières, les médecins et d’autres intervenants essayaient patiemment, malgré maintes difficultés, de restaurer la santé de ceux d’entre nous qui souffraient. Le terme « patient » convient mieux à cette vision des choses, puisqu’il signifie « quelqu’un qui endure ». Quand on se place dans la perspective du soin, cela a aussi peu de sens pour un intervenant d’utiliser le terme « client » que ça n’en aurait pour une mère vis-à-vis de son enfant. On imagine mal des enseignants qualifier leurs élèves d’« usagers de l’enseignement ».

Prenons l’exemple du diabète. Quand on se place dans la logique du soin, la publicité pour un glucomètre qui montre des jeunes gens en pleine santé se baladant dans la montagne a quelque chose de simpliste et d’indécent. Dans la réalité clinique, cette maladie chronique nécessite bien plus que des outils techniques pour être correctement soignée. Les complications à court et à long terme peuvent être graves, invalidantes ou mortelles. Il s’agit pour les éviter de traiter chaque patient de façon spécifique et individualisée. Les infirmières en diabétologie devront, par exemple, apprendre aux patients comment prélever une goutte de sang pour mesurer la glycémie sur le côté de leur doigt. En effet, s’ils deviennent aveugles suite aux complications de la maladie, la sensibilité de la pulpe de leurs doigts leur sera indispensable [33]. De la même façon, la publicité pour les antipsychotiques et les antidépresseurs sont coupées de la réalité du soin. Quand il est question de gérer des troubles mentaux, nous aurons recours à une grande diversité de réaménagements sur le long terme pour faire face aux fragilités du corps et de l’esprit. Le médicament, s’il est nécessaire, n’aura qu’un rôle mineur. Accompagner les patients dans cet esprit devient pourtant de plus en plus difficile.

En effet, nous sommes encouragés à suivre des règles de bonnes pratiques et des protocoles plutôt que d’écouter et d’agir avec nos patients de façon singulière. Bien que tous s’accordent à prôner une médecine individualisée, en pratique, celle-ci est de plus en plus standardisée et les résultats obtenus sont de plus en plus médiocres.

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Nov 19, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 30. Des soins de santé à Pharmageddon

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