3: Épidémiologie et nosographie psychiatriques

Chapitre 3 Épidémiologie et nosographie psychiatriques



L’épidémiologie descriptive en psychiatrie se propose d’évaluer la fréquence des troubles psychiques et l’épidémiologie analytique d’en identifier les facteurs de risque [11, 12]. L’ épidémiologie dite d’évaluation cherche à identifier les stratégies de soin et de prévention les plus efficientes et les moins coûteuses (cost-efficiency).


L’ épidémiologie repose principalement sur les deux indicateurs que sont la mortalité et la morbidité. La mortalité fut longtemps le principal indicateur de santé ; elle permet d’objectiver que le suicide est un risque majeur en psychiatrie puisqu’il y a, en France, plus de 11 000 suicides par an. D’une façon plus générale, l’espérance de vie des patients psychiatriques est nettement moindre que celle de la population générale. Parmi les raisons de cette diminution figurent l’importance des retards apportés au diagnostic et au traitement, les aggravations liées aux comorbidités, particulièrement la consommation de substances toxiques (alcool, cannabis, opiacés, etc.), ainsi que les complications propres de ces consommations.


Les indices qui permettent de rendre compte de la morbidité sont la prévalence et l’incidence :



Identifier les cas morbides implique que l’on dispose de critères permettant de les dépister et de distinguer un cas d’une absence de cas mais aussi d’un système de classification efficace pour l’agencement ordonné des différents troubles.


Les résultats des études épidémiologiques sont devenus plus homogènes depuis que celles-ci utilisent des systèmes de critères diagnostiques et d’entretiens standardisés alors qu’ils étaient particulièrement hétérogènes lorsque les diagnostics reposaient sur la seule tradition clinique.



Le diagnostic en psychiatrie


Un préalable sur la notion même du diagnostic en psychiatrie est donc indispensable, de même qu’une réflexion sur les meilleurs critères à retenir pour délimiter les frontières de la pathologie.


Le classique modèle médical n’a pas fait, à ce jour, la preuve de son adéquation au champ psychiatrique. De la même façon, le modèle anatomoclinique n’a jusqu’à présent pas fait la preuve de sa validité en psychopathologie à de très rares exceptions près.


La majorité des troubles identifiés par les psychiatres incluent des symptômes et des comportements susceptibles d’être l’expression de sentiments, d’émotions, de cognitions ou plus généralement de caractéristiques du fonctionnement psychobiologique face à un danger quelle qu’en soit la nature, interne ou externe, psychologique ou biologique. Et, le plus souvent, c’est donc bien le critère de souffrance qui permet de fixer au mieux les limites de la pathologie.


C’est à la fin des années 1960 qu’est apparue — d’abord aux États-Unis — la nécessité de rompre avec les habitudes antérieures concernant le diagnostic en psychiatrie et donc avec les classifications traditionnelles des troubles mentaux.


Deux phénomènes principaux sont à l’origine de cette prise de conscience. L’ un a trait à la variabilité des diagnostics portés, d’un pays à l’autre, pour une même pathologie ; l’autre est dû à une insuffisance d’accords entre différents évaluateurs (mauvaise « fidélité interjuges ») pour la majorité des recueils de données : jugements cliniques librement exprimés ou jugements codifiés dans des échelles d’évaluation par exemple.


Et c’est au début des années 1970 que le « Projet anglo-américain de diagnostic » a prouvé que les mêmes patients pouvaient être qualifiés de schizophrènes à New York et de déprimés à Londres, un accord diagnostique n’existant que pour un patient sur trois environ. Ainsi, le diagnostic de schizophrénie était-il porté trois fois plus souvent à New York qu’à Londres.


Au-delà des habitudes diagnostiques dominantes, il existe des conceptions variables à propos des principes même de la classification des troubles. Les critères qui permettent de classer appartiennent à deux modèles psychopathologiques distincts. Le premier repose sur la description de syndromes, c’est-à-dire d’une constellation de symptômes associés avec une fréquence plus grande que ne le voudrait le hasard. Le deuxième est fondé sur la notion médicale de maladie et il postule l’existence d’entités naturelles définies par leurs causes (étiologies) et les mécanismes de leur développement (pathogénie). Selon les cas les critères de classification vont donc être soit descriptifs et symptomatiques, soit d’ordre étiopathogénique. Et l’on peut opposer la tradition française d’Esquirol et de ses successeurs partisans d’un modèle syndromique, à E. Kraepelin qui — au tout début du XXe siècle — a fondé une nosographie psychiatrique sur le modèle médical. Diverses classifications psychiatriques se sont développées dans la première moitié du XXe siècle reposant sur des théories psychopathologiques générales pour les unes, ou sur des compromis variables et complexes entre les deux grands modèles théoriques pour les autres. C’était le cas de la classification française des troubles mentaux élaborée par l’Inserm en 1969 ; c’était encore le cas de la neuvième révision de la classification internationale des maladies, ou CIM-9 (1979), assortie d’un glossaire destiné à diminuer les discordances entre les concepts diagnostiques utilisés par les psychiatres de pays différents.


La multiplicité même des théories étiopathogéniques est à l’origine d’un retour à un niveau plus élémentaire d’observation. Ce mouvement est né et s’est développé à partir de la fin des années 1960, aux États-Unis, avec des auteurs comme R. Spitzer, J.-P. Feighner, S.B. Guze et E. Robins. Des critères diagnostiques ont d’abord été élaborés pour les recherches cliniques portant sur un nombre limité de catégories diagnostiques. Ces dernières deviennent ainsi soigneusement définies par une série de critères d’inclusion et d’exclusion, les moins ambigus possibles, pour lesquels un accord optimal entre différents évaluateurs peut être espéré. Certains de ces critères sont obligatoires pour le diagnostic (critères monothétiques) ; d’autres sont facultatifs, considérés comme présents lorsqu’un nombre suffisant de manifestations clés sont conjointement réunies. Dans ces critères « polythétiques », un seuil est retenu, par exemple le critère considéré comme présent lorsque quatre des manifestations a, b, c, d… sont présentes sur huit possibles, quelle que soit la configuration symptomatique observée. Ce procédé dit du scaling présuppose l’unidimensionnalité des différents concepts explorés et la « transférabilité » des items (chacun a la même valeur, c’est-à-dire le même poids pour le diagnostic). Ces conditions ne sont à l’évidence qu’exceptionnellement vérifiées.


Les critères diagnostiques de recherche de Saint-Louis et les Research Diagnostic Criteria (RDC de R. Spitzer) ont été les systèmes diagnostiques les plus utilisés dans le monde avant la généralisation de l’utilisation des critères à l’ensemble des diagnostics psychiatriques.


En France, plusieurs études nationales ont permis dans les années 1980 l’élaboration de critères diagnostiques pour la schizophrénie ou les psychoses aiguës et chroniques [9]. Aux États-Unis, le procédé des critères diagnostiques s’est généralisé dans la troisième édition de la classification américaine des troubles mentaux : le DSM-III à partir de 1980. Ce système a privilégié une fidélité interjuges suffisante par rapport aux autres qualités métrologiques, dont la validité, par le choix systématique de critères aussi dénués que possible de toute ambiguïté sémantique (ce qui élimine par-là même certaines variables qui demeurent néanmoins cliniquement intéressantes).


Une autre innovation majeure du DSM-III est la généralisation de l’évaluation dite multi-axiale. À côté des syndromes cliniques sur l’axe I figurent les troubles spécifiques du développement et les troubles de la personnalité sur l’axe II, les troubles concomitants des troubles mentaux sur l’axe III, la sévérité globale des facteurs de stress psychosociaux (axe IV) et le niveau d’adaptation et de fonctionnement le plus élevé observé au cours de la dernière année (axe V).


Ce système de classification a fait l’objet de plusieurs améliorations, en 1987 d’abord (DSM-III-R ou révisé), avec suppression de certaines ambiguïtés sémantiques au sein des critères et suppression de bon nombre de hiérarchies diagnostiques qui interdisaient de nombreux diagnostics conjoints : troubles associés ou comorbidités.


La quatrième version du manuel de classification publiée aux États-Unis en 1994 et révisée en 2000 [1] intègre une très importante revue de la littérature, propose une réanalyse de nombreuses données empiriques portant sur des diagnostics particulièrement controversés et met à disposition de la communauté l’essentiel de ses sources dans une série de Source Books. Enfin, un certain nombre de pistes de recherche et de catégories diagnostiques expérimentales sont proposées, qui doivent encore faire l’objet de recherches complémentaires avant d’être définitivement adoptées.


Les critères diagnostiques du DSM-IV témoignent donc désormais non seulement d’un consensus d’experts suffisant mais rendent compte des données de la littérature et des données cliniques recueillies sur le terrain.


C’est une évolution parallèle à l’évolution américaine qui a été observée au sein de l’Organisation mondiale de la santé depuis plus de dix ans. La dixième révision de la Classification internationale des maladies comprend plusieurs versions dont le recueil Descriptions cliniques et directives pour le diagnostic publié à Genève en 1992 et un livre de Critères diagnostiques pour la recherche publié en 1994. Les « descriptions cliniques » précisent le nombre de manifestations cliniques habituellement requises pour un diagnostic ainsi que l’importance de chaque symptôme.


Ce système est plus souple que celui des critères diagnostiques, destiné avant tout à créer à des fins de recherche clinique des groupes de patients suffisamment homogènes.


La fidélité interjuges des diagnostics peut encore être améliorée si la présence des critères diagnostiques est recherchée de la même façon par les différents chercheurs. Pour s’assurer de l’homogénéité du mode de recueil des données il existe un certain nombre de guides d’entretien plus ou moins rigoureusement structurés avec des règles précises qualifiées d’algorithmes de décision diagnostique. Les entretiens structurés les plus utilisés dans le monde ont été le Present State Examination (PSE) de Wing, en 1974, en Grande-Bretagne, le Schedule for Affective Disorders and Schizophrenia ou SADS de Spitzer et Endicott depuis 1975, le Diagnostic Interview Schedule (DIS) de L.N. Robins et al. [10] employé dans la première grande étude épidémiologique aux États-Unis connue sous le nom de Epidemiological Catchment Area (ECA), le Structured Clinical Interview for Diagnosis ou SCID. Enfin, plusieurs instruments sont adaptés aussi bien aux évaluations diagnostiques de la CIM-10 qu’à celles du DSM. Il s’agit du Composite International Diagnostic Interview ou CIDI, des Schedules for Clinical Assessment in Neuropsychiatry ou SCAN ou encore, du Mini International Neuropsychiatric Interview ou MINI de D. Sheehan et Y. Lecrubier [7]. Cet entretien diagnostique structuré de passation brève, de 15 à 20 minutes, explore de façon standardisée chacun des critères nécessaires à l’établissement des principaux diagnostics du DSM-IV ou de la CIM-10.


Plusieurs guides d’entretiens semi-structurés ont été développés pour améliorer la fidélité interjuges de plusieurs échelles d’évaluation, par exemple de la symptomatologie dépressive par J. Williams et al. pour l’échelle de dépression de M. Hamilton ou Buss, pour l’échelle d’anxiété de M. Hamilton, etc.


Dans le domaine des troubles de la personnalité enfin, le Structured Interview for DSM-III Personality Disorders ou SIDP de B. Pföhl et al. a été développé à partir de 1982. Il a été révisé en fonction des critères du DSM-IV et a été traduit en français (A. Pham-Scottez et al.).


Le Stuctured Clinical Interview for DSM-IV Axis II Personality Disorders ou SCID-II de M. First et al. a aussi été traduit et validé en français par J. Cottraux et al.


L’ instrument semi-structuré le plus complet est l’International Personality Disorders Examination ou IPDE de Loranger et al. Il permet d’évaluer les troubles de la personnalité selon la CIM-10 ou le DSM-IV. Il a été traduit en français par C.B. Pull [8]. Divers autres entretiens standardisés semi-structurés ont été développés pour l’évaluation des troubles de la personnalité comme le Diagnostic Interview for Borderline de J.G. Gunderson et al., révisé en 1989, traduit en français par F. Chaine et al. (in M. Bouvard, 1999) ou le DIPD-IV (Diagnostic Interview for Personality Disorders) de M. Zanarini, F.R. Frankenburg et al., entretien diagnostique pour les troubles de la personnalité selon le DSM-IV.


L’emploi des critères diagnostiques et des entretiens structurés a indiscutablement amélioré la fidélité interjuges des diagnostics psychiatriques, y compris dans le domaine des troubles de la personnalité [9] et par-là même l’homogénéité des résultats des études épidémiologiques. Mais ces critères ne font que représenter l’état actuel de nos connaissances. Ils ne sont que très partiellement validés par des données telles que l’évolution et le pronostic des troubles, l’histoire familiale ou la réponse au traitement. Le système des critères diagnostiques est par essence évolutif ; la 5e édition du DSM est ainsi annoncée pour mai 2013 et comportera de profonds remaniements qui seront évoqués dans les différents chapitres de ce livre. La synthèse des propositions des différents groupes de travail soumise à la Task Force du DSM-5 présidée par David Kupfer est disponible sur le site de l’American Psychiatric Association : http : //www.dsm5.org/pages/default.aspx. À de nouveaux critères pertinents s’associeront, au fil des connaissances, de nouvelles clés qui entraîneront de nouveaux progrès dans les classifications, permettant de dépasser le strict niveau des descriptions cliniques pour enfin aboutir au niveau étiopathogénique indispensable à la transformation d’une simple classification en véritable nosographie.

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May 13, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 3: Épidémiologie et nosographie psychiatriques

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