29. La commercialisation des désordres psychiatriques

Chapitre 29. La commercialisation des désordres psychiatriques



Le trouble obsessionnel compulsif304


La commercialisation de la phobie sociale306


L’alprazolam et le trouble panique307


Le marketing de la dépression307


La commercialisation du trouble bipolaire309


La commercialisation du dysfonctionnement sexuel féminin310


La promotion des échelles de score310


Le nouveau marketing312




LE TROUBLE OBSESSIONNEL COMPULSIF


Les effets de la clomipramine sur les troubles obsessionnels compulsifs (TOC) ont été décrits dans le chapitre 9. Cette substance a été produite dans l’idée qu’un dérivé chloré de l’imipramine aurait plus d’efficacité. La clomipramine est un des tricycliques les plus puissants, mais avec le plus d’effets indésirables, notamment sur la fonction sexuelle. Elle a été associée à un grand nombre de décès inexpliqués. Tout ceci a posé à son fabricant, la firme Geigy, un problème de stratégie commerciale.

Les études réalisées par cette firme ont montré que la clomipramine avait un effet anxiolytique. Elle semblait donc indiquée dans les phobies et les troubles obsessionnels. Cependant, le marché du traitement des dépressions anxieuses ou phobiques était, à ce moment-là, ciblé par les producteurs d’antidépresseurs inhibiteurs de la monoamine oxydase (IMAO). La clomipramine a, dès lors, été promotionnée pour le traitement des TOC pour lesquels nombre de recherches suggéraient des effets bénéfiques [21]. Pendant une longue période, aucune étude concernant d’autres composés n’a montré de résultats positifs dans les états obsessionnels. Ceci ne veut pas dire que d’autres produits ne pouvaient pas être utiles, mais que ceux-là n’ont pas été testés. C’est cette absence de recherche qui doit nous inquiéter.

D’autres produits, et notamment les antipsychotiques à faibles doses, pouvaient être utiles chez certaines personnes souffrant de TOC. Mais depuis la clomipramine, aucune firme ne s’intéressait au marché des TOC. La prévalence de ce problème paraissait trop faible pour garantir une récupération des coûts de développement. Elle était estimée à 0,05 % jusqu’au milieu des années 1980, alors que les estimations actuelles vont jusqu’à 3 % de la population. Que s’est-il passé ? Les firmes ont largement contribué à cette extension des diagnostics. Suite au succès de la clomipramine, celles qui produisaient des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) ont été encouragées à vendre les TOC avec l’idée sous-jacente que si elles facilitaient leur reconnaissance, les ventes de ces nouveaux composés allaient augmenter. On pourrait penser que ce processus n’est pas forcément négatif, puisqu’il permettrait de traiter des troubles qui jusque-là étaient sous-diagnostiqués. Mais ce que nous allons tenter de démontrer, c’est que cette façon de vendre les maladies modifie complètement la manière dont nous envisageons la clinique. Notre écoute va être exercée à extraire du discours des patients des entités nosologiques toutes faites avec un traitement à la clé.

Si nous prenons cet exemple de l’utilisation de la clomipramine et des ISRS dans le traitement des TOC, nous voyons comment les firmes fixent leur attention sur les résultats qui peuvent servir leurs intérêts dans des recherches de moindre importance. Dans ce cas comme dans d’autres, elles cultivent alors des potentialités naissantes. Actuellement, les essais cliniques sont conçus dès le départ en tenant compte des stratégies commerciales prédéterminées pour un produit. La recherche non commerciale devient de plus en plus difficile à financer, surtout pour des problèmes relativement rares comme les TOC, ce qui rend les investissements des firmes d’autant plus attractifs. Concernant les TOC, de 1970 au milieu des années 1980, les seules recherches réalisées ont été financées par Ciba-Geigy.

Qui s’intéresse aux résultats d’une recherche ? De quelles ressources disposentils ? Et quels intérêts pourraient-ils avoir à faire connaître les résultats de cette recherche ? Voilà les questions qui sont devenues prioritaires dans les sciences en général et en psychiatrie en particulier. Par contraste, la thérapie comportementale par l’exposition pour les TOC a disposé de nettement moins de moyens pour se faire connaître, même si elle est probablement plus efficace que les ISRS dans cette indication. Notre pratique clinique subit alors une distorsion, puisque certaines thérapies bénéficient d’une importante publicité aux dépens des autres.



LA COMMERCIALISATION DE LA PHOBIE SOCIALE


Jusqu’au milieu des années 1960, les IMAO étaient les antidépresseurs les plus populaires. Suite à la découverte du « cheese effect » (des crises hypertensives liées à la prise d’aliments riches en tyramine) et à la réalisation d’une vaste étude clinique démontrant leur inefficacité dans cette indication, la vente de ces produits a connu une chute dramatique dont ils ne se sont jamais relevés. Cependant, de nombreux cliniciens qui utilisaient régulièrement ces médicaments n’étaient pas disposés à accepter l’idée qu’ils n’aient pas d’action antidépressive. S’ils n’étaient pas efficaces dans la dépression banale, ils devaient l’être pour d’autres formes de dépression. Par chance, au début des années 60, de nouvelles observations appuyèrent l’idée que les IMAO pourraient être utiles dans divers types de dépressions atypiques, dont celles qui présentaient des aspects anxieux prédominants.

Ce concept eut son heure de gloire durant les années 1970 et 1980, même si aucune forme de dépression atypique ayant une réponse spécifique aux IMAO ne fut mise en évidence. Il aurait pu disparaître comme tant d’autres concepts intéressants mais non pertinents, toutefois ce ne fut pas le cas grâce au fait qu’il constituait une niche spécifique dans le marché de la dépression nécessaire pour la promotion des IMAO.

Quelle promotion ? La littérature scientifique mise à la disposition des prescripteurs et autres professionnels de la santé mentale leur est fournie quasi exclusivement par les firmes pharmaceutiques. Elle peut prendre la forme d’un accès aisé à de l’information sous forme de recherches gratuites dans la littérature et d’autres types de facilités, mais cette tendance a son revers. En toute logique, les firmes fournissent rarement des informations désavantageuses pour leur produit ou mettant trop en avant d’autres modalités de traitement. Nous voyons bien comment cette information d’allure scientifique peut être biaisée et participer à faire perdurer des concepts tels que la dépression atypique, qui aurait certainement disparu sans cela.

À la fin des années 1980, la firme Roche, qui produisait le moclobémide, un nouvel IMAO, s’intéressa à la phobie sociale et contribua à générer ce nouveau marché. Mais ce produit échoua dans sa tentative de conquête du marché dans cette indication. En revanche, la paroxétine et d’autres ISRS arrivèrent à s’y placer. La stratégie développée autour de ce dernier produit et de la phobie sociale a d’ailleurs permis à ses concepteurs de remporter plusieurs prix d’excellence en marketing [20]. En 1990, la phobie sociale n’était pas reconnue aux États-Unis et au Royaume-Uni, alors qu’on estime maintenant que 3 % de la population en souffrirait, et jusqu’à 10 % en présenterait une forme atténuée. La phobie sociale n’a pas été créée de toutes pièces, mais des campagnes de sensibilisation de grande envergure ont été menées auprès des médecins généralistes et autres soignants pour leur fournir les dernières informations à ce sujet et auprès du public pour lui faire « prendre conscience » qu’il pouvait souffrir de cette pathologie et qu’un traitement était disponible.


De façon anecdotique, cette pathologie illustre également la puissance des firmes. En effet, la phobie sociale a été rebaptisée « trouble de l’anxiété sociale » en partie pour satisfaire les stratégies de commercialisation de la firme qui produit la paroxétine, GlaxoSmithKline [8].


L’ALPRAZOLAM ET LE TROUBLE PANIQUE


En 1964, Donald Klein suggéra que dans le sous-ensemble des troubles phobiques anxieux se retrouvait un état appelé « trouble panique » [22]. Il décrivit un état de panique purement physique, sans aspects psychologiques apparents tels que des comportements d’évitement, par exemple. Il proposa dès lors l’hypothèse que ce trouble serait susceptible d’être soulagé par un traitement médicamenteux. En 1980, la troisième édition du Manuel de diagnostic et de statistique des troubles mentaux (DSM-III) reconnut formellement l’existence des troubles paniques, un terme qui était pratiquement inconnu à l’époque. Aujourd’hui, il s’agit probablement du trouble névrotique le plus populaire. Dans la sphère publique, n’importe quel trouble anxieux est désormais assimilé à une attaque de panique, même si l’épisode d’angoisse dure pendant des heures ou des jours alors que les attaques de panique ne devraient pas durer plus de 1min. Comment ce trouble s’est-il introduit dans le langage courant ?

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Nov 19, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 29. La commercialisation des désordres psychiatriques

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