Chapitre 27. L’industrie éthique
Le « magic bullet »289
L’interface entre l’éthique et les marchés291
Les stratégies de développement du marché292
Conséquences294
INTRODUCTION
Avant la seconde partie du XIXe siècle, le modèle explicatif dominant des maladies, à la fois d’un point de vue médical et populaire, reposait sur la théorie des humeurs qui fut élaborée par Hippocrate en Grèce puis par Galien à Rome. Selon celle-ci, il existe quatre humeurs dans le corps : le phlegme, l’atrabile, la bile jaune et le sang. La santé, de l’esprit ou du corps, résulte de l’équilibre entre ces humeurs ou de la relation de celui-ci avec l’environnement [1]. Cette théorie est à l’origine, par exemple, de la croyance que la masturbation ou les menstruations peuvent entraîner des maladies ou des états de folie puisque, dans les deux cas, une perte de secrétions perturbe l’équilibre interne des humeurs et entraîne une dysharmonie.
Une variante de cette théorie est toujours présente de nos jours dans la notion de ying et de yang chez les Chinois, et dans les trois dhosas de la médecine ayurvédique, concepts qui sont très souvent repris en Occident dans les médecines alternatives. C’est donc l’idée d’harmonie qui est au centre de ces approches visant à restaurer un équilibre interne. Nous retrouvons aussi ces différents principes dans toutes sortes de remèdes populaires actuels.
Le retour à l’équilibre s’obtenait en régulant la diète, par des saignées et des purges, en induisant des vomissements, en posant des ampoules (dans lesquelles les vapeurs nocives peuvent se collecter) ou en donnant une série de toniques et de stimulants.
Parmi les substances destinées à traiter les problèmes nerveux figuraient l’hellébore noir (un purgatif puissant) et le Veratrum album (un émétique). Pour permettre aux vapeurs de sortir, il était conseillé de raser la tête. On y appliquait ensuite de l‘Oleum cephalicum (l’« huile pour la tête ») qui faisait apparaître sur le crâne de larges vésicules recueillant les toxines. On prêtait au fer la faculté de renforcer une constitution faible. Le camphre était un stimulant fort usité et les bromides servaient de sédatifs [2].
Dans ce contexte est apparue une industrie florissante ayant pour but de satisfaire les besoins des patients (ou de profiter de leur misère, c’est selon) en leur prodiguant des toniques, des élixirs et autres. Le marché était orienté par les consommateurs, comme en attestent de nombreuses pièces, nouvelles ou opéra tels que L’Elixir d’amour de Donizetti. Il était habituel de voir débarquer dans les villages le vendeur ambulant avec son lot de potions diverses. Jusqu’au XXe siècle, les gens, même gravement malades, se traitaient eux-mêmes avec ce type de produits, avant de recourir à la médecine.
Au XIXe siècle, les médecines contenant des remèdes secrets commencèrent à obtenir des brevets d’invention. Elles étaient commercialisées à grand renfort de publicité dans la presse populaire et nombre de techniques qui guident encore les stratégies en publicité actuellement datent de cette époque. Le succès de ces ventes devint préoccupant à la fois pour le corps médical et pour les organismes de contrôle [3]. L’industrie des produits brevetés se retrouve encore de nos jours dans certains produits vendus au comptoir du pharmacien, que ce soit l’alimentation spécifique pour certains problèmes de santé, les compléments alimentaires ou les alicaments. L’exemple le plus récent de ce phénomène en expansion est la vente des « psychostimulants » (« smart drugs ») [voir le chapitre 18] et l’accroissement du marché de certains produits tels que les boissons à base de yaourt, les margarines ou les fromages destinés à réduire le taux de cholestérol.
L’industrie pharmaceutique moderne a pris forme au début du XXe siècle en réaction à ces médecines sous brevet. Les nouvelles firmes pharmaceutiques émergentes qui existent encore de nos jours se qualifièrent du terme « éthique » par opposition aux anciens produits. Ce terme recouvrait le fait qu’elles étaient capables de purifier les composés actifs contenus dans leurs préparations et de préciser ce que contenaient exactement leurs produits.
LE « MAGIC BULLET»
Le développement de théories spécifiques sur l’étiologie des maladies a été le facteur déterminant de l’issue de la compétition entre l’industrie éthique et celle des brevets. La découverte des bactéries par Pasteur et de leur rôle dans les infections a largement participé au credo d’une cause spécifique pour chaque maladie. Le développement d’une antitoxine contre la diphtérie qui permit l’éradication de la maladie constitua un autre apport majeur à cette conception.
En parallèle, durant le XIXe siècle, s’élabora une prise de conscience du fait que la plupart des herbes ou produits naturels possédant une certaine efficacité dans le traitement de maladies contenaient des composés spécifiques, et que c’étaient ceux-ci, plutôt que l’herbe dans son entièreté, qui étaient le facteur curatif. On s’aperçut, notamment, que c’était la morphine qui était la substance active dans le pavot, la digitaline dans la digitale pourpre et l’acide acétylsalicylique dans l’écorce de saule (Salix alba). Une autre évolution, vers 1850, allant dans le même sens fut l’utilisation accrue d’un type d’anesthésie spécifique pour des interventions chirurgicales précises. Cette vision de la médecine correspond à la notion de « projectile magique » (« magic bullet ») d’après un concept popularisé par Paul Ehrlich, physiologiste, prix Nobel de médecine en 1908. Les « projectiles » entreraient dans le corps et agiraient sur le processus de la maladie de façon spécifique sans interférer avec les autres processus métaboliques [4].
Les antibiotiques sont les médicaments qui se rapprocheraient le plus de cet idéal. Mais cette idée a ensuite été appliquée à tous les médicaments modernes, jusqu’à faire croire à tous que ce qui nous est prescrit agit exclusivement sur la partie défectueuse de notre corps.
La réalité est bien sûr toute différente. La question n’est pas tant que la plupart des médicaments et en particulier ceux qui sont utilisés en psychiatrie peuvent avoir des effets indésirables, mais que tous agissent sur différents systèmes physiologiques en même temps.
Les inhibiteurs des canaux calciques, par exemple, ont une action thérapeutique sur à peu près tous les systèmes du corps. Les antipsychotiques, quant à eux, peuvent être utilisés comme anxiolytiques, antipsychotiques, antidépresseurs, antiprurigineux, antihypertenseurs et antiémétiques. Le marketing mené par les firmes pharmaceutiques modernes tente activement de masquer cet état de fait.
Initialement, les firmes « éthiques » se sont employées à extraire des composés naturels tels que la digitaline, l’acide salicylique ou la morphine. Le grand avantage de cette purification fut qu’il devint possible de contrôler la quantité de substance administrée au patient. Dans le cas de la digitale, en effet, la plante broyée pouvait soit traiter une décompensation cardiaque si la dose était correcte, soit causer un empoisonnement si la dose était toxique. En principe, quand il y a un principe actif dans un produit naturel, il devrait toujours être possible de l’extraire et de le purifier pour en rendre l’usage plus sûr.