Chapitre 26. La responsabilité
LES DOMMAGES OCCASIONNÉS PAR LES MÉDICAMENTS
La responsabilité en matière de dommages occasionnés par les médicaments n’est devenue une préoccupation dans la sphère publique que très récemment. Pourtant, les inquiétudes du public concernant ces questions ne datent pas d’hier. Elles ont fait suite à différents scandales : celui de la thalidomide dans les années 1960, des antipsychotiques et des dyskinésies tardives dans les années 1970, de l’Opren®, un anti-inflammatoire, dans les années 1980, et bien d’autres [29]. En psychiatrie, les premiers problèmes se sont posés, au Royaume-Uni, avec les benzodiazépines, tandis qu’aux États-Unis, ce sont plutôt les antipsychotiques et les dyskinésies tardives qui ont occupé le devant de la scène. Dans les deux situations, les discussions ont pris une tournure passionnelle, avec des déclarations soit alarmantes, soit dédramatisantes concernant la fréquence de ce type de dommages.
Les causes de ceux-ci sont diverses : des effets toxiques directs, une surprescription, l’adjonction d’additifs impurs ou encore une réaction allergique déclenchée par le principe actif ou un des additifs. Mais qui est responsable quand de tels dommages surviennent ?
Dans le cas d’un décès causé par une infection bactérienne à germes multirésistants, un membre de la famille pourrait imputer ce drame à un excès de prescription d’antibiotiques qui aura contribué à la prolifération de ce type de germe. Pour ce qui est des antipsychotiques, les problèmes sont liés à un usage excessif de ces produits causé d’une part par la promotion excessive des firmes pharmaceutiques et de l’autre par l’actuelle politique en santé mentale. Cette dernière, en effet, en réduisant le nombre de soignants dans les services psychiatriques, contribue à ce qu’on y fasse régner le calme par l’administration de hautes doses de tranquillisants ayant occasionnellement une issue fatale.
La question de la responsabilité est un terrain mouvant sur lequel les firmes, les prescripteurs et les usagers tentent de se maintenir en équilibre. Les firmes s’évertuent à fabriquer les produits les plus sûrs possibles et, en même temps, tentent de minimiser leurs responsabilités en surchargeant les notices. Les mises en garde et les listes d’effets secondaires sont ainsi faites que si quelque chose ne tourne pas rond, le prescripteur ou l’usager ne pourra s’en prendre qu’à lui-même puisqu’il était prévenu de tout risque possible.
D’un autre côté, dans leur tentative de conquérir de nouvelles parts de marché, les firmes, plutôt que de produire de nouvelles substances, synthétisent des produits qui sont très proches, du point de vue de la structure chimique, de composés déjà commercialisés (« me-too »). Cette modification mineure qui permet soit d’entrer en concurrence avec d’autres, soit d’obtenir un nouveau brevet n’apporte pas de bénéfices thérapeutiques supplémentaires, mais peut être responsable d’effets indésirables imprévus.
Quand des dommages irréversibles deviennent apparents, il est difficile de déterminer avec certitude si un médicament particulier est en cause. La personne a t-elle vraiment pris le produit incriminé ? A-t-elle pris autre chose en même temps ? Souffrait-elle d’un trouble préexistant qui a précipité cette réaction inattendue ? Trouver des réponses plausibles à ces questions est devenu encore plus compliqué ces dernières années, vu l’attitude des firmes pharmaceutiques qui vise à minimiser les risques. Elles masquent notamment les effets indésirables en les requalifiant. Par exemple, des actes suicidaires vont être camouflés sous le terme de « labilité émotionnelle » ou le syndrome sevrage sous celui de « symptômes d’arrêt ».
La majorité des troubles induits par des médicaments sont semblables à ceux qui surviennent naturellement. Par exemple, le sevrage des benzodiazépines se manifeste par de l’anxiété, qui est un problème banal. On risque donc facilement de conclure que ce syndrome n’est que la résurgence du problème pour lequel le médicament a été prescrit. Les dyskinésies tardives, quant à elles, sont impossibles à distinguer des dyskinésies qui peuvent apparaître chez des gens qui n’ont jamais pris d’antipsychotiques. Même la déformation des membres causée par la thalidomide peut s’observer en dehors de toute prise de toxique. Les dommages induits par les médicaments se traduisent par l’augmentation de la fréquence d’un problème connu, et non par l’apparition d’un nouveau syndrome. Dès lors, le prescripteur ne peut pas être blâmé lorsqu’il ne fait pas le lien entre un traitement et un effet indésirable.
Même s’il est établi que le produit a effectivement causé un certain dommage, il reste à déterminer si le prescripteur a proposé ce traitement à bon escient. Si ce n’est pas le cas, il a sa part de responsabilité. Est-ce que l’usager a explicitement ou implicitement donné son accord pour prendre le risque qu’implique toute prise de médicament ? A-t-il contribué d’une façon ou d’une autre à l’apparition du problème, par exemple en ne suivant pas un régime sans sel qui lui était conseillé alors qu’il est sous lithium ?
Dans le cas de suicides potentiellement imputables à la prise d’antidépresseurs ou à l’akathisie induite par les antipsychotiques, il est difficile de situer où repose la responsabilité. Il est impossible, dans l’état actuel de nos connaissances, de produire des antidépresseurs ou des antipsychotiques qui n’engendreraient pas ce type de risques. Revient dès lors aux prescripteurs la délicate mission de prévenir les patients des effets indésirables potentiels d’un traitement et de leur dire ce qu’ils doivent faire en fonction de ce qu’ils ressentent. Le cas des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) est particulièrement intéressant, puisqu’il illustre le déni volontaire qu’ont opposé les firmes aux preuves que leurs produits pouvaient induire de l’akathisie et entraîner des suicides. Comment estimer la responsabilité des firmes au vu de ces réfutations fallacieuses ?
Trois grands principes régissent l’usage de tout médicament. Ils sont repris dans l’ encadré 26.1 [30, 31].
Encadré 26.1
PREMIER PRINCIPE
Aucun médicament ou traitement médicamenteux ne peut être considéré comme tout à fait sûr. La prise de risques est inévitable et est justifiée pour autant qu’elle ne soit disproportionnée par rapport à l’objectif du traitement.
Actuellement, la société dans son ensemble estime que des risques tels que les dyskinésies tardives se justifient dans le cadre du traitement d’une maladie incurable telle que la schizophrénie. Mais que penser de ces mêmes risques lorsque les antipsychotiques sont prescrits pour des états anxieux ou des problèmes de sommeil, ou à des enfants avec de vagues troubles du comportement ?
SECOND PRINCIPE
Si un dommage est constaté suite à un traitement, aucune des parties ne peut raisonnablement être mise en cause pour autant qu’elles aient agi en faisant de leur mieux.
Mais il faudrait alors pouvoir démontrer que tel a bien été le cas, et pouvoir documenter les conseils qui ont été donnés.
TROISIÈME PRINCIPE
La responsabilité est assumée par toute personne sur laquelle repose le traitement.
Cela inclut les infirmières qui manipulent les médicaments et qui ont la responsabilité de donner le bon produit à la bonne dose, le pharmacien qui délivre le bon médicament et potentiellement toute personne qui est dans une position d’autorité pour fournir des avis concernant les risques et les bénéfices d’un médicament, y compris les mères, ainsi que tous ceux qui obtiennent des informations via Internet et les firmes pharmaceutiques qui les mettent en ligne.
LES BÉNÉFICES ET LES RISQUES
L’un des principes fondamentaux de la pratique médicale est la citation « Primum non nocere » attribuée à Hippocrate et qui signifie : « Avant tout, ne pas nuire. » Voilà qui invite à réfléchir, mais reflète assez peu la complexité de la clinique. L’utilisation de traitements médicamenteux, par exemple, expose toujours à une prise de risque. Dès lors, la décision de prescrire un traitement devrait toujours impliquer l’évaluation de la balance entre les bénéfices et les risques. Ce sont les développements de l’anesthésie qui ont en premier lieu mis ce dilemme en évidence. Quand cette discipline a pris son essor, il est apparu clairement que certaines personnes risquaient de mourir sous l’effet d’un anesthésiant, mais qu’il fallait accepter l’idée de mettre certaines vies en danger pour en sauver d’autres. Ce constat pourrait concerner tous les types de traitements médicamenteux à l’heure actuelle. Il est donc primordial de s’assurer que la personne traitée va obtenir un bénéfice suffisamment net pour justifier cette prise de risque. Les inconvénients considérables des chimiothérapies invalidantes sont justifiés lorsqu’il s’agit de traiter certains cancers, mais certainement pas pour soigner un rhume ou une dépression.