Chapitre 25. L’abus pharmacologique
Introduction272
Description du problème272
La dynamique de l’abus273
Les « droits » liés à la prescription275
La conscience du problème276
La gestion des abus278
INTRODUCTION
Évidemment, le respect de l’autonomie du patient doit être pondéré par la prise en compte de celle des autres. La pratique psychiatrique est un des rares domaines dans le champ de la médecine où, à certaines occasions, un traitement doit être administré sans le consentement du patient [12,13]. La société a, dès lors, mis en place des dispositifs pour compenser cette perte d’autonomie. Mais dans la réalité de la pratique clinique, la situation n’est pas aussi rose.
L’argumentaire qui va être développé plus bas ne s’applique pas aux situations d’urgence ou aux quelques cas dans lesquels les praticiens doivent céder à la pression environnante et intervenir avec un consentement du patient partiel ou forcé. Il concerne plutôt ces pratiques très banales, que l’on rencontre surtout avec les antipsychotiques, dans lesquelles le clinicien, par une approche paternaliste, va induire insidieusement une perte d’autonomie du patient qui peut être contre-productive du point de vue thérapeutique et éthiquement douteuse.
DESCRIPTION DU PROBLÈME
Considérons ce qui suit. De nombreux patients, lors de leur première admission à l’hôpital, vont être mis sous médication et ne sauront pas que les doses prescrites dépassent les limites recommandées dans la pharmacopée locale ou nationale, et sont très largement supérieures à celles qui ont montré une efficacité optimale lors des études cliniques. Ils seront ignorants du fait qu’il n’y a aucune justification pharmacologique à une prescription combinée de deux antipsychotiques par voie orale ou d’un de ces mêmes produits sous forme orale associé à une forme dépôt, ou encore à un cocktail d’anticonvulsivants et d’antipsychotiques. Lorsqu’ils recevront un anticholinergique, on ne leur dira peut-être pas que celui-ci agit comme antidote pour contrer les effets indésirables du traitement de base. Et s’ils le savent, ils ignorent en général qu’il est tout à fait possible de se passer de ce type de produit. S’ils prennent un antidépresseur en association avec un antipsychotique, il y a peu de chance qu’on les ait informés du fait que cette « dépression » pour laquelle ils sont traités est sans doute une conséquence de la prise d’antipsychotiques et que, si c’est le cas, elle ne répondra pas aux antidépresseurs.
De façon plus générale, on peut s’inquiéter du fait que les traitements des patients soient interrompus brutalement dès leur arrivée à l’hôpital et qu’un nouveau traitement soit instauré immédiatement sans que l’on se soucie d’un éventuel syndrome de sevrage lié aux produits précédents. Les antidépresseurs et les antipsychotiques sont utilisés en pratique comme si le fait de passer d’une substance à une autre était aussi simple que de changer de compléments vitaminiques, alors que ce n’est absolument pas le cas. En réalité, mettre des patients sous médication psychiatrique s’apparente à leur infliger un événement de vie stressant pharmacologique.
Des doutes ont été exprimés quant à la fréquence à laquelle, en pratique, les patients consentent valablement à la plupart des traitements qui leur sont prescrits, et ces préoccupations croissantes ont incité une commission du Collège royal des psychiatres (The Royal College of Psychiatrists for United Kingdom and Northern Ireland) à rédiger des règles de bonnes pratiques en matière de prescription [14]. Malgré cela, dans la pratique clinique, on observe une certaine légèreté par rapport à ces questions qui mènent à des situations abusives. Pour illustrer plus clairement ce propos, nous allons maintenant tenter d’établir une comparaison entre la dynamique qui est à l’œuvre dans les situations d’abus sexuels et celle que l’on observe tous les jours dans notre domaine.
LA DYNAMIQUE DE L’ABUS
Comme dans les autres formes d’abus, la « victime » d’une « prescription abusive » peut être dépendante de son « abuseur » [15]. Cette dépendance peut provenir d’un manque d’offre de services psychiatriques dans la région où vit la victime, ce qui l’oblige à s’adresser à un prescripteur particulier. Une autre cause est que les médicaments psychiatriques ne peuvent pas être obtenus sans ordonnance. La victime doit, dès lors, maintenir une interaction avec l’abuseur et faire face à sa supposée bienveillance. Un contre-argument à ce qui vient d’être dit serait qu’il y a une marge entre l’emprise exercée sur un enfant dans le cadre d’un abus et la pire négligence dont un clinicien pourrait se rendre coupable, comme par exemple d’utiliser des méthodes de traitements dépassées. Les médecins, en effet, ne « violent » pas leurs patients. Mais l’utilisation de cette métaphore reste néanmoins pertinente, puisqu’elle nous permet de prendre conscience du tort qui peut être causé par un clinicien qui prétend « savoir ce qui est bon » pour son patient.
Comme dans les autres formes d’abus, il y aura nécessairement très peu de révélation de ce qui est en train de se passer, pour diverses raisons. D’abord, pour pouvoir se plaindre, il faut être en mesure de parler ouvertement de la nature de sa souffrance psychique, ce que les victimes auront du mal à faire. Il peut y avoir également une crainte légitime de représailles qui pourraient, par exemple, se traduire par une augmentation de la dose du traitement dont on se plaint. Et puis, en plus d’être vue comme un malade, la victime de prescriptions abusives court le risque d’une stigmatisation supplémentaire en étant perçue comme une mauviette. Finalement, il est difficile d’exposer publiquement ses préoccupations dans ce domaine puisque, en se plaignant de troubles nerveux ou d’autres difficultés liées à un traitement, la personne risque de conforter les autres dans l’idée que ce dont elle parle, c’est bien du problème pour lequel le traitement a été prescrit.
Par ailleurs, beaucoup de gens ne font pas explicitement le lien entre leur traitement et l’état dans lequel ils se sentent [16,17]. Ce n’est parfois que lorsqu’ils sont examinés par quelqu’un d’autre qu’ils deviennent conscients du fait que leur médication peut être en rapport avec des symptômes tels que l’anxiété, la dépression, la démotivation, la fatigue, divers symptômes psychosomatiques, la nervosité, l’impulsivité, l’irritabilité, la prise de poids, les troubles sexuels, les idées suicidaires, la désaffectisation et autres.
Et quand les patients se plaignent, ils trouvent rarement autour d’eux quelqu’un qui soit en position de les supporter dans cet effort de reconnaissance. Ce point est particulièrement important, comme dans les autres formes d’abus. En effet, la personne peut subir une forte pression de la part de son entourage (la famille, les amis et même les professionnels de santé mentale) pour qu’elle s’accommode de sa situation et qu’elle accepte de s’attribuer la cause de ces problèmes. Ceci va contribuer à développer chez elle une impression d’infirmité et un déni des difficultés qu’elle ressent. De plus, les firmes pharmaceutiques ont régulièrement réfuté les plaintes des patients liées aux traitements. En supprimant, par exemple, des conclusions de leurs études, les données qui apportaient les preuves de l’existence de troubles inquiétants, elles ont achevé le travail d’étouffement de la plainte.
En poursuivant notre comparaison, l’imprédictibilité et la durée de la période d’abus aggravent le phénomène. Ceci concerne notamment la façon dont le produit envahit les différents aspects de la vie du sujet et le degré auquel la prescription est perçue comme une réponse à une opposition plutôt que comme un moyen raisonnable et concerté d’atteindre un objectif thérapeutique. Lors d’incidents violents dans un dispositif clinique, cette dernière question prend une tournure particulière puisque dans un tel cas, l’équipe soignante devient juge et partie.