INTRODUCTION
Il faut rappeler à ce niveau que les carcinogènes environnementaux (polluants divers) expliquent la survenue de seulement 2 % de toutes les affections cancéreuses et de 10 % des affections cancéreuses des voies respiratoires.
Depuis quelques années, on observe l’émergence de nouvelles interventions de prévention centrées sur certains comportements à risque, dans le but de les modifier ou de mieux les contrôler (Greenwald, Cullen et coll., 1990). Les principaux comportements à risque sont le tabagisme, l’alcoolisme, certaines habitudes alimentaires, certaines pratiques sexuelles, l’exposition au soleil, etc.. L’objectif principal de ces interventions est la réduction de l’incidence et de la mortalité associées à ces comportements. On considère actuellement qu’ils contribuent à près de 50 % à la mortalité par cancer. Le tabagisme est quant à lui responsable de 30 % de cette mortalité (Doll, 1981).
En terme de politique de santé, l’information et l’éducation des populations concernant ces comportements à risque doivent se baser sur la connaissance et l’étude approfondies des facteurs psychologiques, sociaux et culturels qui influencent leur initiation et leur développement. Des interventions efficaces en terme de modification de comportements doivent en effet nécessairement passer par une compréhension globale de ces problématiques. Des actions concertées pourront alors se développer intégrant les initiatives de politiciens, médecins, sociologues, et psychologues.
Mentionnons à ce niveau que les incertitudes et controverses scientifiques concernant la prévention sont nombreuses. Ainsi, modifier un facteur de risque n’implique pas nécessairement que la santé ou le risque pour la santé soient changés favorablement. Soulignons ensuite que tout le monde ne bénéficie pas nécessairement des interventions de prévention au niveau d’une réduction de la morbidité ou d’une prolongation de la survie. De plus, des mesures qui semblent être bénéfiques globalement au niveau d’une population peuvent ne pas l’être pour un individu. Enfin, la mise en évidence d’un facteur de risque et les interventions de prévention peuvent en elles-mêmes avoir des conséquences secondaires autres que celles mesurées dans les études, des conséquences psychosociales par exemple.
PERCEPTION DES RISQUES
Des différences culturelles peuvent expliquer des différences de perception des risques. Tout d’abord, il faut rappeler que quels que soient les risques objectifs existants, les organisations sociales ont tendance à mettre en valeur les risques qui renforcent l’ordre moral, politique et social. En effet, la perception des risques est influencée par la vision du monde du sujet et celle-ci est fortement influencée par la structure sociale en particulier et la culture en général (Douglas, 1966; Douglas, 1970).
Les différentes visions du monde à partir desquelles émerge l’analyse des risques ont été catégorisées à partir d’une typologie de la structure sociale. Les groupes sociaux ont été classés sur la base de deux variables. La première variable considère le degré – fort ou faible – d’intégration d’un individu au sein d’un groupe (effet groupe). La seconde variable considère le degré – fort ou faible – de contraintes qui s’exercent sur chaque sujet des différents groupes (effet réseau). Une intégration forte au niveau d’un groupe mène le sujet à interagir régulièrement avec d’autres et ce au travers de nombreuses activités. À l’inverse une intégration faible au niveau d’un groupe mène le sujet à avoir rarement des relations continues avec une ou des mêmes personnes. Un effet groupe fort promeut en conséquence la notion de solidarité alors qu’un effet groupe faible promeut la notion d’individualité. Lorsque l’effet groupe est faible, le sujet ne compte souvent que sur lui et développe en conséquence une tendance à rentrer en compétition.
Des contraintes élevées – un effet réseau fort – au niveau des sujets qui forment un groupe sont associées à un certain nombre de différenciations sociales (selon l’âge ou le sexe par exemple). Un effet réseau fort promeut ainsi une stratification des individus si l’effet groupe est faible et une hiérarchisation des groupes si l’effet groupe est fort. Un effet réseau faible promeut un individualisme si l’effet groupe est faible. Un effet de réseau faible promeut un égalitarisme si l’effet groupe est fort.
Cette typologie permettrait de distinguer quatre types de vision du monde, dont dépendrait la perception des risques : individualiste, hiérarchiste, égalitariste et fataliste (Meader et coll., 2006). Les « individualistes » conceptualisent l’environnement social en termes de compétition et d’entreprise. Ils cherchent à exercer un contrôle sur leur environnement qui est vu comme pouvant être contrôlé. L’accès aux ressources dépend d’eux. L’environnement des «hiérarchistes» est conceptualisé comme fortement stratifié. Ce qui peut être contrôlé dépend de la position du sujet dans la hiérarchie et l’accès aux ressources dépend de sa position dans cette hiérarchie. Les «fatalistes» conceptualisent le monde comme ne pouvant pas être contrôlé. Ils considèrent qu’il est normal de pouvoir bénéficier des ressources quand elles sont disponibles et de devoir s’adapter quand celles-ci viennent à manquer. La vision du monde «égalitariste» considère que l’accès aux ressources doit être partagé. Ces différentes conceptions du monde influencent ainsi la perception des risques, la valeur donnée à certains risques et les comportements de précaution qui seront initiés.
La santé dépend de décisions et de comportements individuels (vaccinations, ceinture de sécurité, préservatifs, dépistage). Elle dépend aussi d’un accès à des interventions sociales de prévention (prévention primaire et secondaire). Ces interventions de prévention sont sous-tendues par des concepts différents. La prévention primaire est sous-tendue par le concept d’évitement des risques (risk avoiding behaviors) : invitation à ne pas fumer, invitation à ne pas s’exposer au tabagisme d’autrui et à éviter certains aliments par exemple. La prévention secondaire est sous-tendue quant à elle par un concept de prise de risques (risk taking behaviors) : invitation à réaliser des examens pour détecter précocement des lésions cancéreuses par exemple. Les invitations à adopter des comportements de précaution dans ces deux contextes sont donc perçues très différemment par la population.
Le terme « risque » et « risquer » est difficile à définir. Il inclut la notion de péril et de hasard. Ainsi, avant toute discussion, la notion de «perception d’un risque» par un sujet nécessite d’être précisément définie. Les risques perçus sont les risques évalués subjectivement par un sujet. Une perception de risque de mort peut être, par exemple, définie comme l’évaluation par un sujet de sa probabilité de mourir d’une cause donnée. Elle peut aussi être définie comme l’anticipation d’une réduction de l’espérance de vie ou l’anticipation d’une probabilité de mourir jeune. La perception des risques de décès par un sujet est hiérarchisée en fonction du type de risque considéré. Cette perception s’exprime sur un mode très différent tant qualitativement (mots utilisés) que quantitativement (probabilités présentées en chiffres absolus ou relatifs). La perception du risque est très souvent estimée de manière subjective et fort éloignée du risque objectif. Elle est influencée par la transmission d’informations qui modifie l’ordre de grandeur des estimations et la hiérarchisation des risques potentiels. Cette hiérarchisation est influencée par la publicité et par la visibilité données aux événements. Concernant cette hiérarchisation des risques, il convient aussi de mentionner qu’un risque de décès est généralement surestimé quand le risque de survenue de celui-ci est peu fréquent et sous-estimé quand le risque de survenue de celui-ci est très fréquent.
Les risques réels sont les risques évalués objectivement par des études. La perception des risques – c’est-à-dire les risques évalués subjectivement – est faiblement corrélée aux risques réels. Une perception des risques induit des intentions et des prises de décision. Une perception des risques peut induire donc une motivation à initier des comportements de précaution. Elle peut induire aussi en théorie une motivation à maintenir au cours du temps ces comportements de précaution. La perception des risques est cependant faiblement corrélée aux comportements destinés à prévenir et à détecter précocement les affections cancéreuses. Pour illustrer cela, citons à ce niveau quelques chiffres concernant le lien entre perception des risques et comportement de précaution (Leventhal, Kelly et coll., 1999). Dans le contexte du dépistage du cancer du sein par la mammographie, le risque perçu de développer un cancer du sein est ainsi très peu corrélé aux comportements de précaution (r = 0,16). Une histoire familiale de cancer est mieux corrélée à ce comportement de précaution (r = 0,33). L’existence de problèmes sénologiques (symptômes par exemple) corrèle aussi mieux à celui-ci (r = 0,30). La perception d’un risque détermine donc en partie seulement les comportements de précaution. Il est important à ce stade de rappeler pour mieux comprendre certaines prises de décision que différentes théories de l’évolution émettent l’hypothèse que le «succès reproductif» se réalise souvent aux dépens du bonheur, de la santé et de la longévité. La santé individuelle n’est donc pas, dans la perspective proposée par ces théories, le premier objectif de notre espèce.
Même si une perception précise des risques est difficile et ne correspond que très approximativement aux risques réels, une discussion s’impose concernant les décisions prises en matière de comportements de précaution dans des contextes où il existe peu de certitudes. Il faut tout d’abord rappeler que le souhait de décider dans ce type de contexte est plutôt rare. Ensuite, la perception d’un risque n’influence qu’en partie les prises de décision. Cependant même si ce souhait est rare, une décision est souvent requise dans le contexte de la médecine qu’elle soit préventive ou curative. Si le souhait d’être informé complètement est majoritaire dans la population, le souhait de prendre les décisions seul ne l’est pas. En d’autres mots, si un contrôle informationnel est fréquemment souhaité, le contrôle décisionnel ne l’est pas. Un grand nombre de sujets souhaitent en effet partager la tâche décisionnelle avec leurs médecins. C’est ce qui soustend le modèle de « la prise de décision partagée » (shared decision making).
Quoi qu’il en soit, il est nécessaire de comprendre comment les décisions sont prises dans des contextes où il existe des incertitudes et où un choix entre plusieurs alternatives est possible. La théorie des perspectives (prospect theory) a tenté de conceptualiser cela (Kahneman, 1979; Weinfurt, 2007). Cette théorie suggère qu’un patient considère, pour prendre une décision, le gain potentiel ou la perte potentielle non pas en terme absolu – comme le gain ou la perte d’un certain nombre d’années à vivre par exemple – mais comme un élément qui dérive d’un point de référence. La décision part d’un point de référence : en d’autres mots, la décision se construit à partir de l’évaluation qu’un sujet se fait de sa situation. Cette évaluation qu’il réalise intègre son état de santé à ce moment-là et valorise certaines dimensions présentes et futures. Il existe bien sûr d’importantes différences interindividuelles quant aux décisions qui seront prises. Généralement les gains potentiels sont considérés et valorisés selon leur proximité temporelle par rapport au point de référence : plus un gain peut être obtenu dans un avenir qui est proche, plus il aura une valeur importante dans la prise de décision. Les sujets sont généralement aussi plus préoccupés par de potentielles pertes que par de potentiels gains. Les potentielles pertes sont ainsi plus valorisées que les potentiels gains dans une prise de décision. Il existe en d’autres mots une certaine aversion aux pertes potentielles.
Les émotions, les affects, l’humeur, le style affectif et les traits émotionnels influencent la perception des risques. Des affects négatifs sont en effet souvent associés à une perception élevée de risques et à une perception faible de bénéfices à l’opposé des affects positifs qui s’associent très souvent à une faible perception de risques et à une perception élevée de bénéfices. Il faut rappeler à ce niveau que la prévalence des affects négatifs dans la population générale est importante. Il faut rappeler aussi que les affects négatifs sont fréquemment l’expression de troubles de l’adaptation, de troubles anxieux et dépressifs. De plus, la façon de communiquer un risque peut aussi induire des affects qui influenceront la perception des risques. Des travaux récents montrent que les affects induits au cours d’une communication de risques influencent la perception des risques (Slovic et Peters, 2006). La communication d’un risque par une formulation du type « vous avez un risque élevé de… » peut induire des affects négatifs. À l’inverse une communication d’un risque avec une formulation du type « le risque est faible de… » génère des affects positifs. Les affects induits influencent ainsi la perception des risques et des bénéfices. Une transmission d’informations du type « vous avez un risque élevé de… » entraîne la perception que les bénéfices sont limités et une transmission du type « le risque est faible de… » entraîne la perception que les bénéfices peuvent être importants. La perception d’un risque est donc une attribution qu’un sujet donne à l’évaluation qu’il se fait de la réalité (Douglas et Vidavsky, 1983). Cependant, cette attribution d’un risque est souvent influencée par les expériences passées, l’environnement, ainsi que par les caractéristiques psychologiques de l’individu (Borreani et Gangeri, 1996; Kash, Holland et coll., 1992). L’estimation d’un risque augmente avec l’importance des antécédents familiaux : le nombre de membres atteints dans une famille influence ainsi considérablement l’estimation du risque. Cette perception peut influencer la survie d’un sujet si elle s’associe à un changement de comportement. Il faut dans cette perspective que la perception du risque soit évaluée de façon exacte par le sujet. La transmission d’une information concernant un risque inclut généralement des données épidémiologiques qui permettent à un individu d’appréhender son risque de morbidité et de mortalité et des recommandations pour réduire celuici par des modifications comportementales (Schoenbach, Wagner et coll., 1987). Il n’est cependant pas établi que l’information amène un sujet à adhérer à un programme destiné à promouvoir un ou des changements de comportement. L’évaluation d’un risque inclut la perception du degré de susceptibilité de développer une maladie spécifique et de la sévérité des conséquences de cette maladie. La perception d’un risque étant une abstraction, une perception exacte d’un risque est donc très rare dans une population (Avis, Smith et coll., 1989). Certains individus ont une perception optimiste : ils présentent par exemple un risque élevé mais leur perception du risque est faible.
Certains individus ont une perception pessimiste : ils présentent par exemple un risque faible mais ils perçoivent le risque comme élevé. Idéalement, un individu devrait avoir une perception réaliste pour pouvoir évaluer d’une manière exacte son risque de développer une affection spécifique. Une transmission d’informations peut permettre cela. Une transmission d’informations d’un risque relatif est souvent plus compréhensible pour le sujet (Strecher et Kreuter, 1995). La communication d’informations concernant un risque et les actions préventives entreprises par d’autres individus appartenant à une même catégorie sociale (âge, sexe, situation sociale, etc.) peuvent contribuer à la correction des perceptions inexactes et permettre ainsi une évaluation plus objective du risque.
Ces décisions ne nécessitent pas d’effort cognitif et sont utiles pour faire face aux différentes et nombreuses sollicitations de la vie courante. Une plus grande rationalité peut cependant permettre d’éviter certains contextes ou comportements qui menacent la qualité et la durée de vie. Une «réduction» de l’irrationnel – via une communication des risques – est donc impérative si les risques encourus ne sont pas perçus et volontairement choisis. La figure 2-1. illustre schématiquement le processus pouvant mener à une modification de comportement.
Fig. 2-1 |
L’évaluation inexacte du risque peut avoir une influence sur l’adhésion à un programme de détection et de prévention : les femmes optimistes pourraient ne pas adhérer à un programme car elles se sentent en sécurité, tandis que celles qui ont une perception pessimiste pourraient refuser l’adhésion à un tel programme en raison de leurs peurs. Une relation entre l’adhésion à un programme de détection précoce (autopalpation, examen clinique, mammographie) et l’anxiété a été mise en évidence (Kash, Holland et coll., 1992). Cela a été étudié dans une population de femmes à risque recrutées par voie d’annonces : femmes ayant deux ou plusieurs parentes de premier degré atteintes d’un cancer du sein et/ou femmes ayant une parente de premier degré ayant été diagnostiquée avec un cancer du sein préménopausal. Dans cette étude, les femmes présentant un niveau d’anxiété peu élevé adhèrent plus aisément à un programme de surveillance incluant une autopalpation mensuelle et un examen clinique régulier. Celles qui présentent un haut niveau d’anxiété sont particulièrement réticentes à adhérer à ce programme d’autopalpation mensuelle des seins. De plus, cette étude fait apparaître que les femmes qui se perçoivent comme les plus susceptibles de développer une affection cancéreuse du sein sont celles qui s’engagent le moins à réaliser les recommandations préventives. Une hypothèse serait que les femmes anticipant un cancer du sein pensent qu’il n’y a pas grand-chose à faire pour diminuer leur risque. Ce sentiment d’impuissance explique qu’elles ne s’engagent pas dans un programme de prévention. Cela montre que la perception d’un risque élevé n’est pas une raison suffisante pour s’engager dans un programme de surveillance et que le sentiment d’impuissance peut agir comme un élément dissuasif. Ces résultats ne confirment pas les modèles linéaires qui associent perception d’un risque et comportement positif de santé.
Il existe en effet différents types d’anxiété. Certains types d’anxiété sont bien différenciés et spécifiques et d’autres pas. Une anxiété bien différenciée et spécifique se focalisant par exemple sur une dimension du dépistage (douleur lors de l’examen, radiation associée à l’examen, chirurgie éventuelle) mène souvent le sujet à un évitement de celui-ci dans le but de ne pas être exposé à la dimension crainte. L’évitement du dépistage réduit alors le niveau d’anxiété. Certains types d’anxiété sont peu différenciés et peu spécifiques comme la «peur du cancer en général» ou la «peur d’attraper le cancer». Une anxiété de ce type mène souvent le sujet à se dépister régulièrement. Le dépistage peut en effet alors réduire le niveau d’anxiété. Certains sujets présentent concomitamment différents types d’anxiété à la fois spécifique, se focalisant sur des dimensions associées au dépistage (douleur lors de l’examen par exemple) ou sur ce qui peut en découler (diagnostic de cancer par exemple), et à la fois peu spécifique comme par exemple la «peur du cancer en général». Cela peut amener ces sujets à recourir ou non au dépistage. Le fait de recourir ou non au dépistage sera pour eux déterminé par de nombreux facteurs agissant de manière à réduire le plus possible leur niveau d’anxiété (Consedine, Magai et coll., 2004).
L’idée qui sous-tend la prévention est que la perception des risques peut favoriser la motivation et l’intention d’adopter un comportement de précaution en matière de santé. Il est fait souvent l’hypothèse que cette intention mènera à une décision d’initier ou de maintenir un comportement de précaution et à la mise en acte du comportement de précaution en question. Une méta-analyse a comparé les amplitudes respectives d’un changement d’intention obtenu suite à une intervention de promotion de la santé, à l’amplitude de la modification comportementale observée (Webb et Sheeran, 2006). Il apparaît, comme attendu, que suite aux interventions de promotion de la santé, le changement d’intention évalué est bien associé à une modification comportementale. Cependant, alors que l’amplitude observée du changement des intentions est «moyenne à importante», l’amplitude des changements comportementaux n’est quant à elle que «faible à moyenne». Cette différence d’effet traduit la difficulté de mettre en acte l’intention d’adopter un comportement de précaution.