Chapitre 14 Les émotions et le concept de moi dans la philosophie occidentale
Les émotions et le concept de moi dans la philosophie occidentale
Ensuite, il est important de bien exposer les émotions telles qu’elles sont vues par les philosophes et les psychologues occidentaux car cette vision naît du concept occidental de Moi. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant (Chapitre 15), le concept de Moi dans la société chinoise est bien différent de celui des sociétés occidentales. Ce point est particulièrement pertinent car il implique la compréhension de la façon dont la vision des émotions en médecine chinoise peut s’appliquer à des patients occidentaux.
Un des thèmes constants de toute la philosophie occidentale, ancienne et moderne (à de rares exceptions près) est que les émotions (ou passions) sont des facteurs qui obscurcissent la Raison. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 9, ce point de vue est semblable à celui des trois grandes philosophies chinoises, c’est- à-dire le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme, selon lesquelles les émotions sont des forces aveugles qui emportent la raison et nous causent des problèmes. La description des émotions comme des événements naturels irrésistibles se retrouve fréquemment dans les textes philosophiques occidentaux, et bon nombre de philosophes occidentaux considèrent effectivement que les émotions sont des causes de la maladie, pratiquement telles qu’on les voient en médecine chinoise.
James évoque des textes d’auteurs anciens :
Les images d’un combat civil dans l’âme sont associées à une vision des passions comme étant des troubles naturels, comme des orages, des torrents ou des tempêtes. Ce sont des vents qui bouleversent l’âme, nous emportant comme des bateaux dans la tourmente. Dans ces métaphores la passion est vue comme un mouvement. Les passions sont turbulentes, ce sont des rebondissements violents, ce sont des coups de boutoir féroces et spontanés. En tant que telles, on les décrit souvent, en plus, comme des maladies, des états pathologiques auxquels on succombe aisément et dont il faut nous guérir. Les passions comprennent l’aveuglement de la faculté de compréhension, la perversion de la volonté, l’altération de nos humeurs1.
Comme nous l’avons vu au chapitre 9, cette vision des émotions est semblable à celle de la médecine chinoise, qui décrit l’action des émotions comme « un déferlement », le déferlement d’une vague.
Malebranche (1638-1715), philosophe cartésien, exprimait son dédain pour les émotions en des termes extrêmement virulents : « Imposez le silence à vos sens, votre imagination et vos passions, et vous entendrez la voix pure de la vérité intérieure »2. Dans cette perspective, l’intellect fournit des informations exactes alors que les émotions obscurcissent notre esprit et déforment les choses. Young a même été jusqu’à dire que les émotions n’ont aucun but conscient et provoquent « une perte totale du contrôle du cerveau »3.
Au cours des siècles, divers philosophes occidentaux ont prôné différentes stratégies pour arriver à libérer le tourment émotionnel, c’est-à-dire « l’euthumia » préconisée par Démocrite, la « tranquillitas » de Sénèque, « l’ataraxia » des Épicuriens, etc4.
Greenfield pense que les émotions sont les briques de la conscience ; elle dit que l’on ne peut pas comprendre la conscience sans comprendre les émotions et que la conscience n’est pas purement rationnelle ou cognitive5.
Vers 3 mois, la joie fait son apparition ; les bébés commencent à sourire et semblent manifester de l’exaltation et de la joie. Vers 3 mois également, la tristesse surgit à l’occasion du retrait de stimuli positifs6. On dit que la colère apparaît entre 4 et 6 mois. La colère se manifeste lorsque les enfants sont frustrés, surtout lorsqu’on leur attache les pieds et les mains.
La peur apparaît plus tard et elle traduit un pas de plus dans le développement cognitif. Schaffer dit : « Pour que les enfants montrent de la peur, il faut qu’ils soient capables de comparer les événements qui leur font peur avec d’autres événements »7. Les processus cognitifs jouent un rôle important dans l’émergence des premières émotions. Lorsque l’enfant atteint plus de 2 ans, une nouvelle capacité cognitive apparaît ; l’émergence d’une conscience de soi effective ou objective donne naissance à toute une nouvelle classe d’émotions, qui sont ce que l’on appelle les « émotions de la conscience de soi », comme la gêne, la compassion et la jalousie.
Le développement émotionnel du bébé reflète les vues de la médecine chinoise selon lesquelles l’Esprit (Shen) est immature chez les bébés et se développe progressivement pour atteindre plus ou moins sa pleine maturité vers 7 ans.
Un des processus physiologiques que la régulation limbique dirige est le développement du cerveau lui-même, et cela veut dire que l’attachement détermine la nature ultime de l’esprit de l’enfant. De nombreux sous-systèmes du cerveau mammalien ne sont pas préprogrammés ; pour se développer, les mammifères ont besoin de la régulation limbique qui donne une cohérence à leur neuro-développement8.
Les émotions remontent à 100 millions d’années, alors que la cognition n’est vieille que de quelques centaines de milliers d’années. Malgré leur jeunesse, les capacité principales du néocortex émerveillent le monde occidental et font de l’ombre à la composante limbique plus calme de l’esprit. Parce que la logique et la déduction fonctionnent de façon si claire, on a supposé qu’elles étaient les clés essentielles qui ouvraient toutes les portes9.
La résonance, la régulation et la révision limbiques définissent notre existence émotionnelle ; ce sont les murs et les tours de l’édifice neural que l’évolution a construite afin qu’y vivent les mammifères. Notre intellect est largement aveugle à tout cela. Dans l’édifice véritable du cœur, ceux qui se laissent aller à prendre la Raison pour guide se cognent aux murs et trébuchent sur les marches. Notre culture fourmille d’experts qui veulent nous expliquer comment imaginer arriver à un futur meilleur, comme si cela pouvait être possible. Ils tirent profit de la facilité qu’il y a à supposer avec crédibilité que c’est l’intellect qui mène la danse. Il n’en est rien. L’étape ultime de la Raison, écrivait Pascal, est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpasse10.
Nous savons que les émotions jouent un rôle important quant à notre processus de développement et que, outre qu’elles sont une cause de la maladie dans certaines circonstances, elles ont aussi plusieurs rôles positifs. Par exemple, la tristesse peut renforcer les liens sociaux. Au cours de l’évolution, en renforçant les liens sociaux, le chagrin a accru la probabilité de survie11.
La colère nous permet de nous mobiliser et de maintenir notre énergie à un haut niveau ; la honte assure l’ordre et la stabilité de la société ; la peur motive la fuite dans les situations dangereuses12.
• Les théories anciennes sur les émotions
• Le début des théories modernes sur les émotions
• La théorie de James-Lange sur les émotions
• Les théories contemporaines sur les émotions
• La vision qu’ont actuellement les neurosciences sur les émotions.
Les théories anciennes sur les émotions
La plupart des anciens philosophes ont disserté sur la nature et la fonction des émotions. Solomon présente un résumé des positions de ces philosophes de l’Antiquité13. Au temps de Pythagore, Héraclite et Platon, l’âme était considérée comme résidant au cerveau.
L’âme était vue de façons diverses. Dans une version, l’esprit (spiritus naturalis), qui naît au foie, est transporté au cœur et aux poumons où il est transformé en un esprit essentiel de vie (spiritus vitalis) qui est alors distillé au cerveau afin de devenir l’esprit animal (spiritus animalis), qui convoye la pensée, le jugement et la mémoire14. L’âme incarnée se trouve dans le cerveau. Cette position présente des similitudes intéressantes avec celle de la médecine chinoise, pour laquelle l’Âme Éthérée (qui est au Foie) interagit avec l’Esprit du Cœur pour produire le jugement, la cognition et la volition.
Pythagore
Pythagore (570-490 AEC) pensait que les plantes avaient une âme et que les âmes humaines, par exemple, pouvaient devenir des plantes animées. Certains pensent que c’est Pythagore qui, le premier, a inventé le terme même « d’âme » (psyche, φυχη). La philosophie de Pythagore s’intéressait à l’existence continuée de la personne (ou de ce qui pouvait être raisonnablement assimilé à une personne) après la mort.
Aristote
Aristote (384-322 AEC) à développé à loisir le sujet des émotions. Il disait :
L’émotion est ce qui fait que l’état de la personne se transforme tellement que son jugement s’en trouve affecté et que cela s’accompagne de plaisir et de douleur. La colère, la peur, la pitié et sentiments proches, de même que leur contraire, sont des exemples d’émotions17.
Pour Aristote, ce ne sont pas simplement des sentiments, mais aussi des jugements portés par l’esprit. Pour Aristote, une émotion est un état de l’esprit dirigé vers un certain objet, dans certaines conditions. Dans l’exemple de la colère, il s’agit d’un désir de revanche dirigé contre une personne précise, au prétexte que cette personne m’a offensée18.
Un aspect intéressant de la façon dont Aristote voit les émotions est leur manifestation physique, qui présente des analogies intéressantes avec la médecine chinoise. Aristote dit que les personnes qui sont en colère ont chaud au niveau du cœur et parce que, dans la colère, cette chaleur monte, elles deviennent « rouges au niveau du visage et pleines de souffle »19. Ce qui est intéressant et important dans ces mots est que ce ne sont pas juste des métaphores mais qu’ils décrivent un processus physique qui survient sous l’influence des émotions (semblable à celui que décrit la médecine chinoise).
Il est intéressant de voir qu’Aristote croyait en l’existence de trois âmes : une âme végétative animant le monde végétal, une âme sensible animant les animaux, et une âme intellectuelle animant les êtres humains20. Ainsi, les êtres humains ont deux âmes en commun avec le monde animal et une avec le monde végétal. Cette position se rapproche fortement de la vision qu’ont les Chinois des trois formes d’Âme Éthérée.
Les stoïciens
Les stoïciens voyaient les émotions de façon négative, considérant qu’elles étaient des facteurs psychiques menant au mal être. Ils pensaient que les émotions étaient des jugements sur le monde et sur la place de chacun dans celui-ci21. Mais comme ils considéraient qu’on ne pouvait pas contrôler le monde, les émotions étaient alors des erreurs de jugement qui, en conséquence, nous rendaient malheureux et frustrés.
Chrysippus (280-206 AEC) a développé la vue classique que les stoïciens avaient sur la nature des émotions. Pour lui, toutes les émotions sont faites de deux jugements : le jugement qui affirme qu’une situation est bénéfique ou néfaste, et le jugement qui veut qu’il soit nécessaire de réagir22. Les stoïciens faisaient clairement la distinction entre l’émotion, qui comporte un jugement, et le sentiment qui lui correspond, qui ne comporte pas de jugement. Ce sentiment peut précéder l’émotion, auquel cas les stoïciens l’appellent « mouvement premier ». Il est intéressant de voir que Chrysippus plaçait le centre de commande de l’âme au cœur.
Chrysippus décrit les quatre émotions de base :
• la détresse est le jugement qui signale qu’il y a quelque chose de mauvais qui surgit et il est salutaire pour ressentir la contraction ;
• le plaisir est le jugement qui signale qu’il y a quelque chose de bon qui surgit et il est salutaire pour ressentir l’expansion ;
• la peur est le jugement qui signale qu’il y a quelque chose de mauvais qui surgit et il est approprié de vouloir l’éviter ;
• le désir est le jugement qui signale qu’il y a quelque chose de bon qui surgit et il est approprié de vouloir le rechercher.
La réaction à la peur et au désir est comportementale et volontaire. La réaction à la détresse et au plaisir est involontaire et implique respectivement une contraction et une expansion. Sorabji dit : « On dit que ce qui se contracte et s’étire est l’esprit (animus) et que l’esprit est une entité physique chez les stoïciens matérialistes »23. Cette affirmation est très intéressante car elle a une résonance avec les visions chinoises d’expansion (appelée shen) et de contraction (appelée gui) de notre esprit (voir le chapitre 7).
L’éducation de cet élément rationnel est la compréhension de la nature des choses, comme celle du conducteur du char est la compréhension des instructions liées à la conduite des chars. Car la compréhension n’est pas générée dans les capacités non rationnelles de l’âme, pas plus que dans les chevaux. La vraie vertu vient progressivement d’une sorte d’habituation non rationnelle ; dans le cas des conducteurs de chars, d’une instruction rationnelle24.
Les réactions du système de l’amygdale est la contrepartie moderne des chevaux de Posidonius. Nous ne croyons plus, comme lui, aux mouvements spatiaux d’une âme physique, mais instinctivement, Posidonius avait vu juste. Aussi importants que soient les jugements dans de nombreux cas d’émotions, il y a un autre facteur à prendre en compte : les réactions physiques de l’amygdale et la conscience que nous avons de ces réactions25.
Le Moyen-Âge et la chrétienté
Comme c’était courant aux siècles précédents, au Moyen-Âge, les émotions étaient considérées comme des facteurs qui emportaient l’esprit loin de la Grâce divine. C’est pourquoi la Raison devait les contrôler avec fermeté (Fig. 14.1).
Figure 14.1 Le contrôle des émotions par la Raison.
(Illustration reproduite avec la permission de James S 2003 Passion and Action. Clarendon Press, Oxford. Cette illustration est elle-même reproduite de Senault JF The Use of Passions, trans. Henry Early of Monmouth (1649). Cambridge University Library.)
Saint Augustin
Le concept occidental de moi a été élaboré au cours de nombreux siècles et la religion chrétienne a joué un rôle important dans sa formation. À cet égard, les penseurs chrétiens les plus influents étaient Thomas d’Aquin et Saint Augustin (354-430). Saint Augustin pensait que le moi était intérieur. Il disait : « Ne va pas à l’extérieur ; retourne en toi-même. C’est à l’intérieur de l’homme que se trouve la vérité »26. Selon lui, ce mouvement vers l’intérieur nous met en relation avec Dieu car Dieu est en nous. C’est la lumière de l’âme. C’est dans l’intimité même de la présence à soi que l’on trouve Dieu. Selon Taylor, « C’est à peine exagéré de dire que c’est Saint Augustin qui a introduit l’intériorité de la réflexivité radicale et qui l’a léguée à la tradition de la pensée occidentale »27.
Saint Augustin a été le premier à établir le point de vue de la première personne (repris par la suite par Descartes) du « Je pense, donc je suis », et il a été le premier à faire de ce point de vue un point de vue fondamental dans notre recherche de vérité. Taylor dit de la pensée de Saint Augustin : « Je suis certain de mon existence : cette certitude est contingente du fait que celui qui sait et la chose sue sont identiques. C’est la certitude de la présence à soi »28. Selon Saint Augustin, rien n’est supérieur à la raison de la nature humaine.
Le chemin de Saint Augustin va de l’extérieur vers l’intérieur et de l’intérieur vers le supérieur. Pour Saint Augustin, le langage de l’intériorité représente une doctrine radicale nouvelle des ressources de l’homme, une doctrine qui veut que la voie supérieure passe à l’intérieur. Dans cette doctrine, la réflexivité radicale prend un statut nouveau parce que c’est l’espace où l’on peut rencontrer Dieu, où l’on peut passer de l’inférieur au supérieur29.
Thomas d’Aquin
Aquin place le siège de la conscience et des émotions au cœur. Il est intéressant de voir qu’à la fois le Vieux Testament et le Nouveau Testament affirment avec force que la conscience réside au cœur30. Le cœur est le siège de la mémoire, de la conscience, de la pensée, de la sagesse et de l’intelligence, tout comme dans la médecine chinoise.
Descartes
Malgré la vision sophistiquée que Descartes avait des processus mentaux et physiologiques du corps, qu’il envisageait séparément, soit il n’a pas spécifié les liaisons mutuelles entre l’esprit et le corps, soit il les a présentées comme non plausibles31.
Pour expliquer cela, Descartes disait que le corps et l’esprit se trouvaient ensemble dans une glande à la base du cerveau (la glande pinéale) et que le corps avait une influence sur l’esprit en raison de l’agitation des « esprits animaux » (particules minuscules du sang) qui provoquait les émotions et leurs effets physiques dans diverses parties du corps32. Solomon explique la pensée de Descartes :
Les émotions impliquent non seulement des sensations provoquées par l’agitation physique mais les perceptions, les désirs et les croyances. En conséquence, ce n’est pas comme si une émotion n’était qu’une simple perception du corps, elle peut aussi être, comme Descartes le dit, une perception de l’âme, et certaines perceptions peuvent aussi être la perception de choses qui n’existent pas du tout33.
Descartes définissait les passions comme « les perceptions, sensations ou émotions de l’âme qui nous relions spécifiquement à celle-ci, et qui sont provoquées, conservées et fortifiées par une sorte de mouvement des esprits animaux »34. Selon lui, les passions rendent le jugement confus et obscur.
En Occident, Descartes a joué un rôle énorme en considérant le concept de moi comme étant au centre de la raison. « Je suis certain que je n’ai aucune connaissance de ce qui est extérieur à moi si ce n’est par le biais des idées que j’ai en moi »35. Les idées sont des contenus intrapsychiques liés au moi. Descartes identifiait la cognition et la conscience avec l’esprit. Entre parenthèses, c’est Descartes qui a été le premier à modifier la terminologie de la psychologie occidentale et à utiliser « esprit » à la place « d’âme »36.
Voilà pourquoi Descartes ne nous demande pas de nous débarrasser de nos passions. Au contraire, il admire « les grandes âmes dont les pouvoirs de raisonnement sont forts et puissants, celles qui, bien qu’ayant aussi des passions, parfois même plus violentes que d’ordinaire, conservent néanmoins une raison souveraine »37.
Dans un étrange tour de passe-passe, Descartes a avancé l’idée que le corps et l’esprit agissaient l’un sur l’autre mais il n’a jamais expliqué comment cette interaction pouvait fonctionner, à part dire que la glande pinéale était le lieu de ces interactions38.
Malgré la vision sophistiquée que Descartes avait des processus mentaux et physiologiques du corps, qu’ils considéraient comme séparés, soit il n’a pas spécifié les liaisons mutuelles entre l’esprit et le corps, soit il les a présentées comme non plausibles39.
Thomas Willis
Thomas Willis (1621-1675) pensait que l’être humain était un animal à deux âmes, qui avait une âme sensible, que l’on trouve aussi dans les animaux inférieurs, et une âme rationnelle. Il pensait que l’âme rationnelle, mise dans le cerveau par Dieu, était immatérielle et immortelle, et qu’elle se trouvait dans le corps calleux40.
Spinoza
La solution proposée par Spinoza n’avait plus besoin d’un esprit et d’un corps qui s’unifiaient et interagissaient ; l’esprit et le corps surgissaient en parallèle de la même substance, s’imitant totalement l’un l’autre dans leurs diverses manifestations. Au sens strict, l’esprit ne produit pas le corps, et le corps ne produit pas l’esprit41.
La vision que Spinoza a de l’esprit humain présente des liens intéressants avec la neurophysiologie contemporaine. Spinoza dit : « L’objet de l’idée constituant l’esprit humain est le Corps »42.
La perspicacité remarquable de Spinoza a été de voir « l’esprit et le corps [comme] parallèles et leurs processus mutuellement corrélés, s’imitant l’un l’autre à chaque croisement, comme deux facettes d’une même chose »43.
Hume
David Hume (1711-1776) a écrit sur les passions dans son ouvrage Traité de la nature humaine. Hume représente plutôt une voix isolée parmi les philosophes occidentaux lorsqu’il assigne un rôle important et central aux émotions, qu’il considère comme une partie essentielle de notre vie psychique et non pas comme des facteurs qui obscurcissent notre raison. Hume estime que les émotions impliquent non seulement une perception et une modification corporelle (les « esprits animaux » de Descartes) mais aussi les idées. Ainsi, les émotions ont trois dimensions : la perception, la modification corporelle et les idées (que nous appellerions maintenant la partie cognitive).
Hume estimait que les émotions n’étaient pas des facteurs qui obscurcissent notre raison mais l’essence même de l’existence et de la moralité sociale chez l’homme. Il ne fallait donc pas les comparer défavorablement à la raison ; au contraire, il fallait les louer et les défendre au même titre que celle-ci44.
Hume soutenait que c’étaient les impulsions émotionnelles qui motivaient toute action. Il croyait que la raison ne faisait rien de plus que de considérer les faits et de tirer des conclusions sur le monde permettant de réaliser et de hiérarchiser les programmes établis par les passions45.
Kant
Emmanuel Kant (1724-1804) était un défenseur inconditionnel de la Raison. Kant faisait la distinction entre la raison et ce qu’il appelait les « inclinaisons » (émotions, humeurs et désirs) et rejetait ces dernières comme étant non indispensables à la morale, inopportunes au mieux, perturbatrices au pire46.
Le début des théories modernes sur les émotions
Friederich Nietzsche (1844-1900) avait une vision des émotions qui contrastait fortement avec la vision générale qui les considérait comme des facteurs perturbant et obscurcissant la raison. Nietzsche célébrait les motivations plus obscures, plus instinctives et moins rationnelles de l’esprit humain, qu’il appelait « dionysiennes », par opposition à son côté « apollinien ». Nietzsche louait les passions et les décrivait comme ayant plus de raison que la Raison47.
En 1927, le psychologue américain Walter B. Cannon et son collègue Philip Bard ont proposé la théorie de Cannon-Bard sur les émotions. Cannon et Bard pensaient que les émotions ne surgissaient que lorsque l’hypothalamus était stimulé. Ils estimaient que l’hypothalamus était le « siège » des émotions. Plusieurs chercheurs ont depuis démontré que la stimulation de différentes parties du cerveau, surtout du système limbique, déclenchait des émotions.
Selon Cannon et Bard, les stimuli émotionnels externes produits par le thalamus sont dirigés simultanément vers le cortex cérébral et vers l’hypothalamus. À son tour, l’hypothalamus envoie des messages à la fois aux muscles et aux organes, et au cortex. L’interaction des messages dans le cortex quant à ce qu’est le stimulus et à sa signification émotionnelle engendre l’expérience consciente de l’émotion48. Comme on peut le voir, cette position correspond à la vision qu’ont les chinois des émotions comme étant un mouvement du Qi simultanément physique et psychique.
Papez fait état de toute une série de connexions allant de l’hypothalamus au thalamus antérieur, puis au cortex cingulaire. Les expériences émotionnelles surviennent lorsque le cortex cingulaire intègre les signaux du cortex sensoriel et de l’hypothalamus49.
La théorie de James-Lange sur les émotions
James et Lange ont vu les émotions comme des sentiments qui survenaient en tant que résultat de ces modifications physiologiques plutôt que comme en étant la cause. Lange a même affirmé que les changements vasomoteurs survenant lorsque nous avons une émotion étaient cette émotion. La figure 14.2 montre, en haut, la vision traditionnelle des émotions comme causes de modifications physiologiques, et en dessous, la vision qu’ont James et Lange des émotions.
William James décrit ainsi ce processus :
Ma théorie … est que les modifications corporelles suivent immédiatement la perception du phénomène de départ et que le sentiment de ces mêmes modifications, au moment où elles surviennent, constitue l’émotion. Le bon sens dirait que nous perdons notre fortune, nous en sommes affectés et nous pleurons ; nous rencontrons un ours, nous sommes effrayés et nous courrons ; nous sommes insultés par un rival, nous nous mettons en colère et nous frappons. L’hypothèse à défendre ici est que l’ordre de cet enchaînement est incorrect … et que l’affirmation la plus rationnelle est de dire que nous sommes affectés parce que nous pleurons, que nous sommes en colère parce que nous frappons et que nous avons peur parce que nous tremblons. … Sans les états corporels qui suivent cette perception, cette dernière ne serait que purement cognitive par la forme, pâle, sans couleur, dénuée de toute chaleur émotionnelle. On pourrait alors voir l’ours, et décider s’il est mieux de s’enfuir, on pourrait recevoir l’insulte et estimer alors qu’il est juste de frapper, mais on ne se sentirait absolument pas effrayé ou en colère50.