14: Les émotions et le concept de moi dans la philosophie occidentale

Chapitre 14 Les émotions et le concept de moi dans la philosophie occidentale




Les émotions et le concept de moi dans la philosophie occidentale


Dans ce chapitre, je présenterai les émotions telles qu’elles sont vues par divers philosophes occidentaux, anciens ou modernes, par des psychologues et par des spécialistes de neurophysiologie. Personnellement, je pense que présenter les choses dans cet ordre pour mieux équilibrer la présentation de la vision des émotions en médecine chinoise et celle des émotions envisagées par la culture occidentale est très important, et ce pour deux raisons.


Tout d’abord, il ne faut pas considérer que la vision qu’a la médecine chinoise des émotions est la seule possible ; les émotions sont bien plus que de simples causes de la maladie, comme on le dit en médecine chinoise. Comme nous le verrons, bien que certains philosophes occidentaux considèrent les émotions comme des causes de la maladie (comme la médecine chinoise), d’autres estiment qu’elles sont essentielles au fonctionnement de notre esprit.


Ensuite, il est important de bien exposer les émotions telles qu’elles sont vues par les philosophes et les psychologues occidentaux car cette vision naît du concept occidental de Moi. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant (Chapitre 15), le concept de Moi dans la société chinoise est bien différent de celui des sociétés occidentales. Ce point est particulièrement pertinent car il implique la compréhension de la façon dont la vision des émotions en médecine chinoise peut s’appliquer à des patients occidentaux.


Un des thèmes constants de toute la philosophie occidentale, ancienne et moderne (à de rares exceptions près) est que les émotions (ou passions) sont des facteurs qui obscurcissent la Raison. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 9, ce point de vue est semblable à celui des trois grandes philosophies chinoises, c’est- à-dire le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme, selon lesquelles les émotions sont des forces aveugles qui emportent la raison et nous causent des problèmes. La description des émotions comme des événements naturels irrésistibles se retrouve fréquemment dans les textes philosophiques occidentaux, et bon nombre de philosophes occidentaux considèrent effectivement que les émotions sont des causes de la maladie, pratiquement telles qu’on les voient en médecine chinoise.


James évoque des textes d’auteurs anciens :



Comme nous l’avons vu au chapitre 9, cette vision des émotions est semblable à celle de la médecine chinoise, qui décrit l’action des émotions comme « un déferlement », le déferlement d’une vague.



Malebranche (1638-1715), philosophe cartésien, exprimait son dédain pour les émotions en des termes extrêmement virulents : « Imposez le silence à vos sens, votre imagination et vos passions, et vous entendrez la voix pure de la vérité intérieure »2. Dans cette perspective, l’intellect fournit des informations exactes alors que les émotions obscurcissent notre esprit et déforment les choses. Young a même été jusqu’à dire que les émotions n’ont aucun but conscient et provoquent « une perte totale du contrôle du cerveau »3.


Au cours des siècles, divers philosophes occidentaux ont prôné différentes stratégies pour arriver à libérer le tourment émotionnel, c’est-à-dire « l’euthumia » préconisée par Démocrite, la « tranquillitas » de Sénèque, « l’ataraxia » des Épicuriens, etc4.


Toutefois, il y a eu des voix dissidentes, surtout celles de Hume, Spinoza, Nietzsche et Sartre. À l’heure actuelle, Solomon est fortement en faveur de l’opinion qui veut que les émotions soient des jugements et il rejette ce qu’il appelle « le Mythe des passions », c’est-à-dire l’idée que les émotions sont des facteurs qui obscurcissent notre raison et notre esprit.


Greenfield pense que les émotions sont les briques de la conscience ; elle dit que l’on ne peut pas comprendre la conscience sans comprendre les émotions et que la conscience n’est pas purement rationnelle ou cognitive5.


Comme nous le verrons plus loin, les émotions sont loin d’être de simples facteurs psychiques qui obscurcissent la raison ; ce sont en fait une façon essentielle grâce à laquelle notre esprit (et notre « raison ») se développent. Lewis a établi les grandes lignes du développement émotionnel des bébés de 3 mois à 3 ans. Les nouveau-nés montrent une vie émotionnelle bipolaire ; d’un côté il y a de la détresse exprimée par les pleurs et de l’autre un plaisir marqué par la satiété et les soins.


Vers 3 mois, la joie fait son apparition ; les bébés commencent à sourire et semblent manifester de l’exaltation et de la joie. Vers 3 mois également, la tristesse surgit à l’occasion du retrait de stimuli positifs6. On dit que la colère apparaît entre 4 et 6 mois. La colère se manifeste lorsque les enfants sont frustrés, surtout lorsqu’on leur attache les pieds et les mains.


La peur apparaît plus tard et elle traduit un pas de plus dans le développement cognitif. Schaffer dit : « Pour que les enfants montrent de la peur, il faut qu’ils soient capables de comparer les événements qui leur font peur avec d’autres événements »7. Les processus cognitifs jouent un rôle important dans l’émergence des premières émotions. Lorsque l’enfant atteint plus de 2 ans, une nouvelle capacité cognitive apparaît ; l’émergence d’une conscience de soi effective ou objective donne naissance à toute une nouvelle classe d’émotions, qui sont ce que l’on appelle les « émotions de la conscience de soi », comme la gêne, la compassion et la jalousie.


Le développement émotionnel du bébé reflète les vues de la médecine chinoise selon lesquelles l’Esprit (Shen) est immature chez les bébés et se développe progressivement pour atteindre plus ou moins sa pleine maturité vers 7 ans.


Actuellement, les spécialistes des neurosciences confirment que le cerveau limbique (le siège des émotions) est essentiel au développement du cortex cérébral ; autrement dit, les émotions, bien loin d’être des facteurs qui perturbent la « raison » sont un élément crucial grâce auquel la « raison » se développe. Lewis, Amini et Lannon écrivent :




Lewis, Amini et Lannon précisent que les émotions sont bien plus anciennes que le développement cortical. Ils disent :



Ils disent plus loin :



Nous savons que les émotions jouent un rôle important quant à notre processus de développement et que, outre qu’elles sont une cause de la maladie dans certaines circonstances, elles ont aussi plusieurs rôles positifs. Par exemple, la tristesse peut renforcer les liens sociaux. Au cours de l’évolution, en renforçant les liens sociaux, le chagrin a accru la probabilité de survie11.


La colère nous permet de nous mobiliser et de maintenir notre énergie à un haut niveau ; la honte assure l’ordre et la stabilité de la société ; la peur motive la fuite dans les situations dangereuses12.


La présentation des émotions et du concept de moi dans la philosophie moderne abordera les rubriques suivantes :




Les théories anciennes sur les émotions


La plupart des anciens philosophes ont disserté sur la nature et la fonction des émotions. Solomon présente un résumé des positions de ces philosophes de l’Antiquité13. Au temps de Pythagore, Héraclite et Platon, l’âme était considérée comme résidant au cerveau.


L’âme était vue de façons diverses. Dans une version, l’esprit (spiritus naturalis), qui naît au foie, est transporté au cœur et aux poumons où il est transformé en un esprit essentiel de vie (spiritus vitalis) qui est alors distillé au cerveau afin de devenir l’esprit animal (spiritus animalis), qui convoye la pensée, le jugement et la mémoire14. L’âme incarnée se trouve dans le cerveau. Cette position présente des similitudes intéressantes avec celle de la médecine chinoise, pour laquelle l’Âme Éthérée (qui est au Foie) interagit avec l’Esprit du Cœur pour produire le jugement, la cognition et la volition.







Platon


Platon (429-347 AEC) conçoit l’âme comme possédant des caractéristiques cognitives et intellectuelles. C’est quelque chose qui raisonne, qui régule et contrôle le corps, ses désirs et ses affections, et quelque chose qui a des vertus comme la tempérance, la justice et le courage. L’âme telle qu’elle est vue par Platon ne se limite pas à l’esprit. Elle est plus vaste, dans la mesure où Platon retient l’idée traditionnelle d’une âme qui permet de distinguer l’animé de l’inanimé.


Comme de nombreux philosophes après lui, Platon considère que nous sommes bons lorsque c’est la raison qui nous gouverne et mauvais quand ce sont nos désirs qui nous dominent. Être maître de soi signifie que la partie supérieure de l’âme l’emporte sur la partie inférieure, que la raison l’emporte sur les désirs.


Platon a aussi envisagé les forces irrationnelles de l’âme, créant l’image d’un conducteur de char (la raison, le côté rationnel de l’âme) conduisant un char tiré par deux chevaux, l’un représentant la colère et la domination, l’autre les appétits bas. Platon a décrit le conducteur et les chevaux comme « tirant » chacun de leur côté. C’est une image qui a influencé la théorie freudienne sur le moi et le ça.


Selon Platon, le côté rationnel de l’âme n’est pas pleinement développé avant l’âge de 14 ans. Il dit :




Aristote


Aristote (384-322 AEC) à développé à loisir le sujet des émotions. Il disait :



Pour Aristote, ce ne sont pas simplement des sentiments, mais aussi des jugements portés par l’esprit. Pour Aristote, une émotion est un état de l’esprit dirigé vers un certain objet, dans certaines conditions. Dans l’exemple de la colère, il s’agit d’un désir de revanche dirigé contre une personne précise, au prétexte que cette personne m’a offensée18.


Un aspect intéressant de la façon dont Aristote voit les émotions est leur manifestation physique, qui présente des analogies intéressantes avec la médecine chinoise. Aristote dit que les personnes qui sont en colère ont chaud au niveau du cœur et parce que, dans la colère, cette chaleur monte, elles deviennent « rouges au niveau du visage et pleines de souffle »19. Ce qui est intéressant et important dans ces mots est que ce ne sont pas juste des métaphores mais qu’ils décrivent un processus physique qui survient sous l’influence des émotions (semblable à celui que décrit la médecine chinoise).


Aristote pensait que l’élément cognitif des émotions constituait la « forme » et que les modifications physiques qu’elles provoquaient constituaient la « matière ». Cette vision ouvre la voie à deux façons de traiter les émotions : on peut les calmer soit en traitant le processus physiologique, soit en prenant en compte les cognitions.


Aristote pensait que l’âme résidait au cœur plutôt qu’au cerveau. Il considérait que la fonction du cerveau était de rafraîchir le sang mais que le cœur était l’organe principal de l’âme, d’où cette interrogation de Shakespeare, dans Le Marchand de Venise : « Dis-moi où siège l’imagination : Dans le cœur ou dans la tête ? »


Il est intéressant de voir qu’Aristote croyait en l’existence de trois âmes : une âme végétative animant le monde végétal, une âme sensible animant les animaux, et une âme intellectuelle animant les êtres humains20. Ainsi, les êtres humains ont deux âmes en commun avec le monde animal et une avec le monde végétal. Cette position se rapproche fortement de la vision qu’ont les Chinois des trois formes d’Âme Éthérée.



Les stoïciens


Les stoïciens voyaient les émotions de façon négative, considérant qu’elles étaient des facteurs psychiques menant au mal être. Ils pensaient que les émotions étaient des jugements sur le monde et sur la place de chacun dans celui-ci21. Mais comme ils considéraient qu’on ne pouvait pas contrôler le monde, les émotions étaient alors des erreurs de jugement qui, en conséquence, nous rendaient malheureux et frustrés.


Les stoïciens ont étudié avec beaucoup de soin les jugements constituants qui composaient les émotions : l’audace du jugement moral dans la colère, la vulnérabilité de l’amour, le repli sur soi de la sécurité en cas de peur.


Chrysippus (280-206 AEC) a développé la vue classique que les stoïciens avaient sur la nature des émotions. Pour lui, toutes les émotions sont faites de deux jugements : le jugement qui affirme qu’une situation est bénéfique ou néfaste, et le jugement qui veut qu’il soit nécessaire de réagir22. Les stoïciens faisaient clairement la distinction entre l’émotion, qui comporte un jugement, et le sentiment qui lui correspond, qui ne comporte pas de jugement. Ce sentiment peut précéder l’émotion, auquel cas les stoïciens l’appellent « mouvement premier ». Il est intéressant de voir que Chrysippus plaçait le centre de commande de l’âme au cœur.


Pour les stoïciens, il est possible de « traiter » les émotions car ce ne sont pas des réactions involontaires (les stoïciens ne tenaient pas compte des « mouvements premiers ») mais des jugements que l’on pouvait suspendre. Il est intéressant de voir que cet entraînement est remarquablement proche de la thérapie cognitive comportementale moderne.


Sénèque (4 AEC-65 EC) distinguait trois stades dans les émotions : le premier était le stade de la sensation (qu’il appelait « mouvements premiers »), le second le stade de l’émotion à proprement parler, au moment où s’opère le jugement, et le troisième le stade où l’émotion, incontrôlée, « envahit » notre esprit.


La position des stoïciens sur les émotions n’était pas la même que celle d’Aristote. Pour Aristote, les émotions étaient utiles en quantité modérée ; c’est ce qu’il appelait metriopatheia. Les stoïciens, quant à eux, pensaient que toutes les émotions étaient pernicieuses et devaient être éradiquées ; c’est ce qu’il appelait apatheia (qui a donné naissance, après des modifications de sens, au mot « apathie »).


Chrysippus décrit les quatre émotions de base :



La réaction à la peur et au désir est comportementale et volontaire. La réaction à la détresse et au plaisir est involontaire et implique respectivement une contraction et une expansion. Sorabji dit : « On dit que ce qui se contracte et s’étire est l’esprit (animus) et que l’esprit est une entité physique chez les stoïciens matérialistes »23. Cette affirmation est très intéressante car elle a une résonance avec les visions chinoises d’expansion (appelée shen) et de contraction (appelée gui) de notre esprit (voir le chapitre 7).


Posidonius (1er siècle AEC) prenait aussi en compte les aspects irrationnels de l’âme, renvoyant à l’image que donnait Platon du conducteur de char (la raison) qui conduisait un char tiré par deux chevaux, l’un représentant la côté irascible de l’âme et l’autre ses appétits bas. À partir de cela, Posidonius en concluait qu’il y avait deux formes d’entraînement nécessaires au contrôle des émotions :



La neurophysiologie moderne a validé les positions de Sénèque quant aux « mouvements premiers » vus comme les premiers tressaillements du sentiment, avant qu’il n’acquiert une nature cognitive et ne devienne une émotion ; elle a aussi validé la vision de Posidonius quant aux côtés irrationnels, autonomes et inférieurs de l’âme (les deux chevaux).


La neurophysiologie moderne a montré que lorsqu’une personne perçoit un son associé au danger, cette perception emprunte deux voies pour arriver au cerveau. La première passe par l’amygdale, et c’est une voie rapide, accessible avant même que le sentiment ne pénètre dans la conscience. Une fois l’amygdale en alerte, il faut environ deux fois plus de temps pour que les régions corticales soient stimulées.


Sorabji dit :



Les réactions rapides de l’amygdale à la suite de stimuli correspondent aussi aux « mouvements premiers » de Sénèque.




Saint Augustin


Le concept occidental de moi a été élaboré au cours de nombreux siècles et la religion chrétienne a joué un rôle important dans sa formation. À cet égard, les penseurs chrétiens les plus influents étaient Thomas d’Aquin et Saint Augustin (354-430). Saint Augustin pensait que le moi était intérieur. Il disait : « Ne va pas à l’extérieur ; retourne en toi-même. C’est à l’intérieur de l’homme que se trouve la vérité »26. Selon lui, ce mouvement vers l’intérieur nous met en relation avec Dieu car Dieu est en nous. C’est la lumière de l’âme. C’est dans l’intimité même de la présence à soi que l’on trouve Dieu. Selon Taylor, « C’est à peine exagéré de dire que c’est Saint Augustin qui a introduit l’intériorité de la réflexivité radicale et qui l’a léguée à la tradition de la pensée occidentale »27.


Saint Augustin a été le premier à établir le point de vue de la première personne (repris par la suite par Descartes) du « Je pense, donc je suis », et il a été le premier à faire de ce point de vue un point de vue fondamental dans notre recherche de vérité. Taylor dit de la pensée de Saint Augustin : « Je suis certain de mon existence : cette certitude est contingente du fait que celui qui sait et la chose sue sont identiques. C’est la certitude de la présence à soi »28. Selon Saint Augustin, rien n’est supérieur à la raison de la nature humaine.


Comme Taylor le dit :



Saint Augustin utilisait le terme d’anima (mot féminin) pour désigner « l’âme » et celui d’animus (mot masculin) pour désigner « l’esprit ».



Thomas d’Aquin


Thomas d’Aquin (1225-1274) voyait les passions comme extrêmement sensibles à la perception de tout élément du monde. Il pensait que les passions s’organisaient autour d’une sorte principale de perception, selon que l’objet de la passion était facile ou difficile à repousser ou à obtenir.


Aquin distinguait les passions en fonction de deux de ce qu’il appelait des « appétits », c’est-à-dire une tension de l’être vers quelque chose. Dans le cadre de l’appétit concupiscible, on trouve les passions qui peuvent être facilement atteintes (qu’elles soient bonnes ou mauvaises), comme l’amour, le désir et la joie pour les passions positives, et la haine, l’évitement et le chagrin pour les émotions négatives.


Si les objets sont difficiles à atteindre (ou à éviter), cinq autres passions sont produites, et c’est ce qui s’appelle l’appétit irascible. Ces cinq passions sont l’espoir, le désespoir, l’audace, la peur et la colère.


Thomas d’Aquin s’est longuement intéressé aux émotions. Il donne la liste des émotions de base et leur contraire :



Aquin place le siège de la conscience et des émotions au cœur. Il est intéressant de voir qu’à la fois le Vieux Testament et le Nouveau Testament affirment avec force que la conscience réside au cœur30. Le cœur est le siège de la mémoire, de la conscience, de la pensée, de la sagesse et de l’intelligence, tout comme dans la médecine chinoise.



Descartes


René Descartes (1596-1650) a longuement abordé les émotions dans son œuvre et a écrit un ouvrage intitulé Sur les passions de l’âme. Descartes assignait une suprématie absolue à l’esprit et dédaignait le côté « animal » de l’homme. Il considérait que l’esprit était une « substance » différente de celle du corps. En fait, la philosophie de Descartes est le plus bel exemple de séparation du corps et de l’esprit en philosophie occidentale. Cette séparation lui a créé un problème lorsqu’il a voulu expliquer les émotions car celles-ci impliquent clairement une participation à la fois du corps et de l’esprit (en raison des modifications physiologiques provoquées par les émotions).


Damasio dit :



Pour expliquer cela, Descartes disait que le corps et l’esprit se trouvaient ensemble dans une glande à la base du cerveau (la glande pinéale) et que le corps avait une influence sur l’esprit en raison de l’agitation des « esprits animaux » (particules minuscules du sang) qui provoquait les émotions et leurs effets physiques dans diverses parties du corps32. Solomon explique la pensée de Descartes :



Descartes définissait les passions comme « les perceptions, sensations ou émotions de l’âme qui nous relions spécifiquement à celle-ci, et qui sont provoquées, conservées et fortifiées par une sorte de mouvement des esprits animaux »34. Selon lui, les passions rendent le jugement confus et obscur.


En Occident, Descartes a joué un rôle énorme en considérant le concept de moi comme étant au centre de la raison. « Je suis certain que je n’ai aucune connaissance de ce qui est extérieur à moi si ce n’est par le biais des idées que j’ai en moi »35. Les idées sont des contenus intrapsychiques liés au moi. Descartes identifiait la cognition et la conscience avec l’esprit. Entre parenthèses, c’est Descartes qui a été le premier à modifier la terminologie de la psychologie occidentale et à utiliser « esprit » à la place « d’âme »36.


Selon Descartes, les passions sont des dispositifs que le Créateur a imaginés pour nous aider à préserver l’union substantielle du corps et de l’esprit. Les passions sont les émotions de l’âme qui sont provoquées par le mouvement des esprits animaux qui ont pour fonction de renforcer la réponse que la survie ou le bien-être que l’organisme réclame dans une situation donnée.


Il est intéressant de voir que Descartes distingue trois parties dans les émotions ; la première est une réaction réflexe, la seconde un processus cognitif qui produit une reconnaissance rationnelle du stimulus émotionnel, et la troisième est la passion qui a pour effet de renforcer la réaction. La première vient l’Âme Corporelle, la seconde de l’Esprit et la troisième de l’Âme Éthérée.


Voilà pourquoi Descartes ne nous demande pas de nous débarrasser de nos passions. Au contraire, il admire « les grandes âmes dont les pouvoirs de raisonnement sont forts et puissants, celles qui, bien qu’ayant aussi des passions, parfois même plus violentes que d’ordinaire, conservent néanmoins une raison souveraine »37.


Descartes a bel et bien dit que l’esprit et le corps avaient une influence l’un sur l’autre mais il n’a jamais évoqué les moyens plausibles qui permettraient à cette influence mutuelle de s’exercer. Damasio écrit :



Malgré la vision sophistiquée que Descartes avait des processus mentaux et physiologiques du corps, qu’ils considéraient comme séparés, soit il n’a pas spécifié les liaisons mutuelles entre l’esprit et le corps, soit il les a présentées comme non plausibles39.




Spinoza


Baruch Spinoza (1632-1677) voyait les émotions comme une forme de « pensées » qui comprenaient mal le monde, nous rendant malheureux et frustrés (idée partagée avec les stoïciens). Spinoza pensait que la plupart des émotions correspondaient à des attentes injustifiées par rapport au monde ; mais ce sont aussi des émotions positives qui émanent de notre vraie nature et aiguisent notre conscience. Il considérait qu’il y avait trois émotions fondamentales : le plaisir, la douleur et le désir. Toutes les autres émotions pouvaient être expliquées comme découlant de ces trois là.


Spinoza a évité le dualisme du corps et de l’esprit que l’on trouve chez Descartes. Il pensait que toute substance était une et que le corps et l’esprit étaient deux aspects d’une même chose. Damasio écrit :



La vision que Spinoza a de l’esprit humain présente des liens intéressants avec la neurophysiologie contemporaine. Spinoza dit : « L’objet de l’idée constituant l’esprit humain est le Corps »42.


La perspicacité remarquable de Spinoza a été de voir « l’esprit et le corps [comme] parallèles et leurs processus mutuellement corrélés, s’imitant l’un l’autre à chaque croisement, comme deux facettes d’une même chose »43.



Hume


David Hume (1711-1776) a écrit sur les passions dans son ouvrage Traité de la nature humaine. Hume représente plutôt une voix isolée parmi les philosophes occidentaux lorsqu’il assigne un rôle important et central aux émotions, qu’il considère comme une partie essentielle de notre vie psychique et non pas comme des facteurs qui obscurcissent notre raison. Hume estime que les émotions impliquent non seulement une perception et une modification corporelle (les « esprits animaux » de Descartes) mais aussi les idées. Ainsi, les émotions ont trois dimensions : la perception, la modification corporelle et les idées (que nous appellerions maintenant la partie cognitive).


Hume estimait que les émotions n’étaient pas des facteurs qui obscurcissent notre raison mais l’essence même de l’existence et de la moralité sociale chez l’homme. Il ne fallait donc pas les comparer défavorablement à la raison ; au contraire, il fallait les louer et les défendre au même titre que celle-ci44.


Hume soutenait que c’étaient les impulsions émotionnelles qui motivaient toute action. Il croyait que la raison ne faisait rien de plus que de considérer les faits et de tirer des conclusions sur le monde permettant de réaliser et de hiérarchiser les programmes établis par les passions45.


Pour Hume, toutes les émotions découlent du plaisir ou de la souffrance. Celles qui demandent la présence de facteurs supplémentaires pour découler du plaisir ou de la souffrance sont appelées passions indirectes et comprennent l’orgueil, l’humilité, l’amour et la haine. L’orgueil et son contraire, l’humilité, demandent un sens du moi pour pouvoir être ressenties.


Les passions directes dérivent directement du plaisir ou de la souffrance, et ce sont le désir, l’aversion, le chagrin, la joie, l’espoir, la peur, le désespoir et le sentiment de sécurité.




Le début des théories modernes sur les émotions


Charles Darwin, le scientifique britannique à qui l’on doit la théorie sur la sélection naturelle, a aussi étudié les émotions. Dans son ouvrage L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872), Darwin dit que la conduite émotionnelle, à l’origine, servait à la fois comme aide à la survie et comme méthode pour communiquer ses intentions. Par exemple, les personnes en colère montrent les dents parce qu’elles ont hérité de tableaux comportementaux dont leurs ancêtres préhistoriques avaient besoin pour combattre. Des dents dénudées dévoilent aussi l’intention d’attaquer.


Darwin a montré que les émotions servaient deux objectifs. Le premier est d’encourager un comportement adapté comme la fuite (en réponse à la peur) et la procréation (en réponse au désir sexuel). Le second est de susciter un système de signaux et de communication qui donne un avantage non négligeable en termes de survie à des espèces entières, de même qu’à des individus.


Friederich Nietzsche (1844-1900) avait une vision des émotions qui contrastait fortement avec la vision générale qui les considérait comme des facteurs perturbant et obscurcissant la raison. Nietzsche célébrait les motivations plus obscures, plus instinctives et moins rationnelles de l’esprit humain, qu’il appelait « dionysiennes », par opposition à son côté « apollinien ». Nietzsche louait les passions et les décrivait comme ayant plus de raison que la Raison47.



John B. Watson, un psychologue américain qui a aidé à fonder l’école de psychologie behaviouriste, croyait que les émotions étaient des réactions psycho-physiques à des événements précis. Il avait observé que des bébés stimulés par des situations particulières, comme une chute, le fait d’avoir les bras maintenus ou des caresses montraient trois émotions de base. Il a étiqueté ces émotions « peur, colère et amour ». La position de Watson comme quoi il n’y avait que trois émotions de base a fréquemment été contestée depuis qu’il l’a exposée, en 1919.


En 1927, le psychologue américain Walter B. Cannon et son collègue Philip Bard ont proposé la théorie de Cannon-Bard sur les émotions. Cannon et Bard pensaient que les émotions ne surgissaient que lorsque l’hypothalamus était stimulé. Ils estimaient que l’hypothalamus était le « siège » des émotions. Plusieurs chercheurs ont depuis démontré que la stimulation de différentes parties du cerveau, surtout du système limbique, déclenchait des émotions.


Selon Cannon et Bard, les stimuli émotionnels externes produits par le thalamus sont dirigés simultanément vers le cortex cérébral et vers l’hypothalamus. À son tour, l’hypothalamus envoie des messages à la fois aux muscles et aux organes, et au cortex. L’interaction des messages dans le cortex quant à ce qu’est le stimulus et à sa signification émotionnelle engendre l’expérience consciente de l’émotion48. Comme on peut le voir, cette position correspond à la vision qu’ont les chinois des émotions comme étant un mouvement du Qi simultanément physique et psychique.


Selon Papez, les messages sensoriels qui atteignent le thalamus sont dirigés à la fois vers le cortex cérébral et vers l’hypothalamus ; ce qui va de l’hypothalamus vers le corps contrôle les réponses émotionnelles, ce qui sort du cortex produit les sentiments émotionnels. Il appelle les voies du cortex les « courants de la pensée » et celles de l’hypothalamus les « courants des sentiments ».


Papez fait état de toute une série de connexions allant de l’hypothalamus au thalamus antérieur, puis au cortex cingulaire. Les expériences émotionnelles surviennent lorsque le cortex cingulaire intègre les signaux du cortex sensoriel et de l’hypothalamus49.



La théorie de James-Lange sur les émotions


Je vais présenter en détail la théorie de James-Lange sur les émotions car elle présente des similitudes intéressantes avec la façon dont la médecine chinoise envisage les émotions. La théorie de James-Lange part d’une hypothèse sur l’origine et la nature des émotions qui a été élaborée indépendamment par deux médecins du 19ème siècle, William James (1842-1910) et Carl Lange (1834-1900). Cette théorie affirme que, en réponse aux expériences du monde, le système nerveux autonome crée des événements physiologiques comme une tension musculaire, une augmentation du rythme cardiaque, des transpirations et une sécheresse de la bouche.


James et Lange ont vu les émotions comme des sentiments qui survenaient en tant que résultat de ces modifications physiologiques plutôt que comme en étant la cause. Lange a même affirmé que les changements vasomoteurs survenant lorsque nous avons une émotion étaient cette émotion. La figure 14.2 montre, en haut, la vision traditionnelle des émotions comme causes de modifications physiologiques, et en dessous, la vision qu’ont James et Lange des émotions.



William James décrit ainsi ce processus :


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May 6, 2017 | Posted by in IMAGERIE MÉDICALE | Comments Off on 14: Les émotions et le concept de moi dans la philosophie occidentale

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