Chapitre 14 Anesthésie chez le brûlé adulte
L’anesthésie fait partie intégrante de la thérapeutique : sans elle, il n’y a pas de prise en charge efficace des brûlures graves, d’où un retard d’évolution et des complications infectieuses à court terme et cicatricielles à plus long terme ; ainsi s’explique souvent le transfert secondaire dans nos structures de patients ne pouvant pas bénéficier d’une logistique bloc/anesthésie appropriée. La tactique anesthésique doit tenir compte des impératifs spécifiques induits par la pathologie (modifications pharmacocinétiques et pharmacodynamiques, variations pour un même individu au cours du temps, car il s’agit souvent de durées d’hospitalisation prolongées). Enfin, un anesthésiste peut être amené à intervenir dans différentes situations bien différentes : prise en charge d’un brûlé en préhospitalier ou aux urgences, intervention chirurgicale unique sur un brûlé aigu ou au stade des séquelles et, bien sûr, anesthésie itérative pour lésions graves en centre spécialisé [1–4].
Impératifs chirurgicaux du point de vue de l’anesthésiste
Pansements
C’est un terme nébuleux qui recouvre des réalités très variables d’un centre à l’autre. Il peut s’agir d’un simple changement de pansement, avec application d’antiseptique non douloureux comme la sulfadiazine argentique. Dans ce cas, une analgésie simple peut suffire, de type association morphinique et mélange équimolaire d’oxygène et de protoxyde d’azote (MEOPA) ou, éventuellement, une molécule auto-administrée, parfois en chambre d’hospitalisation sous couvert d’un monitorage suffisant [5, 6]. Il peut aussi s’agir d’un acte où s’ajoute un geste de détersion (avivement à la compresse ou à l’éponge chirurgicale, détersion à la pince et au ciseau) ; dans ce cas, l’analgésie simple ne suffit plus et il est nécessaire de passer à l’anesthésie générale.
Excisions
Elles permettent l’ablation des tissus nécrotiques. C’est une chirurgie de surface hémorragique avec, par ordre croissant de saignement, l’avulsion au bistouri électrique, l’hydrodétersion et l’excision tangentielle. Les pertes sanguines sont difficiles à évaluer en peropératoire, de l’ordre de 211 ± 166 ml de sang par % de surface corporelle (SC) excisée [7], ou 2,8 % ± 0,23 % de la masse sanguine par % de SC excisée [8]. Ces valeurs peuvent servir de base de calcul pour prévoir la compensation en concentrés globulaires peropératoire, sous couvert des paramètres habituels de surveillance. De nombreuses techniques sont proposées pour réduire le saignement : garrots, compresses imbibées d’adrénaline ou injections sous-cutanées d’adrénaline [9], pulvérisation de facteurs de coagulation [10], facteur VII activé [11], terlipressine [12].
La durée de l’excision varie en fonction de la complexité de l’acte, de l’ordre de 90 minutes pour un visage, une main, ou 10 % de la surface corporelle. L’excision est en général suivie d’un recouvrement qui prolonge le temps opératoire, soit greffe dermo-épidermique, soit substitut dermique temporaire ou définitif. Certains de ces substituts sont particulièrement sensibles à l’infection et peuvent justifier une antibioprophylaxie per opératoire.
Greffes dermo-épidermiques
Elles recouvrent les zones excisées, soit dans le même temps (excisions-greffes), soit secondairement, et mises en place sur un bourgeon de granulation ou un substitut dermique. Les temps douloureux sont la préparation du sous-sol (antiseptique), le curetage du bourgeon de granulation, le ou les prélèvements du greffon cutané [13], parfois pratiqués à des temps différents de l’intervention.
Curetage et prélèvements sont les deux temps hémorragiques ; le risque est variable selon l’état plus ou moins inflammatoire du patient, si la zone de prélèvement a déjà été utilisée, sur le scalp, si on associe excision et greffe. Des valeurs estimées de l’ordre de 1,8 % ± 0,18 % de la masse sanguine perdue par % de SC greffée [8] ou 400 ml de sang ou 10 % de la masse sanguine perdue par % de lésion excisée et greffée chez l’adulte [14] sont retrouvées dans la littérature ; elles sont certainement surévaluées.
Conflits de lieu
C’est une des particularités de la pathologie. En effet, si une excision-greffe limitée n’a pas de caractéristiques particulières, il en va autrement des patients avec atteintes multiples ou étendues. Les patients sont dénudés, humides et vasodilatés par l’anesthésie ; l’hypothermie est presque inévitable malgré les différentes mesures utilisées (matelas chauffant, lampes radiantes, température des solutés, etc.). Les fréquentes mobilisations peropératoires imposent une fixation soigneuse des abords veineux et des dispositifs de contrôle des voies aériennes. Les adhésifs et les électrodes, les pinces de saturomètre se détachent facilement, rendant la surveillance parfois aléatoire. Il faut éviter de faire passer les cordons de raccordement des moniteurs dans le champ opératoire. Les brassards de mesure de la pression artérielle non invasive placés à la racine des membres provoquent saignement et douleur s’il existe des lésions sousjacentes. Les indications des masques laryngés, de l’intubation, de la pression artérielle sanglante sont larges. Il est souvent nécessaire de rechercher des solutions techniques alternatives (saturomètre d’oreille, de nez, de langue, adaptation des électrodes) [15].
Modifications biologiques induites par la brûlure
Elles apparaissent à partir de 15 à 20 % de surface corporelle brûlée, sont majeures à la phase initiale d’évolution, moins importantes ensuite.
Modifications pharmacocinétiques
Fraction libre et transport des molécules
L’α1 glycoprotéine qui transporte des molécules plutôt basiques est à un taux très élevé ; les molécules qui en dépendent voient leur fraction active diminuer [4].
Volume de distribution
Il dépend du taux de fixation aux protéines vectrices et du volume des liquides extracellulaires. Il est le plus souvent élevé, du moins en phase initiale, avec obligation de majorer les posologies. Bien établi pour certains médicaments comme les antibiotiques [16], le phénomène est moins bien argumenté pour les anesthésiques.
Clairances
La part des anesthésiques éliminée par perte cutanée n’est pas argumentée. Il existe plutôt une élévation de la clearance de la créatinine avec élimination rénale élevée en l’absence d’insuffisance rénale. Chez les sujets jeunes, les clairances hépatiques sont probablement élevées, avec de forts métabolismes de premier passage. La demi-vie de nombreuses substances devrait être raccourcie [4].
Conséquences pratiques
En général, chez le sujet jeune pris en charge pour une brûlure grave, il convient souvent d’utiliser de fortes posologies. Chez le senior et le brûlé grave, on pratique plutôt une prudente titration. Les nouvelles techniques telles que l’anesthésie à objectif de concentration et la surveillance de la profondeur de l’anesthésie par l’indice bispectral permettront d’optimiser les posologies adaptées chez ces patients [17].
Pharmacologie appliquée
Propofol
Il est utilisé depuis longtemps pour sa maniabilité [18]. Sa posologie doit être adaptée à l’état hémodynamique. En cas d’utilisation contemporaine de la molécule pour la sédation, il faut tenir compte d’un éventuel syndrome de sevrage [19], mais surtout du risque d’apparition d’un « propofol infusion syndrome » à partir d’une administration ≥ 4 mg kg−1 h−1, avec acidose, rhabdomyolyse et insuffisance rénale [20].