Chapitre 13 Douleur et brûlure
À la différence de la plupart des douleurs post-traumatiques, la douleur des brûlures demeure un « défi » thérapeutique pour les équipes de soins aux brûlés [1]. Avec, encore actuellement, des compromis inévitables qui doivent tenir compte, face à des intensités douloureuses exceptionnelles et de durées inhabituelles, de limitations qui dépendent du patient (âge, accès intraveineux, fonction respiratoire, capacité à évaluer la douleur, par exemple…) et de l’environnement (surveillance et équipement en « monitoring », effectifs médicaux et paramédicaux) [2].
Si des progrès notables ont probablement été faits depuis les enquêtes alarmantes de S. Perry [3], aucune étude récente ne permet de le démontrer. L’analyse de la littérature médicale montre bien l’insuffisance de la recherche dans le domaine de la douleur du brûlé avec, entre 1965 et 2005 [4], seulement neuf études cliniques prospectives dont sept de classe I. On comprend les difficultés qu’ont les nouveaux venus dans la « brûlologie » à trouver des « standards » pour l’analgésie de leurs patients et leur étonnement devant les différences de pratiques d’un centre de brûlé à un autre, pratiques qui reposent plus souvent sur la tradition, les préférences personnelles ou institutionnelles que sur une approche scientifique… [4]. Pourtant, en dehors de préoccupations purement compassionnelles, il existe de multiples raisons médicales de traiter la douleur du brûlé : participation à l’hypermétabolisme [5], part de responsabilité dans les syndromes de stress post-traumatique [6] et, surtout, perte de confiance dans l’équipe soignante à l’origine de non-coopération aux soins pouvant compromettre la guérison [7].
La douleur du brûlé est « unique » ! [1]
Deux composantes bien distinctes :
Une intensité exceptionnelle, imposant souvent le recours aux morphiniques.
Physiopathologie
La douleur immédiate qui suit la brûlure est due à la stimulation des nocicepteurs cutanés thermosensibles. Par la suite, les sensations douloureuses auront pour origine les terminaisons nerveuses qui n’ont pas été détruites et qui sont présentes non seulement dans l’épiderme, mais aussi dans le derme et le tissu cellulaire sous-cutané [8] (fig. 13-1). Pourquoi ces lésions cutanées, quelle que soit leur profondeur, restent-elles si sensibles, si « hyperalgiques » ?
Physiopathologie : quelques définitions
La brûlure reproduit les modèles expérimentaux d’hyperalgésie [10, [13] (hyperalgésie : un stimulus normalement non douloureux devient douloureux).
Selon sa localisation, l’hyperalgésie due à la brûlure est :
Selon son mécanisme, l’hyperalgésie est :
Hyperalgésie « périphérique »
Le seuil de réponse douloureuse des récepteurs périphériques de la douleur est abaissé. La réponse inflammatoire qui suit immédiatement une brûlure entraîne une sensibilisation tout aussi rapide des nocicepteurs cutanés encore présents, thermiques (la chaleur est douloureuse), chimiques (les antiseptiques font mal) ou mécaniques (le contact, la mobilisation réveillent la douleur) [9, 10]. Ces phénomènes persisteront tant que durera l’inflammation (fig. 13-1).
Hyperalgésie « centrale »
« Wind-up »
Des stimulations nociceptives répétées de ces tissus hyperalgiques, telles que celles qui sont réalisées par les traitements locaux des brûlures, peuvent être à l’origine d’une facilitation de la transmission de la douleur entre le premier et le deuxième neurone au niveau de la corne dorsale de la moelle [11], (phénomène de « wind-up ») dans lequel sont impliqués les récepteurs aux neurotransmetteurs NMDA (N-methyl-D-aspartate). (fig. 13-2) [12]. Cette sensibilisation centrale (qui explique que le même soin local donnera de plus en plus de douleur au niveau de la lésion) est aussi responsable des phénomènes d’hyperalgésie secondaire cutanée à distance des zones brûlées décrite chez le volontaire humain (!) par Pedersen et Kehlet [13]. Il est intéressant de rappeler que la kétamine, dont on sait depuis peu qu’elle est un puissant inhibiteur des récepteurs NMDA, est un médicament quasi légendaire utilisé depuis plus de 40 ans pour les pansements aux brûlés malgré ses effets secondaires hallucinogènes [14].
Effets pronociceptifs des morphiniques
L’administration de morphine supprime la douleur à court terme, mais, paradoxalement, cette administration rend le sujet plus sensible à la douleur à plus long terme. Il s’agit, là encore, de sensibilisation centrale.
La connaissance de ces effets hyperalgésiants des opiacés est récente [15]. Ils mettent aussi en jeu les récepteurs NMDA du deuxième neurone de la corne dorsale et rendent compte en grande partie des phénomènes de « tolérance » aux opiacés μ-agonistes observés chez les brûlés (fig. 13-3) [16]. À cause d’eux, il a bien fallu admettre que l’escalade des posologies a des limites, revenir à des traitements « multimodaux » permettant une épargne en morphinique et s’intéresser de plus près à des produits ayant des propriétés anti-NMDA comme la métha-done, le protoxyde d’azote ou la kétamine à faibles doses [17].
Symptomatologie
Composante de la douleur
Les différentes composantes de la douleur du brûlé ont été magistralement décrites par M. Choinière et R. Melzack (lui-même, inventeur du « gate control » !) [18] : douleur continue et douleur due aux actes thérapeutiques sont très différentes et doivent être évaluées et traitées séparément.
Douleur due aux actes thérapeutiques (« procedural pain »)
C’est principalement la douleur causée par les soins locaux de la brûlure, « décapages » et pansements quotidiens dont le nombre a diminué depuis l’adoption de stratégies chirurgicales d’excisions-greffes plus précoces, mais qui restent le traitement de référence pour beaucoup de brûlures superficielles ou de profondeur incertaine ou inhomogène. Si un objectif de « zéro douleur » est parfaitement réaliste pour la douleur continue, il n’en est pas de même pour la douleur des pansements qui peuvent atteindre des niveaux d’intensité atroces et dont le contrôle est rarement complètement satisfaisant [19, 20].
Ces différentes composantes interfèrent évidemment les unes avec les autres : la douleur continue est toujours plus importante après un soin local douloureux et l’analgésie pour un pansement toujours plus difficile si le traitement de la douleur continue préalable n’est pas satisfaisant [21].
Variabilité de l’intensité de la douleur
La variabilité de l’intensité douloureuse est une autre caractéristique essentielle de la douleur du brûlé, qui la rend difficilement prévisible d’un jour à l’autre chez le même patient ou d’un patient à l’autre pour les mêmes lésions [1, 22] (fig. 13-4). Comme chez l’individu normal, le « moral » et d’autres facteurs extrinsèques liés à l’environnement (confiance, information, entourage, etc.) conditionne le bon fonctionnement des systèmes physiologiques inhibiteurs de la douleur avec des seuils de sensibilité qui peuvent fluctuer dans la journée ou au cours de l’évolution des lésions [23].
Cette évolution se fait lentement. Une nette diminution n’apparaissant vraiment qu’après cicatrisation complète. Dans les cas les plus graves, dont le traitement est prolongé pendant plusieurs semaines, la baisse d’efficacité des systèmes inhibiteurs physiologiques de la douleur combinée aux phénomènes d’hyperalgésie périphériques et centraux décrits supra explique que la symptomatologie douloureuse puisse se modifier et s’apparenter beaucoup plus à celle d’un malade douloureux chronique : douleurs diffuses, de cause et de mécanisme mal élucidés, mauvaises relations dose-effet des médicaments, états dépressifs (tableau 13-1) [24]. Le traitement devient alors extrêmement difficile nécessitant souvent le recours à l’anesthésie générale et aux techniques non médicamenteuses (hypnose) [2, 25].
Douleur aiguë | Douleur aiguë chronicisée |
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• cause précise | • causes multiples vagues |
• description facile | • description difficile |
• évaluation fiable | • évaluation floue |
• anxiété | • dépression |
• médications : bonnes relations dose-effet | • médications : mauvaises relations dose-effet |
Après cicatrisation
Les lésions peuvent rester longtemps douloureuses. Le prurit peut être si intense qu’il s’apparente à de véritables douleurs [26].
Les cicatrices hypertrophiques nécessitent des soins de kinésithérapie douloureux (douches fili-formes, compression, massages). De véritables douleurs neuropathiques (avec un fond continu de « brûlure » et des décharges paroxystiques de quelques secondes) ne sont pas exceptionnelles [27] après des brûlures profondes ; elles réagissent très favorablement aux traitements spécifiques (anticonvulsivants).
Traitement
Quelques clés pour réussir le traitement de la douleur chez le brûlé (en général)
Principes
Exigences institutionnelles [2, 4]
L’institution doit veiller à ce que les protocoles soient évalués régulièrement et qu’ils tiennent compte des moyens disponibles en matériel (monitoring, pompes…) et en personnel ; notamment pour tout ce qui touche au domaine un peu flou de la « sédation consciente » pour les soins locaux… Des règles de bonne pratique telles que celles qui sont édictées par la JCAHO (Joint Commission on Accreditation of Healthcare Organizations) aux États-Unis seraient bien utiles pour déterminer ce qui peut être fait au lit du malade ou en ambulatoire [4].
Évaluation de l’intensité de la douleur
Elle doit être obligatoire et faire partie de la surveillance systématique pour tous les brûlés : périodiquement pour la douleur continue et dans l’heure qui suit pour las actes thérapeutiques. L’échelle verbale numérique est l’outil le plus approprié pour la majorité des adultes [28–30].