Chapitre 10 Traumatismes du rachis
À la fin de ce chapitre, le lecteur devra être capable :
✓ de décrire l’épidémiologie des lésions rachidiennes ;
✓ de comparer les mécanismes les plus fréquents de création de lésions rachidiennes chez l’adulte avec celles plus communes chez l’enfant ;
✓ de reconnaître les patients susceptibles de présenter une lésion rachidienne ;
✓ de relier les signes et symptômes des lésions rachidiennes et du choc neurogénique (spinal) à la physiopathologie sous-jacente ;
✓ d’intégrer les principes d’anatomie et de physiopathologie aux données de l’évaluation du patient, afin d’établir un « plan » de prise en charge d’un patient présentant une lésion avérée ou potentielle du rachis ;
✓ de décrire les indications d’immobilisation du rachis ;
✓ d’indiquer les facteurs associés aux faits observés en préhospitalier, et les interventions qui peuvent affecter la mortalité et la morbidité des lésions rachidiennes.
Les lésions de la moelle épinière ont des répercussions physiologiques importantes sur le mode de vie et sur le plan financier. La mobilité des extrémités peut être très limitée voire abolie, rendant des gestes de la vie courante impossibles. Le mode de vie est affecté car une lésion médullaire entraîne généralement de nombreux changements dans l’activité quotidienne et sur le plan de la dépendance [1]. D’un point de vue économique, aux États-Unis, il est estimé que la prise en charge totale à vie d’une lésion définitive de la moelle s’élève à près de 1,35 million de dollars [2].
Chaque année, environ 32 personnes sur 1 million d’habitants ont une lésion médullaire. On estime que 250 000 à 400 000 personnes vivent avec ce type de lésion aux États-Unis. Les lésions de la moelle épinière peuvent survenir à n’importe quel âge. Cependant, leur fréquence est plus élevée entre 16 et 35 ans, âges au cours desquels les accidents violents et les activités à haut risque sont plus fréquents. La plupart des patients traumatisés ont entre 16 et 20 ans. Le deuxième grand groupe d’âge se situe entre 21 et 25 ans, et le troisième entre 26 et 35 ans. Dans 48 % des cas, il s’agit d’accidents de véhicules motorisés, dans 21 % de chutes, dans 15 % de traumatismes pénétrants, dans 14 % d’accidents de sport, et dans 2 % de traumatismes divers. Au total, environ 11 000 personnes subissent chaque année une lésion de la moelle aux États-Unis [3].
1. La tête peut être comparée à une grosse boule de bowling, perchée sur le sommet du cou, capable de mouvements divers par rapport au tronc dans tous les axes, ce qui a pour effet d’appliquer des forces importantes au niveau du rachis cervical et de la moelle épinière.
2. Les objets en mouvement ont tendance à rester en mouvement et ceux au repos à rester au repos.
3. Des mouvements violents et soudains de la partie proximale des membres inférieurs déplacent le pelvis, ce qui a pour effet d’appliquer des forces importantes au niveau de la partie basse de la colonne cervicale. Du fait du poids et de l’inertie de la tête et du torse, des forces dans des directions opposées s’appliquent sur la partie haute de la colonne vertébrale.
4. L’absence de déficit neurologique n’exclut en aucun cas la présence de lésions osseuses ou ligamentaires rachidiennes, ou celle de lésions a minima de la moelle épinière.
tout mécanisme responsable d’impact violent sur le crâne, le cou, le torse ou le pelvis ;
tout accident provoquant une violente accélération, décélération, ou créant des forces latérales importantes sur le cou ou le tronc ;
toute chute, notamment chez les personnes âgées ;
tout cas d’éjection ou de chute d’un véhicule motorisé ;
tout patient victime d’un traumatisme en eau peu profonde [4,5].
Anatomie et physiologie
Vertèbres
La colonne vertébrale est composée de 33 vertèbres qui sont empilées les unes sur les autres. Exception faite des deux premières vertèbres cervicales (C1 et C2) au sommet du rachis et des vertèbres sacrées et coccygiennes qui sont soudées, toutes les vertèbres ont à peu près la même forme (figure 10-1). La plus grande partie est la partie antérieure, appelée corps vertébral. Chaque corps vertébral supporte la majeure partie du poids de la colonne vertébrale et du torse situés au-dessus de lui. Deux lames courbées partent en arrière de chaque côté du corps, les arcs neuraux, qui sont formés par une partie antérieure, le pédicule, et par une partie postérieure, la lame. Les deux arcs neuraux se rejoignent en arrière pour former le processus épineux (apophyse épineuse). Pour les cinq dernières vertèbres cervicales, ces apophyses sont horizontales alors que, pour le reste du rachis, elles sont légèrement inclinées vers le bas.
Colonne vertébrale
Les vertèbres sont empilées les unes sur les autres et cette colonne ainsi formée a une forme de S (figure 10-2). Cela permet des mouvements multidirectionnels tout en gardant une certaine rigidité. La colonne vertébrale est divisée en cinq parties. De haut en bas, il s’agit de la colonne cervicale, thoracique (ou dorsale), lombaire, sacrée et coccygienne. Les vertèbres sont identifiées par la première lettre de la région à laquelle elles appartiennent et par leur numéro, le 1 étant la vertèbre supérieure. Ainsi, la première vertèbre cervicale est C1, la troisième thoracique est T3, la cinquième vertèbre lombaire est L5, etc. Plus la vertèbre est bas située, plus le poids supporté par chaque vertèbre augmente. Les vertèbres de C3 à L5 deviennent de plus en plus grandes pour supporter l’augmentation du poids et de la charge (voir figure 10-3).
Les ligaments intervertébraux antérieurs et postérieurs relient les corps vertébraux entre eux, en avant et à l’intérieur du canal rachidien. Les ligaments interépineux supportent les mouvements de flexion–extension, et ceux entre les lames, les mouvements de flexion latérale (figure 10-3).
La tête est fixée au sommet de la colonne qui, elle-même, repose sur le pelvis. Le crâne repose sur une vertèbre en forme d’anneau, C1, appelée atlas. L’axis, ou C2, a également une forme d’anneau, mais possède une dent, appelée dent de l’odontoïde, qui se place à l’intérieur de l’arche antérieure de C1 (figure 10-4). Cet axe permet des mouvements de rotation de près de 180° de la tête.
Figure 10-4 Les première et deuxième vertèbres cervicales ont une forme unique. A. Atlas (C1). B. Axis (C2).
Moelle épinière
La moelle épinière est constituée de substance grise et de substance blanche. La substance blanche contient les faisceaux ou tractus nerveux. Ces faisceaux sont divisés en deux types, ascendants et descendants (figure 10-5).
Des nerfs spinaux (ou rachidiens), toujours par paires, sortent de la moelle épinière à chaque étage vertébral (figure 10-6). Il y a 31 paires de nerfs spinaux, chacun portant le nom de la vertèbre au niveau de laquelle il naît. Chaque nerf a deux racines, de chaque côté.
La racine dorsale conduit les influx sensitifs, alors que la racine ventrale conduit les influx moteurs. Les différents stimuli nerveux sont transmis des différentes parties du corps au cerveau à travers la moelle épinière et les nerfs spinaux. Ces nerfs sortent des vertèbres par un orifice sur le bord inférieur de la vertèbre, en arrière du corps ; c’est le foramen intervertébral (ou trou de conjugaison). Entre chaque vertèbre se trouve un disque cartilagineux qui fait office d’amortisseur (figure 10-7).
Les niveaux sensitifs de ces nerfs sont représentés par les dermatomes. Un dermatome est une surface du corps dont une racine nerveuse est responsable ; cela permet en fait de cartographier le corps et de relier chaque surface à une racine ou à un niveau spinal (figure 10-8). Les dermatomes aident à évaluer le niveau d’une atteinte de la moelle épinière en fonction du déficit constaté. En préhospitalier, deux repères sont importants à retenir : le mamelon ou T4, et l’ombilic ou T10.
Physiopathologie
Lésions osseuses
Différents types d’atteintes osseuses peuvent se voir :
des fractures par tassement pouvant entraîner un aplatissement complet de la vertèbre (en galette) ou un aplanissement des angles du corps ;
des fractures qui détachent un fragment osseux qui peut alors comprimer le canal rachidien ;
des subluxations ou luxations partielles ;
des distensions ou des déchirures des ligaments et des muscles qui rendent instable la congruence des vertèbres [6].
Lésions de la moelle épinière
Les atteintes primaires se produisent au moment de l’impact et peuvent être des compressions de la moelle épinière, des lésions directes (généralement par des fragments osseux tranchants ou instables) et/ou des interruptions de la vascularisation de la moelle épinière. Les lésions secondaires surviennent à distance du traumatisme et peuvent être dues à un œdème, une ischémie, ou au déplacement d’une lésion osseuse [7].
le syndrome médullaire antérieur (figure 10-9) est la conséquence d’un fragment osseux ou d’une compression des artères médullaires. Il y a perte des fonctions motrices et de la sensibilité à la douleur, à la température, et perte de la sensibilité superficielle. Cependant, les sensations de mouvement, de position et de vibrations sont conservées ;
le syndrome médullaire central (figure 10-10) survient lors des phénomènes d’hyperextension cervicale. Il y a une baisse de la force motrice et des paresthésies des extrémités supérieures, mais la force musculaire des membres inférieurs est conservée. Les dysfonctionnements vésicaux sont variables ;
le syndrome de Brown-Séquard (figure 10-11) est dû à un traumatisme pénétrant qui ne sectionne qu’un côté de la moelle épinière. Il y a donc une paralysie homolatérale et une anesthésie thermoalgique controlatérale [8].
Le choc neurogénique secondaire à une lésion de la moelle épinière représente un élément significatif supplémentaire. Lorsque la moelle est interrompue, le mécanisme sympathique de compensation ne peut pas maintenir le contrôle des muscles dans les parois des vaisseaux sanguins en dessous du point d’interruption. Ces artères et artérioles se dilatent, élargissent la taille du lit vasculaire et produisent une hypovolémie relative et une perte partielle des résistances vasculaires systémiques (RVS). La pression artérielle diminue donc. Cependant, la peau reste chaude et sèche. Contrairement à la tachycardie associée habituellement à l’état de choc hypovolémique, ce type de lésion est associé à une fréquence cardiaque normale ou à une légère bradycardie. Bien que le patient puisse être hypotendu, souvent le « choc » neurogénique ne cause pas de diminution de la distribution d’oxygène aux tissus périphériques (voir chapitre 8). Les lésions hautes de la moelle (C5 ou au-dessus) ont plus de chances de nécessiter une intervention cardiovasculaire telle que vasopresseurs ou pacemaker [9]. Une récente déclaration de consensus recommande une correction rapide de l’hypotension (PAS < 90 mmHg) à l’installation de la lésion aiguë de la moelle épinière. La pression sanguine de patients avec une suspicion de lésion de la moelle épinière devrait idéalement être maintenue à un niveau normal (PAM 85–90 mmHg) [10].
Évaluation
Importance du mécanisme lésionnel dans l’évaluation d’une lésion médullaire
Classiquement, il était considéré qu’une immobilisation du rachis n’était indiquée qu’en cas de traumatismes secondaires à un accident en mouvement. Cela a causé bien des erreurs dans les démarches de recherche de lésions rachidiennes. Cependant, la décision de mettre en place des mesures de protection du rachis repose également sur la recherche de déficit sensitif ou moteur, sur la présence de douleur, et sur la fiabilité du patient quant à l’expression de ses plaintes. De plus, une douleur du rachis peut être totalement masquée par une douleur plus importante (fracture de la diaphyse fémorale par exemple) [9]. L’absorption d’alcool ou de produits stupéfiants peut aussi altérer la perception du patient.
En préhospitalier, le but premier est de reconnaître les situations où s’impose une immobilisation du rachis, plutôt que d’essayer d’éliminer cliniquement la présence d’une atteinte de la colonne [11–18]. Comme de nombreux patients n’ont pas de lésion médullaire, une approche plus sélective pour la réalisation d’une immobilisation spinale est appropriée, en particulier parce que l’immobilisation spinale a des effets indésirables qui ont été repérés chez des volontaires sains, dont une augmentation des efforts respiratoires, une ischémie cutanée et une douleur [18]. Les intervenants préhospitaliers devraient suivre les indications appropriées pour la réalisation d’une immobilisation spinale.
Traumatismes fermés
Les principales causes de lésions du rachis chez l’adulte et par ordre de fréquence sont :
Les principales causes de lésions du rachis chez l’enfant et par ordre de fréquence sont :
les chutes d’une hauteur supérieure à 2 à 3 fois la taille du patient ;
les chutes de vélo ou de tricycle ;
tout mécanisme responsable de choc violent sur la tête, le cou, le torse ou le pelvis (coup sur le crâne, ensevelissement, etc.) ;
tout accident où il se produit de brutales accélérations, décélérations, ou bien l’application de forces latérales sur le cou ou sur le torse (collisions entre voitures, piéton renversé par un véhicule, explosions, etc.) ;
toute chute, notamment chez une personne âgée ;
toute éjection ou chute d’un véhicule en mouvement (scooters, voitures, moto, skateboard, vélo, etc.) ;
Les autres situations fréquemment associées à des atteintes rachidiennes sont :
les traumatismes crâniens avec altération du niveau de conscience ;
l’existence de dommages importants sur le casque d’un motard ;
un traumatisme important du thorax ;
les fractures impactées des membres inférieurs ou du pelvis associées à un phénomène de décélération ;
Traumatismes pénétrants
Les traumatismes pénétrants constituent un cas particulier en ce qui concerne la possibilité de lésions du rachis associées [20]. En général, s’il n’y a pas de déficit neurologique au moment de la survenue du traumatisme, il y a peu de risques que survienne une atteinte de la moelle épinière ultérieurement. Cela s’explique par le mécanisme lésionnel et la cinétique associée aux forces en présence. Les objets pénétrants ne produisent pas, en général, de fractures vertébrales instables car, à la différence des traumatismes contondants, les traumatismes pénétrants n’engendrent que peu de risques de blessures ligamentaires ou osseuses instables. Un objet pénétrant ne cause des dégâts que le long du trajet qu’il suit dans l’organisme.
Si cet objet ne touche pas directement le rachis ou la moelle épinière, il est très peu probable que le patient développe secondairement une atteinte médullaire. De nombreuses études ont montré qu’un traumatisme pénétrant à la tête, au cou ou au torse [22–27] entraîne rarement une lésion instable, et que ces traumatismes ne constituent pas des indications d’immobilisation du rachis, à moins qu’il n’existe un déficit neurologique. Pour cette raison et parce que les autres lésions relatives à un traumatisme pénétrant exigent souvent la priorité dans la prise en charge, ces patients ne nécessitent pas d’immobilisation. Une étude rétrospective récente fondée sur la National Trauma Data Bank a démontré que les patients avec un traumatisme pénétrant, immobilisés en préhospitalier, avaient un taux de mortalité élevé par rapport à ceux non immobilisés [28].
Indications d’immobilisation du rachis
Le mécanisme de l’accident est un bon indicateur pour déterminer s’il faut immobiliser le rachis (figure 10-12). Les points clés sont d’utiliser son bon sens et, en cas de doute, d’immobiliser.
1. Diminution du niveau de conscience (score de Glasgow < 15). Cela inclut :
2. Douleur ou sensibilité rachidiennes. Elles comprennent les douleurs spontanées à la mobilisation, les points douloureux exquis, les déformations ou une défense en regard de la colonne.
3. Déficit neurologique ou plainte. Cela inclut les paralysies complètes ou partielles, les parésies (faiblesses), les anesthésies ou les hypo-esthésies, les paresthésies et le choc spinal. Chez l’homme, le priapisme peut être un signe de lésion médullaire.
4. Déformation évidente du rachis. Il s’agit de toute déformation notée lors de l’examen clinique du patient.
Cependant, l’absence de ces signes n’élimine pas la possibilité d’une lésion osseuse rachidienne (encadré 10-1).
Encadré 10-1 Signes et symptômes de traumatismes du rachis
Douleur à la mobilisation du cou ou du dos
Douleur à la palpation du cou ou de la ligne médiane du dos
Déformation de la colonne vertébrale
Contraction ou tétanisation des muscles du cou ou du dos
Paralysie, parésies, engourdissement ou picotements dans les jambes ou les bras à tout moment après l’accident
Signes et symptômes de choc neurogénique