Chapitre 1 La psyché en médecine chinoise
La psyché en médecine chinoise
On ne peut aborder le traitement des troubles mentaux et émotionnels sans avoir d’abord examiné comment la médecine chinoise conçoit l’esprit et le psychisme. Comprendre les notions d’esprit et de psychisme dans la culture chinoise est le seul moyen de bien saisir comment traiter les troubles psychologiques et émotionnels par l’acupuncture et la phytothérapie chinoise. Beaucoup trop souvent, les notions chinoises « d’esprit » et de « psychisme » sont comprises à tort en se référant aux conceptions occidentales (et bien souvent chrétiennes) qui leur correspondent.
Pour bien comprendre les différences entre la conception occidentale et la conception chinoise de la psyché, de l’âme et de l’esprit, je commencerai par présenter les concepts occidentaux. Le chapitre 14 donnera une présentation plus élaborée des concepts occidentaux de moi, d’âme, d’esprit et d’émotions.
Dans ce chapitre, l’étude du psychisme et de l’âme abordera les rubriques suivantes :
L’esprit et l’âme dans la philosophie occidentale
L’esprit
La définition de « l’esprit » telle qu’on la trouve dans l’Oxford English Dictionary met en lumière un concept important de la philosophie occidentale et illustre bien les différences avec la philosophie chinoise. Dans ce dictionnaire, la définition de « esprit » commence par « Principe animé ou vital chez l’homme (et les animaux) qui donne vie à l’organisme physique, par opposition aux éléments purement matériels ; souffle de vie »1.
Cette définition de « l’esprit » comme quelque chose « qui donne vie à l’organisme physique, par opposition aux éléments purement matériels » illustre la dualité entre le corps et l’esprit caractéristique de la plupart des philosophies occidentales. Cette dualité n’existe pas en médecine chinoise. Mais comme nous le verrons, la différence entre les philosophies occidentale et chinoise n’est pas aussi simple car certains philosophes occidentaux conçoivent aussi « l’esprit » comme une forme raffinée de la matière (comme les Chinois). Inversement, certains philosophes chinois (surtout les philosophes néoconfucianistes) conçoivent une réalité métaphysique distincte de la réalité physique.
La définition du mot « esprit » telle qu’on la trouve dans l’Oxford English Dictionary est la suivante : « Principe animé ou vital chez l’homme (et les animaux) qui donne vie à l’organisme physique, par opposition aux éléments purement matériels ; souffle de vie ».
Le mot « esprit » signifie « souffle » et vient de spiritus, l’équivalent latin du grec pneuma (πνευμα) qui signifie aussi « souffle » ou « air ». L’esprit a le même sens que le mot latin anima (plus tard utilisé par Jung avec une autre signification), qui vient du mot grec anemos (ανεμOς), qui veut dire « souffle » ou « vent » ; il est en relation avec le mot sanscrit atman, qui signifie également « souffle ». Il est donc clair, d’après l’étymologie du mot, que « l’esprit » est quelque chose de nature subtile et éthérée, comme l’air.
Il est intéressant de voir que le stoïcisme grec voyait « l’esprit » comme une forme raffinée de la matière, comme un feu subtil dont les âmes (ou les esprits) des individus représentaient des particules. Le concept « d’esprit vital » comme animant le corps a été élaboré par des médecins grecs comme Erasistratus, qui faisait la différence entre l’esprit psychique (pneuma zotikon, πνευμα ςwτιkOν), résidant au cœur et parcourant les vaisseaux sanguins, et l’esprit physique (pneuma physicon, πνευμαψυχιkOν), résidant au cerveau et parcourant les nerfs. Assigner la place de l’esprit psychique au cœur est intéressant car cela correspond à la vision chinoise. Le fait qu’Erasistratus considérait qu’il y avait deux esprits, l’un psychique et l’autre physique, est également intéressant car ce médecin pourrait être considéré comme un des premiers à pratiquer ce que nous appelons aujourd’hui la médecine psychosomatique.
De plus, le fait qu’Erasistratus considérait qu’il y avait deux esprits, l’un psychique et l’autre physique, se rapproche de vues chinoises de l’Esprit (Shen) et de l’Âme Corporelle (Po).
L’ancien médecin grec Erasistratus faisait la différence entre l’esprit psychique (pneuma zotikon πνευμα ζwτιkOν), résidant au cœur et parcourant les vaisseaux sanguins, et l’esprit physique (pneuma physicon πνευμα ψυχιkOν), résidant au cerveau et parcourant les nerfs.
Avec la religion chrétienne, la dualité entre un « esprit » subtil et immatériel et un corps matériel a été fermement affirmée. Dans la religion chrétienne, « l’esprit » est l’âme de l’être humain et s’oppose au corps ; à la mort, l’âme survit au corps. Depuis l’avènement du christianisme, on oppose l’esprit et le corps. Il est intéressant de voir que Saint Paul pensait qu’il ne fallait pas considérer le « corps » comme un corps matériel mais comme un « esprit charnel » (πνευμα σαρkιkOν). Cette position est intéressante car elle fait écho au concept chinois « d’Âme Corporelle » (Po).
L’opposition et la séparation entre corps et esprit est réaffirmée dans la philosophie de Descartes (1596-1650) et dans son rationalisme. Descartes mentionne aussi, comme Saint Paul, les « esprits animaux ». Dans Les passions de l’âme, Descartes définit les émotions comme suit : « Perceptions, ou sensations, ou excitations de l’âme qui lui sont spécifiquement attachées et qu’elle provoque, entretient et renforce grâce à certains mouvements des esprits »2. Les « esprits » qui sont évoqués ici sont les « esprits animaux » au centre de la conception qu’avait Descartes de la physiologie. Descartes expliquait que les esprits animaux étaient produits par le sang et étaient responsables de la stimulation des mouvements du corps. En affectant les muscles, par exemple, ces esprits animaux « font bouger le corps dans tous les différents sens où il peut se bouger ». Cette description semble très proche de celle de l’Âme Corporelle.
John Locke (1632-1704), attribuait à l’esprit la même réalité qu’au corps car, disait-il :
En supposant l’existence d’une substance dans laquelle résident la pensée, le savoir, le doute et la capacité de mouvement, on arrive à une notion de l’esprit qui n’est pas moins réelle que celle du corps ; le premier est le substrat des idées que nous recevons du monde extérieur, le second des idées qui viennent de nous-mêmes3.
George Berkeley (1685-1753), représentait l’Idéalisme, école philosophique selon laquelle tout objet existe en premier sous forme d’idée. Les idées sont la réalité principale. Il mettait l’esprit et l’âme sur le même plan et pensait que les idées existaient dans l’esprit de la personne. Il disait : « Il est évident qu’il n’y a pas d’autre réalité que l’esprit, qui est celui qui perçoit »4.
G.W.F. Hegel (1770-1831) considérait le tout dans sa complexité comme étant l’Absolu5. Le système philosophique de Hegel est le point culminant de l’Idéalisme comme école philosophique, qui considère que les idées précèdent les objets matériels. Pour Hegel, l’esprit est une entité homogène immuable6.
L’âme
L’âme, selon de nombreuses religions et traditions philosophiques, est une substance éthérée douée de conscience propre à chaque être humain. L’âme diffère de l’esprit en ce que ce dernier peut être ou ne pas être éternel, alors que la première est généralement considérée comme survivant au corps après la mort.
Le concept d’âme a des liens forts avec la notion de vie après la mort, mais chaque religion a ses propres interprétations quand à ce qui survient à l’âme après la mort. Le mot anglais désignant l’âme, soul vient du vieil anglais sawol. L’étymologie du mot « sawol » vient peut-être d’un mot en vieil allemand, se(u)la, qui signifie « appartenant à la mer ». L’association de « l’âme » et de la « mer » est intéressante parce qu’il s’agit d’un thème récurrent dans de nombreuses religions et dans de nombreux contes. Dans l’interprétation jungienne des rêves, la mer est souvent le symbole de l’inconscient.
En grec, l’âme s’appelle psyche (ϕυχη) ; dans les langues modernes et en psychologie, ce terme n’est plus synonyme « d’âme ». L’Oxford English Dictionary définit la « psyché » comme « l’esprit et les émotions conscients et inconscients qui influencent et affectent la personne entière ». En latin, on l’appelle anima, mot qui vient du grec anemos (ανεμOς), qui signifie « souffle » ou « vent ».
Dans la Grèce antique présocratique, le mot « âme » désignait quelque chose qui distinguait le vivant du mort, l’animé de l’inanimé ; lorsqu’on meurt, l’âme quitte le corps et part pour un « monde de ténèbres ». Plus tard, on a attribué à l’âme toute une variété d’activités et de réactions, que ce soit cognitives et émotionnelles, que l’on a aussi vues comme source de vertus comme le courage, la tempérance et l’équité. Autrement dit, certaines des activités dévolues à « l’âme » sont des activités que nous attribuerions à « l’esprit » (c’est-à-dire à la cognition).
Cependant, l’âme est de toute évidence plus qu’un simple esprit pour certains philosophes grecs qui attribuent aussi une âme aux animaux et aux plantes ; il y a là un parallèle intéressant avec la pensée chinoise qui décrit trois Âmes Éthérées (les plantes en ont une, les animaux en ont deux et les humains en ont trois).
Platon voyait l’âme comme étant l’essence même de l’être d’une personne. Il considérait que cette essence était l’occupante non corporelle et éternelle de notre être et prétendait qu’après la mort, elle renaissait dans un autre corps. Pour Platon, le corps et l’âme sont de sorte différente, le premier étant perceptible et périssable, et la seconde étant intelligible et échappant à la destruction. L’âme, chez Platon, comporte trois parties : logos (l’esprit, le bon sens), thymos (les émotions) et pathos (la chair). On pourrait dire que c’est avec Platon que les grandes séparations occidentales entre le corps et l’âme, le corps et l’esprit, ont commencé.
L’âme, telle que Platon la concevait, se caractérise donc par des traits cognitifs et intellectuels ; c’est quelque chose qui raisonne, quelque chose qui régule et qui contrôle le corps, ses désirs et ses maladies, « surtout s’il s’agit d’une âme sage ». On ne peut toutefois pas assimiler l’âme et « l’esprit » tel que nous le concevons. C’est quelque chose de plus vaste que cela dans la mesure où Platon avait conservé l’idée traditionnelle de l’âme comme permettant de faire la différence entre l’animé et l’inanimé.
Aristote, à la suite de Platon, définissait l’âme comme le cœur de l’essence de l’être, mais lui accordait une existence autonome. Il ne voyait pas l’âme comme une sorte d’occupante autonome, fantomatique du corps. Comme l’âme, d’après Aristote, était une activité du corps, elle ne pouvait pas être immortelle. Selon sa théorie, une âme est une forme particulière de la nature, un principe qui rend compte des changements et réside, dans ce cas précis, dans des corps vivants, c’est-à-dire dans les plantes, les animaux, non humains, et les êtres humains. La relation entre le corps et l’âme, d’après Aristote, est aussi un exemple d’une relation plus générale entre la forme et la matière ; ainsi un corps vivant doué d’une âme est une forme particulière de matière in-formée.
À la fois Épicure et les stoïciens pensaient que l’âme était corporelle. Les stoïciens prétendaient que l’âme était un corps car seuls les corps pouvaient avoir une influence sur les autres corps, et l’âme et le corps avaient effectivement une influence l’un sur l’autre, par exemple en cas de lésion corporelle et d’émotion.
Épicure affirmait que l’âme était une forme de corps particulièrement fine présente partout dans le corps perceptible (la chair et le sang) des organismes animés. Épicure pensait que l’âme se dispersait au moment de la mort, en même temps que ses atomes constitutifs, perdant les pouvoirs qu’elle avait lorsqu’elle était contenue dans le corps d’un organisme qui l’abritait. Ces positions sont remarquablement proches de la vision que les Chinois ont de l’Âme Corporelle.
Le psychisme, l’âme et l’esprit en médecine chinoise
Terminologie
Tout au long de ce livre, j’utiliserai le mot « psychisme », généralement dans le sens chinois du terme, pour désigner l’ensemble des aspects spirituels des organes Yin, c’est-à-dire l’Esprit (Shen) du Cœur, l’Âme Éthérée (Hun) du Foie, l’Âme Corporelle (Po) du Poumon, l’Intellect (Yi) de la Rate et la Volonté (Zhi) du Rein.
J’appellerai « Esprit » le Shen qui réside au Cœur. La plupart des auteurs traduisent Shen par « psychisme », mais je trouve que le terme de « psychisme » décrit avec plus de précision l’ensemble constitué par Shen, Hun, Po, Yi et Zhi. Les implications de cela ne sont pas uniquement sémantiques car si l’on traduit le Shen du Cœur par « psychisme », on laisse de côté l’influence que l’Âme Éthérée (Hun) et l’Âme Corporelle (Po) ont sur l’esprit. Ce point sera développé dans le chapitre 2.
L’Esprit (Shen) en médecine chinoise
« L’esprit » en médecine chinoise, tel que nous l’avons défini plus haut, comprend tous les phénomènes mentaux (la pensée, la raison, y compris l’Âme Éthérée), les phénomènes émotionnels et les phénomènes corporels. Ce terme est utilisé sans connotation religieuse d’aucune sorte et ne sous-entend pas une destinée particulière de celui-ci après la mort.
Comme tous les praticiens de médecine chinoise le savent, l’unité du corps et de l’esprit est une caractéristique distinctive et centrale en médecine chinoise. L’esprit n’est pas quelque chose qui « anime » le corps, mais le corps et l’esprit ne sont rien d’autre que deux états différents de condensation et d’agrégation du Qi. Le corps et l’esprit sont tous deux des manifestations du Qi, l’esprit en étant la forme la plus raffinée. La présence d’une Âme Corporelle (Po) dans la vision chinoise de l’esprit le confirme bien ; l’Âme Corporelle est une âme « physique » responsable de tous les processus physiologiques.
Par exemple, le commentaire du chapitre 23 des Questions simples, qui repose sur des extraits de L’Axe spirituel, affirme clairement l’unité du corps et de l’esprit lorsqu’il dit : « L’Esprit [Shen] est une transformation de l’Essence et du Qi ; les deux Essences [c’est-à-dire l’Essence du Ciel antérieur et l’Essence du Ciel postérieur] contribuent à la formation de l’Esprit »7. Voir la figure 1.1.
Le philosophe taoïste Xi Kang (223-262) dit : « Le gentilhomme sait alors que le corps dépend de l’esprit mais que l’esprit a besoin du corps pour exister »8. Il n’y a donc aucunement l’idée d’un esprit « enfermé » dans le corps, comme dans la philosophie occidentale, mais au contraire l’esprit lui-même est matière, étant simplement une forme particulièrement raffinée de cette même matière qui constitue le corps, c’est-à-dire du Qi. Le corps et l’esprit ne sont rien d’autre que deux manifestations de l’agrégation du Qi ; lorsque le Qi se disperse, il donne l’esprit, lorsque le Qi se condense, il donne la matière.
Ce même philosophe taoïste dit aussi :
Bien que l’esprit soit quelque chose de subtil, c’est certainement encore quelque chose qui est transformé par le Yin et le Yang. Cette transformation le fait naître, une autre transformation le fait mourir. Quand il se rassemble, il commence, quand il se disperse à nouveau, il finit. Le très raffiné et le très grossier sont faits du même Qi et, avant tout, ils sont liés l’un à l’autre9.
Yang Quan, philosophe taoïste du 3e siècle dit :
Les gens ont du Qi et ils vivent. Lorsque leur essence est épuisée, ils meurent. C’est comme être drainé jusqu’à être desséché ou éteint. On peut comparer cela au feu. Lorsque le carburant est épuisé, il n’y a plus de feu. Ainsi, dans les restes d’un feu qui est éteint, il n’y a plus de flammes. Une fois qu’un homme est mort, il n’a y plus d’esprit10.
Yang Quan a aussi écrit « qu’une pierre est un morceau de Qi », tout comme l’être humain, tout comme l’esprit11.
Autrement dit, pour les penseurs de la dynastie des Han, l’esprit lui-même n’est qu’une version particulièrement raffinée du même Qi que celui qui compose le corps. Fan Chen, penseur du taoïsme tardif (450-515) affirme que le corps et l’esprit sont en fait différentes facettes de la même chose ; le corps est un mot pour désigner sa substance matérielle et l’esprit est un mot pour désigner sa fonction, « comme celle d’un couteau bien aiguisé ». On ne se pose pas la question de savoir si le tranchant de la lame survit à sa destruction12.
Pour Zhang Zai, le Qi comprend la matière et les forces qui gouvernent les interactions entre la matière, le Yin et le Yang. Sous sa forme dispersée, raffinée à l’extrême, le Qi est invisible et sans substance, mais lorsqu’il se condense, il devient solide ou liquide et il a de nouvelles propriétés. Toutes les choses matérielles se composent de Qi condensé : les rochers, les arbres, les être humains. Certaines idées qui sont maintenant une évidence en médecine chinoise sont en fait principalement dérivées des idées de Zhang Zai.
Zhang pensait que le Qi n’était jamais créé et jamais détruit ; le même Qi passe par des processus continuels de condensation et de dispersion. Il le compare à l’eau ; qu’elle soit sous forme liquide ou sous forme de glace lorsqu’elle est gelée, il s’agit toujours de la même eau. De la même façon, le Qi condensé qui constitue les objets et le Qi dispersé sont une même substance. La condensation est la force Yin du Qi et la dispersion sa force Yang.
Lorsque le Qi se condense, il prend forme et se révèle à nos yeux. Lorsque le Qi ne se condense pas, il n’a pas de forme et il est invisible pour l’œil. Une fois condensé, il se manifeste dans le monde extérieur. Lorsqu’il se disperse, peut-on dire qu’il devient néant13 ?

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