Chapitre 1 La psyché en médecine chinoise
La psyché en médecine chinoise
Pour bien comprendre les différences entre la conception occidentale et la conception chinoise de la psyché, de l’âme et de l’esprit, je commencerai par présenter les concepts occidentaux. Le chapitre 14 donnera une présentation plus élaborée des concepts occidentaux de moi, d’âme, d’esprit et d’émotions.
Dans ce chapitre, l’étude du psychisme et de l’âme abordera les rubriques suivantes :
L’esprit et l’âme dans la philosophie occidentale
L’esprit
La définition de « l’esprit » telle qu’on la trouve dans l’Oxford English Dictionary met en lumière un concept important de la philosophie occidentale et illustre bien les différences avec la philosophie chinoise. Dans ce dictionnaire, la définition de « esprit » commence par « Principe animé ou vital chez l’homme (et les animaux) qui donne vie à l’organisme physique, par opposition aux éléments purement matériels ; souffle de vie »1.
Cette définition de « l’esprit » comme quelque chose « qui donne vie à l’organisme physique, par opposition aux éléments purement matériels » illustre la dualité entre le corps et l’esprit caractéristique de la plupart des philosophies occidentales. Cette dualité n’existe pas en médecine chinoise. Mais comme nous le verrons, la différence entre les philosophies occidentale et chinoise n’est pas aussi simple car certains philosophes occidentaux conçoivent aussi « l’esprit » comme une forme raffinée de la matière (comme les Chinois). Inversement, certains philosophes chinois (surtout les philosophes néoconfucianistes) conçoivent une réalité métaphysique distincte de la réalité physique.
L’opposition et la séparation entre corps et esprit est réaffirmée dans la philosophie de Descartes (1596-1650) et dans son rationalisme. Descartes mentionne aussi, comme Saint Paul, les « esprits animaux ». Dans Les passions de l’âme, Descartes définit les émotions comme suit : « Perceptions, ou sensations, ou excitations de l’âme qui lui sont spécifiquement attachées et qu’elle provoque, entretient et renforce grâce à certains mouvements des esprits »2. Les « esprits » qui sont évoqués ici sont les « esprits animaux » au centre de la conception qu’avait Descartes de la physiologie. Descartes expliquait que les esprits animaux étaient produits par le sang et étaient responsables de la stimulation des mouvements du corps. En affectant les muscles, par exemple, ces esprits animaux « font bouger le corps dans tous les différents sens où il peut se bouger ». Cette description semble très proche de celle de l’Âme Corporelle.
John Locke (1632-1704), attribuait à l’esprit la même réalité qu’au corps car, disait-il :
En supposant l’existence d’une substance dans laquelle résident la pensée, le savoir, le doute et la capacité de mouvement, on arrive à une notion de l’esprit qui n’est pas moins réelle que celle du corps ; le premier est le substrat des idées que nous recevons du monde extérieur, le second des idées qui viennent de nous-mêmes3.
George Berkeley (1685-1753), représentait l’Idéalisme, école philosophique selon laquelle tout objet existe en premier sous forme d’idée. Les idées sont la réalité principale. Il mettait l’esprit et l’âme sur le même plan et pensait que les idées existaient dans l’esprit de la personne. Il disait : « Il est évident qu’il n’y a pas d’autre réalité que l’esprit, qui est celui qui perçoit »4.
G.W.F. Hegel (1770-1831) considérait le tout dans sa complexité comme étant l’Absolu5. Le système philosophique de Hegel est le point culminant de l’Idéalisme comme école philosophique, qui considère que les idées précèdent les objets matériels. Pour Hegel, l’esprit est une entité homogène immuable6.
L’âme
À la fois Épicure et les stoïciens pensaient que l’âme était corporelle. Les stoïciens prétendaient que l’âme était un corps car seuls les corps pouvaient avoir une influence sur les autres corps, et l’âme et le corps avaient effectivement une influence l’un sur l’autre, par exemple en cas de lésion corporelle et d’émotion.
Le psychisme, l’âme et l’esprit en médecine chinoise
Terminologie
J’appellerai « Esprit » le Shen qui réside au Cœur. La plupart des auteurs traduisent Shen par « psychisme », mais je trouve que le terme de « psychisme » décrit avec plus de précision l’ensemble constitué par Shen, Hun, Po, Yi et Zhi. Les implications de cela ne sont pas uniquement sémantiques car si l’on traduit le Shen du Cœur par « psychisme », on laisse de côté l’influence que l’Âme Éthérée (Hun) et l’Âme Corporelle (Po) ont sur l’esprit. Ce point sera développé dans le chapitre 2.
L’Esprit (Shen) en médecine chinoise
Par exemple, le commentaire du chapitre 23 des Questions simples, qui repose sur des extraits de L’Axe spirituel, affirme clairement l’unité du corps et de l’esprit lorsqu’il dit : « L’Esprit [Shen] est une transformation de l’Essence et du Qi ; les deux Essences [c’est-à-dire l’Essence du Ciel antérieur et l’Essence du Ciel postérieur] contribuent à la formation de l’Esprit »7. Voir la figure 1.1.
Le philosophe taoïste Xi Kang (223-262) dit : « Le gentilhomme sait alors que le corps dépend de l’esprit mais que l’esprit a besoin du corps pour exister »8. Il n’y a donc aucunement l’idée d’un esprit « enfermé » dans le corps, comme dans la philosophie occidentale, mais au contraire l’esprit lui-même est matière, étant simplement une forme particulièrement raffinée de cette même matière qui constitue le corps, c’est-à-dire du Qi. Le corps et l’esprit ne sont rien d’autre que deux manifestations de l’agrégation du Qi ; lorsque le Qi se disperse, il donne l’esprit, lorsque le Qi se condense, il donne la matière.
Ce même philosophe taoïste dit aussi :
Bien que l’esprit soit quelque chose de subtil, c’est certainement encore quelque chose qui est transformé par le Yin et le Yang. Cette transformation le fait naître, une autre transformation le fait mourir. Quand il se rassemble, il commence, quand il se disperse à nouveau, il finit. Le très raffiné et le très grossier sont faits du même Qi et, avant tout, ils sont liés l’un à l’autre9.
Yang Quan, philosophe taoïste du 3e siècle dit :
Les gens ont du Qi et ils vivent. Lorsque leur essence est épuisée, ils meurent. C’est comme être drainé jusqu’à être desséché ou éteint. On peut comparer cela au feu. Lorsque le carburant est épuisé, il n’y a plus de feu. Ainsi, dans les restes d’un feu qui est éteint, il n’y a plus de flammes. Une fois qu’un homme est mort, il n’a y plus d’esprit10.
Yang Quan a aussi écrit « qu’une pierre est un morceau de Qi », tout comme l’être humain, tout comme l’esprit11.
Autrement dit, pour les penseurs de la dynastie des Han, l’esprit lui-même n’est qu’une version particulièrement raffinée du même Qi que celui qui compose le corps. Fan Chen, penseur du taoïsme tardif (450-515) affirme que le corps et l’esprit sont en fait différentes facettes de la même chose ; le corps est un mot pour désigner sa substance matérielle et l’esprit est un mot pour désigner sa fonction, « comme celle d’un couteau bien aiguisé ». On ne se pose pas la question de savoir si le tranchant de la lame survit à sa destruction12.