Chapitre 1 Introduction à l’histoire de la psychiatrie
Le regretté G. Lantéri-Laura nous disait souvent qu’une histoire de la psychiatrie est impossible à rédiger dans sa totalité, tant elle touche à des domaines divers relevant de multiples disciplines, allant de la philosophie et des sciences humaines jusqu’aux sciences médicales et biologiques les plus approfondies [10]. C’est donc une histoire bien difficile à résumer ici, en huit pages, et nous serons forcés de nous en tenir à des vues générales qui ne pourront guère satisfaire le lecteur exigeant. À peine âgée de plus de deux siècles, la psychiatrie, spécialité médicale consacrée à l’étude et au traitement des maladies mentales, connaît une prodigieuse expansion depuis ces dernières décennies. Avec les progrès des neurosciences, de la psychopharmacologie et de l’imagerie cérébrale, la recherche des origines de la folie a sans doute beaucoup avancé. Mais elle reste encore partagée entre des courants médicaux organicistes et d’autres qui relèvent de la psychologie dynamique individuelle et sociale.
Le terme lui-même apparaît sous la plume du médecin allemand J.C. Reil en 1802, écrit « psychiaterie », et en France vers 1810. Mais il ne sera guère utilisé avant 1860. Jusque-là, c’est le terme de « médecine aliéniste » qui est généralement utilisé, en référence à l’aliénation mentale et aux aliénés qui en souffrent, termes introduits par P. Pinel à la fin du XVIIIe siècle et signant l’introduction de cette nouvelle spécialité médicale qui va prendre en charge ce que l’on appelait jusqu’alors la folie.
Le traitement moral
En effet, si les troubles mentaux sont traités par les médecins depuis la plus haute antiquité (D. Gourevitch), ce n’est qu’à la fin du siècle des lumières que la psychiatrie apparaît en Europe, comme une spécialité médicale particulière, avec une pratique et des institutions hospitalières spécifiques. W. Battie (1703–1776) à Londres, prenant la direction du nouvel hôpital St Luc, V. Chiarugi (1759–1820) à qui le grand-duc Léopold confie la responsabilité de l’hôpital St Boniface réservé aux fous, à Florence, J. Daquin (1732–1815) à l’hospice de Chambéry, J.-C. Reil (1759–1813) à Halle, et W. Tuke (1732–1822) ouvrant, avec T. Fowler l’inventeur de la liqueur arsenicale qui porte son nom, la célèbre « Retraite » d’York en 1792, font partie des pionniers de la psychiatrie naissante (R. Selemaigne). Mais c’est surtout P. Pinel (1745–1826) qui apparaît comme le véritable fondateur de la spécialité à Paris, d’abord à Bicêtre, puis à la Salpêtrière, usurpant une renommée unique alors que celle-ci méritait d’être davantage partagée. Il doit sans doute cette glorieuse paternité à la place, tout à fait centrale à l’époque, de la métropole parisienne. Celle-ci est en effet alors non seulement la capitale de la France mais aussi, sur le plan culturel et scientifique, celle de l’Europe. Et l’impact idéologique et politique de la Révolution de 1789 n’a fait que confirmer cette position. Philippe Pinel est donc celui qui a joué le premier rôle dans l’histoire de la création théorique et institutionnelle de la psychiatrie, rôle qu’il doit à la fois aux circonstances et au fait qu’il a introduit et préconisé une attitude médicale radicalement nouvelle vis-à-vis des insensés.
L’illustre philosophe allemand G.W. Hegel, dans son Précis de l’Encyclopédie des Sciences philosophiques de 1816, va attribuer en effet très justement à P. Pinel le mérite d’avoir reconnu un « reste de raison » chez tout « insensé » (devenu de ce fait un simple « aliéné ») alors qu’auparavant le fou était exclu de l’humanité et de toute communication interhumaine, puisqu’il était considéré comme un « insensé » dépourvu de raison. Cette accession à l’intersubjectivité et au statut de sujet permet le traitement moral, cette thérapeutique psychique qui s’en tient, va écrire le philosophe allemand, à « cette conception que la folie n’est pas une perte abstraite de la raison, ni du côté de l’intelligence, ni du côté de la volonté, mais un simple dérangement d’esprit, une contradiction dans la raison qui existe encore […] Ce traitement humain, c’est-à-dire aussi bienveillant que raisonnable de la folie — Pinel a droit à la reconnaissance la plus grande pour tout ce qu’il a fait à cet égard — suppose le malade raisonnable et trouve là un point d’appui solide pour le prendre de ce côté. » Ainsi est rendue possible l’identification du médecin sensé à l’aliéné, identification nécessaire pour qu’il puisse instaurer un véritable traitement psychique. Et l’espace de cette rencontre, de cette communication possible même dans la pire des folies, grâce à la reconnaissance du reste de raison qu’a gardé le malade, c’est l’asile qui va le constituer, conçu par l’aliéniste comme le lieu le plus propice au traitement moral.
Car l’institution asilaire n’a pas été conçue au départ comme ce simple cadre de renfermement et d’exclusion, tellement décrié par la suite. À l’encontre de ce qu’a écrit M. Foucault, l’asile apparaît à ses origines comme un refuge pour le malade, comme un lieu d’isolement d’un monde extérieur harcelant. C’est dans cette perspective que l’isolement n’aurait dû représenter que la condition du traitement moral. Or il en deviendra malheureusement par la suite l’instrument. Sous la pression d’une société qui exclut de plus en plus l’aliéné, l’isolement deviendra le principe même de l’exclusion dont l’asile sera progressivement l’institution. Cette perversion entraînera la décadence du traitement moral et de l’institution asilaire dès 1840. Elle se produira parce que l’enseignement primitif de Pinel va peu à peu sombrer dans l’oubli et qu’on lui substituera le grand mythe originaire philanthropique de la « libération des aliénés » à Bicêtre, puis à la Salpêtrière, représenté comme une quasi-réalité historique dans les célèbres tableaux de C. Muller et T. Robert-Fleury. L’éclat et les bruits de cette légende dont on a pu démontrer, preuves historiques à l’appui, qu’elle avait été totalement inventée, vont recouvrir d’un voile de silence et d’amnésie cet enseignement de Pinel qu’avait admiré Hegel, pourtant peu suspect d’indulgence pour les penseurs français et la création de ces nouvelles spécialités médicales.
Organogenèse versus psychogenèse
Le traitement moral reposait sur le principe d’une causalité psychique de la maladie mentale. Mais ces conceptions psychogénétiques primitives de P. Pinel et de son élève J.E. Esquirol (1772–1840) sont balayées par un mouvement organogénétique très puissant animé par L.J. Bayle (1799–1858) avec la paralysie générale, J.P. Falret (1794–1870) et surtout J. Moreau de Tours (1804–1884). La psychiatrie va, pendant plus de soixante ans, chercher la cause des maladies mentales dans des lésions du cerveau qui resteront introuvables. L’échec de J.M. Charcot (1825–1893) dans ses recherches sur l’hystérie, conçue comme une entité anatomoclinique, sonnera le glas de cette ambitieuse neuropsychiatrie. Et cet échec est à l’origine de la découverte de l’inconscient par S. Freud (1856–1939), venu pour apprendre la neurologie à la Salpêtrière, d’où il repartit en pressentant l’origine psychogénétique des névroses. Cette « révolution psychanalytique » (Marthe Robert) a effectivement ramené au premier plan la psychogenèse des maladies mentales, dès le début du xxe siècle. En découvrant le conflit intrapsychique et en affirmant que tout symptôme a un sens, le Viennois fait basculer l’édifice de la psychiatrie classique, et dénonce l’illusion organiciste.
Toutefois, si la psychanalyse se développe dans le traitement des troubles névrotiques, rares seront les institutions psychiatriques où elle sera réellement appliquée à des malades psychotiques. On cite la clinique de Chestnut Lodge près de Washington comme un des premiers lieux de cette application, clinique dirigée par I. Fromm-Reichmann, véritable pionnière à la fin des années trente. En France, c’est surtout après 1945, grâce à la psychothérapie institutionnelle, que les psychanalystes sont vraiment entrés dans les hôpitaux psychiatriques. Les impacts freudiens, puis lacaniens, y ont laissé des traces définitives. La théorie psychanalytique en effet, même pour ceux qui récusent son efficacité curative (É. Zarifian), garde actuellement une place prépondérante dans l’étude et l’explication psychopathologiques de la plupart des maladies mentales.
Cependant, le courant de l’organogenèse en psychiatrie ne va pas pour autant s’assécher. C’est justement en usant du terme d’organothérapie que J. Wagner von Jauregg (1857–1940) utilise la malariathérapie chez les paralytiques généraux avec un certain succès sur les troubles démentiels. Cela lui a valu en 1927 le seul prix Nobel obtenu jusque-là par un psychiatre, et a donné un nouvel élan aux thérapeutiques dites « biologiques » de choc. Son élève M. Sakel (1900–1957) inventa la cure d’insuline pour traiter la schizophrénie, en 1933. Et, l’année suivante, L. von Meduna (1896–1964) utilisa, pour la même maladie, la convulsivothérapie par injection intraveineuse de cardiazol. En 1936, c’est le neurologue portugais E. Moniz (1874–1955) qui, sur des bases physiopathologiques erronées, se lança dans la leucotomie préfrontale, première opération psychochirurgicale. Avec l’Américain W. Freeman et l’Italien A.M. Fiamberti, d’autres procédés opératoires de plus en plus expéditifs (leucotomie transorbitaire) ont rendu la psychochirurgie encore plus aléatoire et destructrice, ce qui a conduit à son abandon progressif dans les États où elle n’avait pas été mise carrément hors la loi, comme en Californie ou en URSS. En revanche, la sismothérapie électrique mise au point par les psychiatres romains U. Cerletti (1877–1963) et L. Bini (1908–1964), en 1938, a gardé une place dans le traitement des dépressions mélancoliques particulièrement graves, parfois même avant tout essai de médicaments antidépresseurs. Et c’est la découverte purement empirique des effets antipsychotiques de la chlorpromazine par J.M. Harl, J. Delay et P. Deniker, en 1952, qui a réellement donné un nouvel élan aux thérapeutiques biologiques. Avec les découvertes de R. Kühn, qui démontra, en 1957, les effets antidépresseurs d’une nouvelle molécule considérée par les pharmacologues comme un simple neuroleptique, l’imipramine, et de N.S. Kline, qui retrouva la même année les mêmes effets avec un produit dérivé d’un médicament antituberculeux, l’iproniazide, s’ouvre également l’ère des thérapeutiques biochimiques de la dépression. La psychopharmacologie permit alors de grands développements à la psychiatrie biologique qui, soutenue par les progrès des neurosciences, redonna de sérieux espoirs aux chercheurs croyant à l’origine organique des maladies mentales.
Pourtant, ces derniers sont, dès le début des années soixante, critiqués par les « antipsychiatres » anglais : D. Cooper (1931–1986) et R. Laing (1927–1989) et italiens : F. Basaglia (1924–1980). Malgré leurs discours parfois très utopiques, ils ont pourtant favorisé l’essor des thérapies familiales et le développement de théories sociogénétiques des affections psychiques. Ils sont à l’origine de profondes réformes institutionnelles et, en Italie au moins, de la disparition de toutes les structures asilaires avec la promulgation de la fameuse loi 180 en 1978. Mais l’enthousiasme n’a pas été général et H. Ey a rassemblé autour de lui les psychiatres les plus critiques de l’antipsychiatrie. Le médecin de Bonneval pensait en effet que cette dernière représentait une « tendance psychiatricide » particulièrement dangereuse pour la spécialité. Car, en confondant la notion de maladie mentale et les troubles de la vie de relation, elle risquait de « se heurter à l’impossibilité de définir et de saisir la maladie mentale » et en arrivait à la nier. Il ne s’agit donc, pour Ey, que d’une négation pure et simple de la psychiatrie, négation qu’il ne pouvait bien entendu admettre. Il faut reconnaître que dès avant la mort de F. Basaglia (en 1980) et de D. Cooper (en 1986), leur mouvement semblait déjà passablement oublié. Sans doute reste-t-il « dans l’inconscient collectif, et notamment celui des jeunes schizophrènes » un « écho des grandes options de l’antipsychiatrie. Il est resté de cette aventure généreuse comme la nostalgie d’un lieu d’accueil de la folie, antithèse de la lugubre servitude des neuroleptiques… » (C. Koupernik). La critique radicale de l’institution hospitalière psychiatrique classique a joué aussi un rôle non négligeable dans les réformes entreprises et dans le mouvement qui se poursuit de « dépérissement de l’asile ». Quant à R. Laing, qui allait mourir en 1989, et Esterson, grâce à leurs études sur les familles de schizophrènes, ils apparaissent maintenant, avec les chercheurs de l’école de Palo Alto, comme les pionniers des thérapies familiales. L’antipsychiatrie nous a surtout mis « en garde de façon salutaire contre une certaine chosification de la psychiatrie », représentée notamment par l’utilisation d’un DSM-III révisé avec son « caractère prétendument a-théorique » et « dans l’ambition d’asepsie des comportementalistes, qui, après tout, ne visent qu’à gommer un symptôme » en récusant ainsi « une conception holistique de l’homme et de sa folie. » (C. Koupernik).
La démarche nosographique
Il nous faut revenir en arrière pour rappeler maintenant l’évolution de la démarche nosographique dans l’histoire de la psychiatrie. Comme toute spécialité médicale, la psychiatrie chercha également un support scientifique dans une classification des maladies mentales, voulant à la fois individualiser diverses entités morbides dans le champ de l’aliénation mentale et les situer dans une sorte de taxinomie dite « classement nosographique ». C’est la démarche clinique et diagnostique que P. Pinel conseilla dès les premières pages de son Traité médico-philosophique : « Il est facile de reconnaître, écrit-il, que la division de l’aliénation mentale en ses diverses espèces a été jusqu’ici établie sur des rapprochements arbitraires d’un très petit nombre d’observations souvent incomplètes et inexactes, au lieu d’avoir été fondée sur le dénombrement de faits très multipliés, recueillis avec méthode pendant une longue série d’années dans des établissements publics et particuliers consacrés aux aliénés de l’un et de l’autre sexe. » Cette étude doit être pratiquée par une observation constante et répétée, en évitant de s’égarer dans des systèmes trop théoriques, et en s’en tenant à un empirisme (qui, pour P. Pinel, est hérité de la philosophie de E.B. Condillac). Le danger reste en effet toujours de « plaquer », en psychiatrie surtout, une classification de syndromes cliniques sur une classification de facteurs ou de processus étiologiques (ou présumés tels). Le maître de la Salpêtrière l’avait bien perçu. Et il avait également compris que les grandes nosographies « botaniques » de F. Boissier de Sauvages ou de Cullen (le « jardin des espèces » dont parlait M. Foucault) n’étaient pas adaptées à la pratique quotidienne de la prise en charge des aliénés. C’est pourquoi il resta fidèle à l’héritage de W. Cullen, uniquement dans les six éditions de sa Nosographie philosophique (1798–1818). Pour le « classement de l’aliénation mentale en espèces distinctes » (titre de la section IV de son traité), il utilisa une classification beaucoup plus simple, en « cinq espèces », allant du délire limité (délire partiel) à l’affaiblissement mental le plus profond.
C’est d’abord la mélancolie ou délire exclusif sur un seul objet, puis la manie avec agitation mais sans délire, puis la maniecomplète caractérisée par un délire général plus ou moins marqué avec un état d’agitation, d’irascibilité ou de tendance à la fureur. Le début est ordinairement brusque ; on observe ensuite des périodes d’acmé, de déclin et de convalescence. On note également les signes physiques : appétit vorace, insomnie, etc. La manie peut être aiguë ou chronique, continue ou périodique. La quatrième espèce est représentée par la démence, « débilité particulière des opérations de l’entendement et des actes de la volonté qui prend tous les caractères d’une rêvasserie sénile […] Les idées sont incohérentes entre elles et sans aucun rapport avec les objets extérieurs, les idées sont comme isolées et naissent les unes à la suite des autres mais elles ne sont nullement associées. » La « faculté de la pensée est abolie » ; on constate « l’oubli complet de tout état antérieur, l’abolition de la faculté d’apercevoir les objets, l’oblitération du jugement ». La démence s’observe en particulier dans la dernière période de la vie (sénilité). Enfin, la cinquième espèce est représentée, pour Pinel, par l’idiotisme. Il s’agit d’un affaiblissement mental plus profond que la démence. « C’est une abolition plus ou moins absolue soit des fonctions de l’entendement, soit des affections du cœur. » La plupart des idiots ne parlent point ou ils se bornent à marmotter quelques sons inarticulés, leur figure est inanimée, leurs sens hébétés, leurs mouvements automatiques ; un état habituel de stupeur, une sorte d’inertie les caractérisent. L’idiotisme peut être congénital ou « acquis à la suite de coups violents reçus sur la tête, d’une vive frayeur, d’un traitement trop actif ».
Cette première classification est le point de départ de toute l’évolution nosographique de la psychiatrie du XIXe siècle. Elle est reprise d’abord par les élèves de Pinel : J.E. Esquirol (1772–1840), qui développa avec sa conception des monomanies le cadre de la mélancolie, distinguant le délire triste ou « lypémanie » de tous les autres délires « monomaniaques », et E. Georget (1795–1828), qui individualisa la « stupidité », état de « démence aiguë » qui deviendra plus tard, avec P. Chaslin, la « confusion mentale primitive ». Ainsi se trouvent encore très proches les classifications des trois aliénistes de la Salpêtrière.
P. Guiraud nous montre combien l’entité nosologique « idiotisme » recouvrait avec Pinel tout le champ de ce qui deviendra la psychose infantile, alors que, pour Esquirol, l’ « idiotie » appartient seulement au cadre du « congénital » et du déficit mental, de l’agénésie cérébrale.
La découverte de la « maladie de Bayle », l’arachnitis chronique, future « paralysie générale progressive » (J. Requin), ne modifia pas vraiment cette classification, d’autant plus que, pour beaucoup, cette maladie n’est qu’une « phrénésie » chronique, une folie symptomatique (relevant de la neuropsychiatrie). Elle apporta surtout des arguments aux futurs défenseurs de l’organogenèse des maladies mentales, à partir de 1840. C’est J. Moreau de Tours (1804–1884) qui en fit le nouveau modèle organique. Mais, pour la plupart des aliénistes, elle ne rentre pas dans le cadre de la folie idiopathique qui seule relève de la psychiatrie.
C’est seulement en 1854 qu’apparaît une entité morbide bien individualisée en tant que maladie mentale spécifique : la folie circulaire décrite par J.P. Falret (1794–1870). La même année, J. Baillarger (1809–1890) isola lui aussi cette même affection en l’appelant « folie à double forme ». C’est une psychose évoluant sous forme d’accès composés d’un état maniaque, puis mélancolique, et séparés les uns des autres par des intervalles lucides plus ou moins prolongés. On a étudié avec minutie de nombreuses variétés de ces psychoses intermittentes : des accès maniaques séparés par des intervalles normaux, des accès mélancoliques séparés par des intervalles normaux, des accès tantôt maniaques tantôt mélancoliques (folie alterne typique ou irrégulière), des accès à double forme et enfin une folie circulaire où alternent l’état maniaque et l’état mélancolique sans intervalle lucide. En pratique, si l’on suit l’évolution de la maladie tout entière, ces subdivisions sont sans importance et le type habituel est irrégulier. L’intérêt véritable de la question résidait dans l’abandon de l’opposition entre manie et mélancolie. Et, dès ce moment, la manie est caractérisée par un état d’excitation psychique, la mélancolie par un état de dépression. Il revient à E. Kraepelin (1856–1926) d’englober toutes ces formes dans la « psychose maniacodépressive » réunissant la manie, la mélancolie et les psychoses intermittentes. Il y ajouta des « états mixtes » comportant à la fois des éléments maniaques et des éléments mélancoliques. « Cette conception résulte d’une analyse clinique qui met en relief, dans ces états, trois éléments : le cours des idées, l’humeur, le comportement moteur, qui peuvent être excités ou inhibés isolément. » [6]
Et l’on vit que dans le système nosographique kraepelinien, cette psychose maniacodépressive, d’évolution périodique, s’opposa à la « démence précoce », psychose à évolution progressive, appelée plus tard par le Suisse E. Bleuler (1857–1939) « schizophrénie ». Encore de nos jours, cette distinction entre les deux grands types de psychose s’impose dans la plupart des classifications nosographiques.
Entre-temps, cependant, il faut rappeler que le groupe des monomanies d’Esquirol a disparu sous les critiques des élèves du maître de Charenton. C’est d’abord F. Leuret (1797–1851) qui distingua les délirants « arrangeurs » (au délire cohérent et bien organisé) des « incohérents » dont le délire est mal construit, désorganisé – on dirait maintenant « paranoïde ». C’est dans le premier groupe de ces délirants que E.C. Lasègue (1816–1883) individualisa le « délire de persécution » en 1852, en critiquant d’abord la « doctrine des monomanies » : « Tel observateur, dit Lasègue, décrira la tendance au suicide, tel autre la prédisposition au vol […] On a simplement remplacé la pathologie générale par la sémiotique, la théorie de la maladie par celle des symptômes. » « La maladie, dit-il plus loin, doit se produire avec des symptômes uniformes comme toute affection qui s’impose à l’organisme assez fortement pour le dominer. Si l’on veut bien saisir les signes caractéristiques, il faut assister non aux prodromes ou aux états terminaux mais à l’époque de la floraison de la maladie. » Cette dernière évolue selon plusieurs phases : d’abord période de doute, puis période de certitude qui résulte du raisonnement suivant : « Les maux que je subis sont extraordinaires, il faut que quelque chose d’extérieur, d’indépendant de moi-même intervienne ; puisque je souffre, des ennemis seuls peuvent avoir intérêt à me causer de la peine. » Viennent ensuite les hallucinations auditives insultantes et menaçantes qui confirment le raisonnement des malades. Mais, en même temps, Lasègue a bien vu que la croyance à une persécution n’est pas le phénomène primitif : « Elle est provoquée par le besoin de donner une explication à des impressions morbides probablement communes à tous les malades et que tous rapportent à une même cause. » Ce sont des émotions toutes personnelles et sans équivalent dans l’état de santé. C’est donc déjà un état émotionnel morbide qui est à l’origine de l’activité délirante.
La fameuse théorie de la dégénérescence, développée par B.A. Morel (1809–1873) dans son Traité de 1857, n’apporta guère d’éclaircissement dans les classifications nosographiques. Elle conduisit à diviser, avec V. Magnan (1835–1916), les psychoses en deux grands groupes : les maladies typiques survenant chez des malades « non dégénérés » et les maladies atypiques, bâtardes, correspondant aux premières mais déformées par la dégénérescence. « Les maladies typiques réalisant exactement la description classique devenaient de plus en plus rares : finalement la plupart des malades étaient considérés comme entachés de dégénérescence. » [6]
Et c’est finalement dans ce cadre de la « folie des dégénérés » que vont se recruter la plupart des futurs déments précoces de Kraepelin. Comme l’a décrit P. Guiraud, « la classification clinique de Magnan ne régna pas longtemps sans conteste. La plupart des malades relégués par lui et ses élèves dans la masse des dégénérés furent inclus dans le cadre d’une maladie nouvelle : la démence précoce. » [6]
On verra par la suite comment les élèves de V. Magnan vont faire éclater l’unité du « délire chronique à évolution systématique » en « délires d’interprétation » (P. Sérieux et J. Capgras), « délires d’imagination » (E. Dupré), « psychose hallucinatoire chronique » (G. Ballet), « délires passionnels » (G. Gatian de Clérambault), pour ne citer que les entités délirantes les mieux décrites et individualisées. En suivant également les avatars successifs de la paranoïa de R. Krafft-Ebing (1840–1902) à E. Kretschmer (1888–1964), on voit que toutes ces classifications nosographiques restent sous-tendues par des théories étiopathogéniques plus ou moins avouées par leurs auteurs. Le fameux « empirisme clinique », recommandé par P. Pinel, n’a jamais vraiment été au rendez-vous du clinicien nosographe avec ses patients.
Et pourtant cet « athéorisme » recommandé par le père fondateur de la psychiatrie est sans cesse réclamé et proclamé par ceux-là mêmes qui poursuivent inlassablement cette œuvre classificatoire nosographique des maladies mentales. En témoigne le célèbre DSM, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux élaboré par l’Association américaine de psychiatrie. La première mouture, le DSM-I de 1952, était très influencée par les théories de A. Meyer, leader alors incontesté de la psychiatrie nord-américaine, et se fondait sur une classification où les maladies mentales étaient conçues comme des réactions à des facteurs biologiques, psychologiques ou sociaux. Quelques années plus tard, la notion de réaction devenait obsolète aux États-Unis et le DSM-II retenait une classification assez proche de celle qu’utilise alors l’Organisation mondiale de la santé (CIM-8 ou 8e Classification internationale des maladies), comportant dix catégories principales de maladies : arriération mentale, syndromes organiques cérébraux, psychoses qui ne peuvent être directement attribuées à une atteinte organique (essentiellement schizophrénie et psychoses affectives maniacodépressives), névroses, troubles de la personnalité, troubles mentaux psychophysiologiques, syndromes spécifiques de l’enfance, affections transitoires et réactionnelles, comportements psychopathiques et enfin états d’inadaptation socioaffective sans trouble psychiatrique manifeste (où l’on retrouvait certaines « perversions »).
Bientôt très critiqué parce qu’il repose sur la notion de maladie mentale postulant l’existence d’entités morbides définies (comme dans la médecine organique) par une étiologie et une pathogénie qui restaient toujours discutables en psychiatrie, le DSM-II céda la place en 1980 à un DSM-III qui se voulait « a-théorique ».
Ce dernier repose uniquement sur la description de symptômes et de troubles du comportement pouvant seulement se regrouper en « constellations de symptômes associés dans la nature avec une fréquence plus grande que ne le voudrait une distribution au hasard » (P. Pichot et J.D. Guelfi). Alors que les deux premiers DSM n’ont été utilisés qu’aux États-Unis, le DSM-III connaît un grand succès en traversant l’Atlantique. Il est traduit en français en 1983 et largement utilisé dans notre pays malgré les critiques nombreuses qui lui ont été faites. Mais il est arrivé en France à un moment où les grandes idéologies psychopathogéniques ont perdu de leur vigueur, tant du côté de la psychogenèse (avec la psychanalyse qui, selon É. Zarifian, n’aurait pas réalisé tous les espoirs qu’on avait mis en elle, en particulier pour le traitement des psychoses [20]) que dans le domaine de la sociogenèse (où l’antipsychiatrie a sombré dans l’utopie) ou dans celui de l’organogenèse (où la psychiatrie biologique et la psychopharmacologie marquent le pas). L’approche résolument « a-théorique » du DSM-III — avec son refus d’utiliser des critères étiologiques et physiopathologiques, et la suppression du terme de « névrose » (renvoyant trop à une causalité psychoaffective) — a séduit beaucoup de psychiatres lassés de toutes les querelles sur l’étiologie des troubles mentaux.
Le DSM-III adopte également une évaluation multi-axiale où, après l’axe I, réservé aux symptômes cliniques et aux troubles du comportement, un axe II regroupe les troubles de la personnalité sous-jacente et les troubles spécifiques du développement. Puis un axe III correspond aux affections et troubles physiques concomitants. Enfin, deux derniers axes sont « utilisables dans des protocoles spéciaux d’études cliniques et de recherches » en fournissant une information complétant les diagnostics des trois premiers : l’axe IV pour préciser la sévérité des facteurs de stress psychosociaux, et l’axe V pour indiquer le niveau d’adaptation et de fonctionnement le plus élevé atteint durant l’année précédant l’apparition des troubles mentaux.
En s’éloignant beaucoup de la classification internationale des maladies mentales (CIM-9), le DSM-III va rendre difficiles certaines enquêtes épidémiologiques où il est utilisé, en concurrence avec la CIM-9, sur un plan mondial. Très vite, « des efforts ont été faits pour favoriser une convergence » [6]. Il a paru trop long d’attendre la sortie d’un DSM-IV issu de ce rapprochement. C’est pourquoi a été publiée, dès 1987, une révision du DSM-III, sous le nom de DSM-III-R. On note en effet dans celle-ci une certaine « européanisation » avec l’apparition des « troubles de l’humeur thymiques » (au lieu de l’adjectif « affectifs »), une description plus classique des atteintes de la schizophrénie, qui est mieux différenciée des délires chroniques non dissociatifs, et une appréciation plus précise des syndromes schizoaffectifs.
C’est donc une classification très complète dont il est difficile d’affirmer qu’elle est véritablement « a-théorique ». La classification suivante, le DSM-IV (1994), poursuivra sur cette lancée en maintenant le principe d’un athéorisme total, avec certains aménagements qui seront décrits dans un autre chapitre de cet ouvrage.