Thérapies cognitivo-comportementales et pathologies addictives

19. Thérapies cognitivo-comportementales et pathologies addictives

Y. Le Claire




Introduction


Le propos de ce chapitre sera délibérément pratique, issu de la clinique au quotidien auprès de patients dits compliqués. L’alternance entre les informations théoriques, les vignettes cliniques et les propositions de conduite à tenir permettra aux lecteurs d’approcher au mieux les enjeux de telles prises en charge, où la règle d’or consiste à ne jamais agir de façon isolée, pour garantir dans la durée une relation soignant – soigné sécure dans un cadre donné.

Quelques notions théoriques sur les addictions nous permettront d’aborder la complexité des processus, croisant les phénomènes de société, la psychologie individuelle, la neurobiologie ou encore la génétique, avec la lecture propre aux thérapies comportementales et cognitives, qui abordent de façon originale les pathologies addictives, proposant des lectures et des stratégies thérapeutiques validées et reconnues, avec toute leur place dans l’arsenal thérapeutique habituel. À partir de ces références théoriques, des programmes de prise en charge multimodale se déclinent, avec des outils de soin spécifiques.

Avant de poser des définitions, axant ces pathologies sous un regard médico-psychologique, une réflexion s’impose. Au-delà d’une pratique clinique, du champ du soin, tous les autres champs du savoir sur l’être humain peuvent être interrogés. Il s’agit d’une manière particulière d’« être au monde » où le sujet en souffrance délègue à l’autre tout pouvoir pour conduire sa vie jusqu’à en mourir. L’autre peut être humain dans la dépendance affective (voir Poudat, 2005), chimique dans les dépendances aux produits, conduite dans les dépendances sans produit, avec souvent des alternances et associations. Cet autre doit tout résoudre. Il est chargé de tous les savoirs, paré de tous les pouvoirs. Ces conduites posent la question de la relation de l’être à lui-même, aux autres et au monde, et correspondent donc à des fonctionnements que tout un chacun utilise, sans dériver dans les extrêmes de l’addictif. Celui-ci à la fois mime le fonctionnement considéré comme normal, au sens de ce qui est admis par le plus grand nombre, et en est aux antipodes. Au-delà d’une frontière entre le normal et le pathologique, nous touchons sans doute les bases de la construction du sujet dans son entourage. Chacun doit répondre à ses attentes, ses pertes, ses craintes, ses manques, en lien avec les autres. Cette nécessité de réponse à travers soi et l’autre renvoie au fondamental du lien et de l’attachement, du plus précoce dans la biographie jusqu’au plus tardif, pour tenter de garder une sorte d’équilibre, d’homéostasie du système entre soi et les autres, entre l’interne et l’externe.


Pathologies addictives



Étymologie et définition



ÉTYMOLOGIE


Le mot « addiction » est issu d’un terme de droit romain en vigueur jusqu’à la fin du Moyen Âge en Europe : le juge prenait un arrêt donnant au plaignant « le droit de disposer à son profit de la personne même d’un débiteur défaillant ». Dans cette origine, nous constatons déjà la complexité d’une dette à rembourser, en payant de son corps, possible réduction à un esclavage temporaire, dans un cadre judiciaire, donc sociétal.


DÉFINITION


Nous proposons la définition de Goodman (1990): « Processus par lequel un comportement, pouvant permettre à la fois une production de plaisir et d’écarter ou d’atténuer une sensation de malaise interne, est employé d’une façon caractérisée par l’impossibilité répétée de contrôler ce comportement et sa poursuite en dépit de la connaissance des conséquences négatives. » L’intérêt de cette définition n’est pas tant son essai d’exhaustivité que de faire ressortir les termes suivants :




– processus : il y a succession d’actes et de situations, enchaînements de séquences d’événements descriptibles ;


– plaisir : cette notion de plaisir est essentielle dans le discours et le vécu des personnes addictes. Entendre un toxicomane évoquer son premier « shoot », avec le côté indicible de cette expérience intime, suffit à constater, sinon comprendre cette dimension ;


– malaise interne : la notion d’intériorité souffrante, souvent sans mot pour la dire, s’impose à tout clinicien attentif ;


– impossibilité répétée : la répétition est au centre de ces phénomènes pathologiques ;


– connaissance : le rationnel n’a pas sa place dans le processus pathologique ; il ne trouvera une place que quand il s’agira de stratégie de changement.

Les deux grandes catégories sont :




– l’addiction avec produits : alcool, tabac, drogues illicites, médicaments, etc. ;


– l’addiction sans produit : troubles des conduites alimentaires (il y a là un problème de classification : la nourriture est-elle un produit ?), jeux pathologiques, achats pathologiques, addictions sexuelles, dépendance à l’informatique, au sport, etc.

Ces deux listes peuvent sans doute s’étendre en fonction des évolutions de la société.


Mise en place du phénomène, dans la dimension individuelle



APPRENTISSAGES


D’ancrage en ancrage, de lien en lien, chaque étape ou rencontre permet découverte, enseignement et savoir-faire, savoir-être. Nous oscillons entre les processus d’attachement et d’exploration pour répondre à nos besoins d’évolution, en de nombreux allers et retours entre nous-mêmes et les autres, le monde extérieur. Nos capacités d’autonomie, de savoir-faire et savoir-être sont à ce prix. Cela débute par la « base naturelle » : la mère, puis le père et le couple parental ou leurs substituts, la fratrie, les pairs, etc. La sécurité a son revers : l’insécurité. Cette quête programmée d’objets d’attachement conduit, dans l’insécurité, à trouver d’autres objets de substitution, réels, imaginaires ou artificiels.

Soit les réponses trouvées dans ces quêtes remplissent leur fonction de sécurité et de réassurance, et le sujet continue sa progression sereine et autonome ; soit elles n’apportent qu’insécurité et manque, et le système se fragilise, se fige, génère de la répétition, risque d’entrer dans un dysfonctionnement grave, privilégiant plus la quantité que la qualité des réponses. Le lit se fait d’une pathologie addictive, la dépendance en est le cœur, avec une double contrainte : la tyrannie de la relation active entre le sujet et l’objet de dépendance, la soumission passive et l’appartenance à ce même objet. L’exigence du maintien du système n’a pour but que la satisfaction impérieuse et fondamentale, fondatrice, de la quête de réassurance, de la recherche de solutions au manque et au vide. La difficulté d’adaptation à une situation, une pensée, une émotion, entraîne des réponses inappropriées par passages à l’acte assorties d’une culpabilité devant l’illogique ou le danger des actions, et de la répétition pour pallier les montées en tension. Une boucle pernicieuse se met en place ; nos patients peuvent mourir de leurs stratégies de survie : il s’agit d’une pseudo-adaptation par la tyrannie du besoin.


LES DIFFÉRENTES ÉTAPES


Le concept de continuum entre le début des usages et l’installation d’une dépendance (impossibilité répétée de contrôler) est une conception proche de la réalité, qui permet des stratégies interventionnelles différentes (Direction générale de la santé, 2002).


• Usage simple


Dans de nombreux domaines, l’usage compte dans la vie quotidienne de chacun. Faire des achats, avoir des relations sexuelles, se nourrir, etc. : tout cela ne représente pas un danger pour la liberté de choix ; mais il faut d’emblée nuancer, en fonction :




– des produits : certaines drogues de synthèse, ou même la nicotine, sont réputées addictogènes dès les premières prises ;


– du profil de chaque individu.





M. B., 38 ans, décrit de façon précise le début de son alcoolo-dépendance. Ayant toujours vécu dans un milieu alcoolisé, avec beaucoup de souffrances, il a fait le choix de vivre sans alcool et de surinvestir le sport. Des événements de vie le conduisent à une situation de solitude et de déprime. Il rencontre un groupe faisant la fête avec de l’alcool. Pour répondre à un vide, aussi par mimétisme, il se retrouve devant un verre de bière… et reconnaît son « maillon manquant ».

La dépendance se joue à cet instant.


• Usage à risque


Il s’agit d’une étape essentielle du continuum, et fondamentale pour la prévention. Les usages à risque, avec ou sans produit, sont situationnels (grossesse, recherche de sensations fortes, conduite automobile, etc.), liés au mode d’utilisation (précoce, solitaire, à but psychotrope, etc.) ou aux associations (plusieurs produits, produits et conduites).


• Abus


La définition de cette entité nosographique, reconnue selon des critères diagnostiques (DSM-IV-TR [Diagnostic and Statistical Manual – Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Texte révisé], CIM-10 [Classification internationale des maladies, 10e révision]), installe une nouvelle étape avant la dépendance, essentielle pour les stratégies de prévention mais aussi d’action, en insistant sur les possibles effets positifs de l’éducation thérapeutique.


• Dépendance


Les classifications internationales définissent des critères précis de diagnostics pour des pathologies lourdes. Nous pouvons présenter la dépendance comme la perte de la liberté de s’abstenir du passage à l’acte. Les modes de passage d’une étape à l’autre de ce continuum sont compliqués et gardent encore une grande part d’inconnu. Le joueur pathologique a commencé très souvent par gagner. Il reste très motivé par le gain, mais que se passe-t-il réellement pour que des pensées automatiques erronées renforcent sa conviction qu’il peut (qu’il doit !) gagner à une distance de toute rationalité à long terme ?


FACTEURS INDIVIDUELS


En addictologie et d’autant plus avec une approche cognitivo-comportementale (Cottraux, 2004), notre grille de lecture repose sur un modèle bio-psycho-social : interagissent un individu, dans ses aspects psychologiques et psychiques, et son environnement. D’abord au niveau individuel, il nous faut prendre en compte les facteurs biologiques et psychologiques avec les dimensions de l’histoire du patient, de ses apprentissages et de son présent.

Les avancées des neurosciences (Reynaud, 2005) permettent de poser actuellement que le cerveau d’une personne souffrant d’une pathologie addictive ne fonctionne pas comme le cerveau d’une personne réputée dans la norme. Il s’agit bien d’un dysfonctionnement pathologique, d’une altération des mécanismes neurobiologiques, d’une réorganisation stable des régulations intimes. Ces altérations atteignent les circuits du plaisir et de la récompense, du contrôle et de la gestion des émotions, entraînant des dérèglements complexes des neurotransmetteurs (dopamine, sérotonine, opioïdes endogènes, etc.). Toutes les fonctions cognitives sont concernées, dans la genèse des troubles, mais aussi dans leur entretien et leurs complications, par exemple les troubles mnésiques d’origine toxique et carentielle chez l’alcoolo-dépendant, les pertes neuronales dues aux lyses cellulaires entraînées par certaines drogues de synthèse. Il existe actuellement des avancées prometteuses avec l’étude des facteurs de vulnérabilité personnelle, de dysfonctionnements des métabolismes des neurotransmetteurs, avec une participation génétique, etc. Interviennent aussi les histoires de la vie, le profil psychopathologique de chaque individu. Ces histoires sont humaines et donc vivantes.





M. L. n’a pas d’apprentissage spécifique de l’alcool. Il est issu d’un milieu sans difficulté notable, bien que très pauvre, mais sa mère, anxieuse et dépassée par les tâches inhérentes à une grande famille (12 enfants) ne pouvait répondre à tout. Alors chaque demande de tout ordre, affectif, émotionnel ou plainte somatique, voire une simple fatigue, trouvait une réponse dans le « médicament qui va bien », quelle que soit au demeurant la molécule.

Face à de multiples ressentis, M. L. a appris une réponse chimique, qu’il a répétée avec les produits addictogènes, principalement l’alcool.

Certaines caractéristiques psychiques se retrouvent chez les personnes addictes. Il existe une prévalence forte de comorbidités psychiatriques, avec des tableaux d’anxiété, de dépression, de troubles de la personnalité ou de l’humeur (voir Reynaud, 2005). D’autres éléments perdurent au cours de la vie de ces sujets, comme un système émotionnel instable, un niveau élevé de recherche de sensations fortes et de nouveautés, une autodévalorisation sur un fond d’estime de soi effondrée, des difficultés à traiter les problèmes interpersonnels, des troubles de l’attachement, des difficultés en termes de limites et de distance.

Ces tableaux multiples renforcent l’idée de l’importance, mais aussi de la complexité des facteurs prédictifs, pour appréhender au mieux les populations les plus en danger, donc pour être préventif, mais aussi pouvoir proposer plusieurs modes d’interventions thérapeutiques adaptés.


Dimension collective


Depuis la nuit des temps, l’humanité a cherché à être ailleurs que dans sa propre existence. L’homme a toujours voulu trouver des réponses à ses questions, parfois dans la recherche de « paradis artificiels » à l’aide de produits psychotropes. Ainsi, l’alcool pouvait servir de salaire dans de nombreuses sociétés ; les Babyloniens, eux, dispensaient les brasseurs de bière de service militaire pour qu’ils ne meurent pas à la guerre. La racine du mot « assassin » n’est-elle pas dans « haschischin », secte ayant formalisé l’usage de cannabis ? Le christianisme a symbolisé le sang du Christ avec le vin ; de nombreuses religions ont utilisé des produits psychotropes pour se rapprocher des dieux. Les exemples de cette intimité de l’homme avec la recherche de modification de son psychisme par un média tiers sont si nombreux qu’ils remplissent les bibliothèques.

Dans notre société actuelle, l’augmentation de la prévalence des pathologies addictives suit l’aggravation des pressions subies par les individus, tels l’insécurité et la peur du lendemain, l’obligation de performance et de réussite à tout prix, la négation de la mort et l’obligation d’être toujours « jeune, beau, riche et en bonne santé », le primat du « tout, tout de suite », les passages à l’acte évitant la mentalisation, mais aussi la non-acceptation de la différence, la non-solidarité et l’individualisme, etc. – la liste est longue des facteurs sociétaux. L’individu doit y répondre avec ses facteurs de vulnérabilité personnelle abordés ci-dessus. S’ajoutent à cela la disponibilité croissante des produits (par exemple la nourriture), favorisant l’exposition, la banalisation des conduites déviantes, modifiant les niveaux d’acceptation, le bouleversement des repères transgénérationnels, brouillant les apprentissages par l’exemple, etc.

L’addictologie a cet avantage et cette difficulté de nous permettre de toucher tous les domaines du savoir humain, de l’organisation de la société et de l’individu.

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Jun 20, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on Thérapies cognitivo-comportementales et pathologies addictives

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