8. Thérapie centrée sur la famille
F. Ferrero and N. Gervasoni
Contexte historique
C’est au cours des années 1950 qu’est apparu, aux États-Unis, un intérêt croissant pour le fonctionnement des familles dont un des membres souffre d’une problématique psychiatrique. Les pionniers des thérapies familialesThérapie(s)familiale(s), souvent sans contact les uns avec les autres, provenaient d’univers très différents. Bateson (1956) est anthropologue de formation et exerce à Palo Alto. Après s’être intéressé à la fonction de certaines cérémonies dans des tribus de Nouvelle-Guinée, il décrit chez les patients schizophrènes ce qu’il a appelé le « double lienDouble lien ». Ce sont des messages contradictoires que l’on peut donner simultanément au niveau verbal et non verbal. Ces concepts issus de l’anthropologie sont renforcés par von Bertalanffy (1973) et la théorie générale des systèmes qui introduit les concepts d’homéostasieHoméostasie et de rétroaction négativeRétroaction négative. Wiener (1948) et les apports de la cybernétique aident à introduire la pensée circulairePensée(s)circulaire. Un autre pionnier de la thérapie familiale, Ackerman, 1958a and Ackerman, 1958b, co-fondateur de Family Process, brillant psychothérapeute aux idées novatrices, laisse malheureusement peu d’écrits théoriques. On ne doit pas non plus négliger les liens et donc l’influence qu’ont eus les courants antipsychiatriques sur la prise en compte du contexte (Laing et Esterson, 1964).
Sur ce socle théorique, de nombreux courants et diverses écoles se sont développés. Bowen (1988) s’inspire de la théorie générale des systèmes pour proposer une approche thérapeutique collective fondée sur la théorie des systèmesThéorie des systèmes familiaux où la famille est une unité émotionnelle. Le fonctionnement d’un de ses membres influence automatiquement le fonctionnement d’un autre. Minuchin, 1974 and Minuchin, 1998; Minuchin et Fishman, 1981) développe la thérapie familiale structurale, qui met l’accent sur la nécessité de respecter les hiérarchies naturelles. Erickson et Haley (Haley et Hoffman, 1967) développent l’approche stratégique, modèle pragmatique principalement tourné vers l’intervention clinique. Borszomenyi-Nagy et Spark (1973) portent l’approche contextuelle, où s’affine une vision dialectique des relations humaines et de l’éthiqueÉthique(s) relationnelle. Selvini Palazzoli (1990) et l’école milanaise qu’elle a fondée se sont intéressées aux familles avec des patients anorexiques ou schizophrènes. Elle insiste sur l’exploration à la fois des processus relationnels pathogènes, mais également des processus thérapeutiques inducteurs de changements. On regroupe souvent Napier et Whitaker (1978) et Satir (1991) comme fondateurs de l’approche expérientielle. Primauté y est donnée à l’expérience et à l’épanouissement personnel dans un processus thérapeutiqueProcessusthérapeutique où la personnalité du thérapeute joue un rôle prépondérant.
Plus récemment, de nouveaux développements théoriques sont venus enrichir le courant systémique. Von Foerster (1981) introduit la notion que le lien qui existe entre le système observateur et le système observé est indissoluble, c’est la naissance de la deuxième cybernétique. Maturana et Varela (1987) développent l’idée que ce que nous percevons n’existe pas à l’extérieur de notre champ d’expérience subjectif. Sur ces prémisses théoriques, se sont développées les thérapies narrativesThérapie(s)narrative(s) avec White et Epston (1990) et les thérapies post-modernesThérapie(s)post-moderne(s), un champ en plein essor qui met l’accent sur la subjectivité, la co-construction du réel et de l’espace thérapeutique (Anderson, 1997 ; Gergen et Davis, 1985).
Applications des approches familiales aux troubles bipolaires
Plusieurs groupes ont développé des approches familialesApproche(s) (voir aussi thérapie(s))familiale(s) originales pour les patients souffrant de trouble bipolaire. Les traitementsTraitement(s) les plus anciens ont été menés, en général, en milieu hospitalier, comme celui proposé par Fitzgerald (1972) consistant en une thérapie éclectique incluant une forte composante de psychoéducationPsychoéducation et mettant l’accent sur l’amélioration de la communicationCommunication dans la famille.
L’étude de Mayo et coll. (1979), bien qu’elle ne décrive pas la thérapie en détails, en précise toutefois les objectifs, comme celui de restaurer un équilibre et des limites à la fois entre les membres de la famille et avec les interlocuteurs externes. Les bases théoriques renvoient autant à une approche psychodynamique qu’à une approche familiale et s’appuient en particulier sur un travail classique de Fisher (1976) sur les dimensions de l’évaluation de la famille. Mayo s’est particulièrement intéressé aux répercussions de la maladie sur les enfants et les conjoints, dans le cadre du suivi d’un groupe de douze familles traitées dans une « clinique du lithiumLithium » (Mayo et coll., 1979). Le traitement combinant psychopharmacologiePsychopharmacologie et approche familiale vise à remanier certaines caractéristiques comportementales chez le patient et les membres de la famille, en atténuant la rigidité et en favorisant une meilleure adaptationAdaptation entre chacun des membres et le monde extérieur. Ce travail de Mayo est l’un des premiers à relever l’aspect gratifiant de ces traitements en dépit de leur difficulté.
Depuis la fin des années 1970, le groupe d’Epstein a publié plusieurs travaux sur la thérapie familialeThérapie(s)familiale(s), auxquels se sont ajoutés par la suite quelques travaux consacrés aux troubles bipolaires (Epstein et coll., 1988). Ces auteurs décrivent un traitement hospitalier, incluant pharmacothérapiePharmacothérapie et traitement de famille, qui a permis de montrer que plus les membres de la famille ont de compréhension et de connaissances de la maladie, mieux ils acceptent de collaborer au traitement. Cette approche comporte de nombreux éléments de psychoéducationPsychoéducation concernant le traitement pharmacologique, les effets secondaires et l’évolution de la maladie. Les auteurs postulent qu’une intervention susceptible d’améliorer la pathologie familiale pourra diminuer la vulnérabilitéVulnérabilité(s) des patients. Ils font explicitement référence aux travaux de Falloon et coll. (1982).
Leur approche (Epstein et Bishop, 1981) est basée sur leur modèle de fonctionnement familialFonctionnementfamilial dit de Mac Master. Ce modèle décrit les multiples tâches auxquelles doivent faire face les familles et aborde le fonctionnement familial à partir de plusieurs dimensions : résolution de problèmesRésolution de problèmes, communicationCommunication, rôles familiaux, capacité de réponse affective, implication affective et contrôle comportemental. L’approche est structurée en quatre phases : évaluation, contrat, traitement et fin de traitement.
L’approche développée par Clarkin et coll. (1990) s’appuie également sur un traitement en milieu hospitalier. Il s’agit d’une intervention de groupe visant à encourager les membres de la famille à accepter la réalité et la chronicité de la maladie, en insistant sur la nécessité de poursuivre le traitement combinant pharmacothérapie et approche psychosocialeApproche(s) (voir aussi thérapie(s))psychosociale(s) après l’hospitalisationHospitalisation(s). Les patients apprennent à identifier les facteurs deStressfacteurs de stress et à modifier certains comportements familiaux face au stress et à d’éventuels nouveaux épisodes de la maladie. Ce même groupe (Clarkin et coll., 1998) a également développé une intervention de couple destinée aux patients bipolaires et à leur conjoint.
En Europe, un des groupes les plus réputés est sans doute celui de Stierlin, à Heidelberg. Il a publié plusieurs travaux décrivant certaines caractéristiques des familles dont un membre souffre d’un trouble affectif majeurTrouble(s) affectif(s)majeur(s) (Stierlin et coll., 1986), puis une thérapie pour les familles souffrant de ces troubles (Weber et coll., 1988) et enfin un « follow upFollow-up » de ces traitements (Retzer et coll., 1991). Ces données ont été reprises et développées dans l’ouvrage de Retzer (1994).
Comme l’écrivent Weber et coll. (1988), ces familles présenteraient certaines caractéristiques communes appelées « complémentarité restrictive » qui, bien que ne leur appartenant pas de façon exclusive, se retrouvent fréquemment comme, par exemple, celle de manquer de souplesse, de considérer le monde de façon binaire, partagé entre deux extrêmes, tels que bien et mal, ordonné et désordonné, discipliné et indiscipliné.
Cette rigidité s’exprime, en particulier, par une incapacité à moduler les comportements en fonction du contexte, par une façon particulière et identique de réagir face aux événements, selon le principe que ce qui est vrai un jour le sera toujours. Aucune prémisse conflictuelle, ni expérience ambivalente ne peuvent être intégrées, dès lors qu’elles sont vécues comme une menace. Le monde est statique, dénué d’ambiguïté et la vérité n’a pas à être discutée.
Une telle approche familialeApproche(s) (voir aussi thérapie(s))familiale(s) implique l’exploration du réseau « circulaire » propre à la famille, ainsi que les caractéristiques des idées, des significations, des modes d’expérience, des comportements et des relations entre les différents membres de la famille. Dans une deuxième étape, sont abordées différentes hypothèses concernant les liens entre ces caractéristiques contraignantes et les problèmes à affronter. Le thérapeute cherche à interrompre ces schémas de comportementSchémade comportement, afin d’aider la famille à en expérimenter de plus fonctionnels.
La thérapie centrée sur la famille (Family-Focused Therapy : FFT)
Bases théoriques
Cette approche, développée par Miklowitz (1997), représente actuellement le modèle le plus abouti dans le domaine des approches familiales des troubles bipolaires. Du point de vue des concepts de base, elle se rattache aux travaux de Falloon et coll. (1985), qui avaient montré qu’une approche familiale associée à un traitement neuroleptiquePharmacothérapie à long terme était plus efficace pour traiter les patients souffrant de troubles schizophréniques, que le seul traitement neuroleptique.
La FFT s’appuie également sur les programmes de psychoéducationPsychoéducation développés avec succès pour le traitement des patients souffrant de troubles schizophréniques. Elle en reprend les composantes de base que sont la psychoéducation et l’entraînement aux compétences de communicationCommunication et de résolution de problèmesRésolution de problèmes, tout en les adaptant aux patients souffrant de trouble bipolaire.
Les auteurs s’appuient également sur le modèle « vulnérabilitéVulnérabilité(s)-stressStress » (Zubin et Spring, 1977), qui permet de tenir compte à la fois des dimensions biologique et génétique et de l’influence des facteurs psychosociauxFacteurspsychosociaux.
La place centrale accordée à la famille dans la FFT découle du constat qu’un épisode de trouble bipolaire peut représenter un véritable désastre pour l’ensemble du système familial. Les conséquences étant fréquemment caractérisées par une profonde désorganisation du système familial, une approche thérapeutique doit contribuer à aider la famille à retrouver un nouvel état d’équilibre.
Comme pour toutes les approches thérapeutiques développées au cours des vingt dernières années, ce traitement n’est pas destiné à être utilisé de façon isolée, mais fait partie d’une approche combinant pharmacothérapiePharmacothérapie et traitementTraitement(s) psychosocial.Traitement(s)psychosocial(aux)
Objectifs de la FFT
Les objectifs principaux consistent à aider le patient et ses prochesProches à :
• intégrer les expériences liées aux épisodes de trouble bipolaire ;
• accepter la notion de vulnérabilitéVulnérabilité(s) pour de futurs épisodes ;
• accepter de contrôler les symptômesSymptômes grâce à la médication ;
• faire la distinction entre trouble de la personnalitéTrouble de la personnalité et trouble bipolaire ;
• aider le patient et sa familleFamille à reconnaître et à faire face aux événements de vieÉvénements de vie stressants qui peuvent favoriser la rechuteRechute(s) ;
• aider la famille à rétablir des relations fonctionnelles à la suite d’un épisode.
Développements de la FFT
Une première forme de thérapie familialeThérapie(s)familiale(s) a été proposée par Miklowitz et coll. (1990) sous le nom de « traitement familial comportemental pour patients avec troubles affectifs bipolaires ». Cette approche comporte plusieurs étapes dont la première est une évaluation fonctionnelle de la famille. La thérapie est ensuite organisée en trois modules : psychoéducationPsychoéducation, entraînement des compétences de communicationCommunication et entraînement à la résolution de problèmesRésolution de problèmes. Ces trois modules sont abordés au cours de douze séances à un rythme hebdomadaire, puis six séances à quinzaine et, enfin, trois séances mensuelles, soit un total de 21 séances sur environ neuf mois.