5. Remplissage vasculaire
M. Feissel, M. Slama, A. Vieillard-Baron, P. Vignon and B. Cholley
Le remplissage vasculaire est la première thérapeutique utilisée quotidiennement en réanimation pour améliorer la perfusion tissulaire et le transport d’oxygène aux organes des patients présentant une hypotension artérielle et/ou des signes de bas débit cardiaque. Les études cliniques consacrées aux effets hémodynamiques du remplissage vasculaire révèlent que seulement 50 % des patients de réanimation répondent par une augmentation significative de leur volume d’éjection ou de leur débit cardiaque [1, 2]. Or, lorsqu’il ne s’accompagne pas d’augmentation du débit cardiaque, le remplissage entraîne congestion et œdème en amont du ventricule le moins performant. Cette congestion est systémique lorsqu’il s’agit du ventricule droit, ou pulmonaire si c’est le ventricule gauche. Il est donc souhaitable de disposer de critères fiables pour réaliser ou continuer une expansion volémique, voire d’indices prédictifs de la réponse cardiaque au remplissage vasculaire, dans le but d’éviter un apport liquidien inutile, mais surtout potentiellement délétère chez les patients « non répondeurs » [3].
En dehors de situations cliniques caricaturales (hémorragie aiguë, vasoplégie induite, etc.), l’examen clinique seul ne permet pas de prédire les effets hémodynamiques d’un remplissage vasculaire [4, 5]. L’échocardiographie Doppler non seulement peut aider à sélectionner les patients qui augmenteront leur volume d’éjection systolique en réponse au remplissage [6], mais surtout elle permet de quantifier directement l’effet du remplissage sur le volume d’éjection systolique et d’évaluer sa tolérance. En effet, le but du remplissage vasculaire est d’augmenter le débit cardiaque (volume d’éjection systolique) sans élévation néfaste des pressions de remplissage.
Rappels physiologiques
Volémie
Le volume de la masse sanguine totale ou « volémie » est un déterminant majeur du retour veineux vers le cœur, donc du débit cardiaque et du transport d’oxygène aux tissus. La volémie représente environ 4 à 5 litres chez l’adulte, soit 7 % du poids du corps. Le réservoir veineux (hors circulation pulmonaire) contient environ 60 % du volume sanguin total de l’organisme. Cependant, la capacitance de ce réservoir est variable et conditionne le volume de sang qui reste « stocké » dans les lacis veineux (volume non contraint) et celui qui participe au retour veineux vers le cœur droit (volume contraint), donc influence le débit cardiaque et la perfusion tissulaire. Quand le cœur n’est pas défaillant, c’est l’interaction du réservoir veineux (le contenant) et de la volémie (le contenu) qui détermine le volume contraint [7] (Figure 5-1). Celui-ci génère la pression hydrostatique motrice pour le retour veineux, qui à son tour va déterminer le volume d’éjection systolique du ventricule droit, et secondairement le volume d’éjection systolique du ventricule gauche [8].
Figure 5-1 |
La mesure précise de la volémie n’est pas aisée en pratique clinique quotidienne, surtout au lit du malade. Elle nécessite une technique isotopique utilisant des globules rouges marqués au chrome radioactif. De plus, cette mesure n’a aucun intérêt hémodynamique, puisque c’est la volémie « efficace » qui détermine le retour veineux, en l’occurrence le volume contraint. La mesure de la pression systémique moyenne n’est possible qu’au cours de l’arrêt cardiocirculatoire [7].
Précharge
Dans les études expérimentales, la précharge du cœur est la longueur de la fibre myocardique avant sa contraction. Plus la longueur augmente, plus le nombre de ponts actine-myosine est important et plus grande sera la force développée. Ce mécanisme a bien sûr une limite et, au-delà d’un certain degré d’étirement, la force développée par la fibre myocardique n’augmente plus. En clinique, il n’y a pas de consensus sur la définition de la précharge ventriculaire. La précharge peut être assimilée à une dimension (volume de la cavité ventriculaire), à la pression transmurale ou à la contrainte pariétale du ventricule en télédiastole. En effet, dimension et pression (ou contrainte) sont proportionnelles au volume du ventricule, donc à l’étirement des fibres qui le constituent en fin de diastole [8]. « Optimiser la précharge » revient à chercher le niveau de remplissage ventriculaire qui permet d’obtenir le meilleur volume d’éjection systolique dans une situation donnée. Cette approche était surtout utile quand on ne pouvait pas facilement mesurer le volume d’éjection systolique. On cherchait alors à optimiser les facteurs qui améliorent le débit cardiaque, donc la perfusion tissulaire. La mesure des dimensions du ventricule gauche (volume ou surface télédiastoliques qui sont étroitement corrélés) ainsi que l’estimation de ses pressions de remplissage (comme succédané de la pression transmurale) sont possibles avec l’échocardiographie Doppler. Cependant, ces indices sont moins pertinents que les variations du volume d’éjection systolique après une épreuve de remplissage vasculaire pour guider le traitement chez un patient en état critique [9]. Enfin, il peut être utile de prédire la réponse au remplissage vasculaire, notamment chez des patients ayant une insuffisance respiratoire aiguë afin d’éviter toute congestion pulmonaire inutile et préjudiciable dans ce cas (voir infra).
Loi de Frank-Starling, courbe de fonction ventriculaire et « précharge-dépendance »
La loi de Frank-Starling traduit l’effet de l’augmentation de précharge sur les fibres musculaires myocardiques et explique que plus le ventricule est rempli pendant la diastole, plus le volume éjecté lors de la systole suivante est grand [10]. Les courbes de fonction ventriculaire décrites par Sarnoff et Berglund offrent une représentation graphique simple de cette loi fondamentale de l’hémodynamique en décrivant la relation entre la précharge et le volume d’éjection systolique [11]. Au fur et à mesure que la précharge augmente, la réponse en terme d’augmentation du volume d’éjection systolique est de moins en moins importante jusqu’à devenir nulle, ce qui correspond au plateau de la courbe de fonction ventriculaire (Figure 5-2). En d’autres termes, le cœur fonctionnant dans la partie de la courbe correspondant au plateau est dit « précharge-indépendant », alors qu’il est qualifié de « précharge-dépendant » lorsqu’il travaille sur la partie ascendante de sa courbe de fonction systolique. L’augmentation du volume d’éjection systolique en réponse à une augmentation de précharge n’est possible que dans la situation de précharge-dépendance (Figure 5-2). On parle de réserve de précharge pour désigner le potentiel d’augmentation du volume d’éjection systolique avant d’atteindre la valeur maximale définie par le plateau de la courbe dans une situation donnée. La réserve de précharge d’un ventricule est d’autant plus marquée que le ventricule travaille sur la partie initiale de la portion ascendante de sa courbe de fonction. Cette courbe de fonction caractérise aussi bien le ventricule gauche que le ventricule droit, donc le système cardiovasculaire dans son ensemble.
Figure 5-2 |
Ainsi, pour qu’une expansion volémique s’accompagne d’une augmentation de volume d’éjection systolique, il faut que les deux ventricules aient une réserve de précharge [11]. En pratique clinique quotidienne, le clinicien a schématiquement deux options lorsqu’il s’interroge sur l’indication d’un remplissage vasculaire. La première est de réaliser celuici, mais de manière standardisée (volume déterminé administré en une période brève également déterminée), en prédéfinissant un objectif précis à atteindre (correction d’une hypotension artérielle, disparition des signes d’hypoperfusion tissulaire cliniques ou métaboliques, etc.), et en évaluant les effets de ce test thérapeutique (volume d’éjection systolique par exemple) et sa tolérance (pressions de remplissage par exemple) : c’est l’épreuve de remplissage vasculaire ou fluid challenge des Anglo-Saxons [9]. La seconde option est de prédire la réponse du cœur au remplissage vasculaire, donc de déterminer a priori si le patient est précharge-dépendant ou non. Cette alternative peut être utile dans certaines circonstances cliniques où un excès d’expansion volémique, donc une congestion en amont du ventricule non répondeur, pourrait être particulièrement préjudiciable. On utilise dans ce cas les interactions cardiorespiratoires chez les malades ventilés qui créent des variations cycliques de conditions de charge ventriculaire, donc du volume d’éjection systolique [12, 13] et de la pression artérielle pulsée. On peut également utiliser les variations respiratoires de la taille des veines caves [14, 15 and 16]. L’échocardiographie Doppler permet de mesurer en temps réel le volume d’éjection systolique, ou des indices simples qui le reflètent comme l’intégrale temps-vitesse du profil Doppler aortique ou le pic de vitesse Doppler aortique. Ces mêmes paramètres peuvent aussi être obtenus avec le Doppler œsophagien, outil dédié au monitorage du volume d’éjection systolique, à partir de la vitesse sanguine mesurée dans l’aorte descendante [17].
Épreuve de remplissage ou fluid challenge
Les modalités de l’épreuve de remplissage sont discutées [9]. L’essentiel est de bien définir le problème clinique initial et d’évaluer le test thérapeutique dès qu’il est réalisé. Le volume administré au malade dépend de l’état clinique du patient, de ses antécédents cardiaques éventuels, de son statut respiratoire, etc. L’épreuve de remplissage gagne à être fractionnée et réitérée, ce qui permet de perfuser des volumes plus petits au patient à chaque épreuve. Quels que soient le volume perfusé et la nature du produit de remplissage (dont va dépendre directement le pouvoir d’expansion volémique), celui-ci doit être administré rapidement (environ 15min) afin d’avoir un impact maximal sur le volume veineux contraint et de pouvoir réellement tester la réponse du système cardiocirculatoire à cette manœuvre. L’évaluation de son efficacité repose sur des critères cliniques (atteinte de l’objectif thérapeutique défini a priori) et sur la mesure du volume d’éjection systolique du ventricule gauche avant et après l’épreuve de remplissage. L’évaluation de sa tolérance repose là aussi sur des critères cliniques (congestion veineuse pulmonaire) et sur la mesure des pressions de remplissage, de manière invasive (pression veineuse centrale plus souvent que pression artérielle pulmonaire d’occlusion) ou non, par effet Doppler.
L’échocardiographie Doppler est l’examen idéal pour suivre en temps réel la réponse du cœur sollicité par l’augmentation du retour veineux induite par l’épreuve de remplissage. Elle permet en effet de mesurer l’évolution du volume d’éjection systolique (voir chapitre 6) et des pressions de remplissage du ventricule gauche (voir chapitre 10).
Guider le remplissage vasculaire par échocardiographie Doppler
Indices dynamiques de précharge-dépendance
Préambule fondamental
La précharge-dépendance est un état physiologique qui ne doit être pris en compte et recherché qu’en présence d’une instabilité hémodynamique mal tolérée faisant envisager un remplissage vasculaire. Ainsi, tous les indices décrits ici n’ont d’intérêt que lorsque le clinicien se pose la question de l’indication du remplissage vasculaire chez un patient donné. En d’autres termes, la « normalisation » de ces indices n’est pas un but en soi [18]. De plus, la plupart des critères dynamiques non invasifs décrits n’ont été validés comme paramètres prédictifs de la réponse au remplissage que chez des patients ventilés et parfaitement adaptés au ventilateur, sans activité respiratoire spontanée, recevant un volume courant supérieur à 7ml/kg et en l’absence d’arythmie cardiaque (Tableau 5-1). Une analyse fiable des paramètres échocardiographiques de précharge-dépendance requiert la visualisation du signal de pression ou de débit dans les voies aériennes sur l’écran de l’échocardiographe.
ETT : échocardiographie transthoracique ; ETO : échocardiographie transœsophagienne ; ITV : intégrale temps-vitesse du profil Doppler ; ITVmax : intégrale temps-vitesse maximale au cours du cycle respiratoire (inspiration) ; ITVmin : intégrale temps-vitesse minimale au cours du cycle respiratoire (expiration) ; VCI : veine cave inférieure ; VCS : veine cave supérieure ; Vmax : vitesse Doppler maximale au cours du cycle respiratoire (inspiration) ; Vmin : vitesse Doppler minimale au cours du cycle respiratoire (expiration) ; Vpic : pic de vitesse Doppler ; VT : volume courant | |
Indices dynamiques de précharge-dépendance | Conditions d’utilisation |
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Variabilité respiratoire du volume d’éjection systolique du ventricule gauche – ∆Vpic aortique – ∆ITV aortique | Utiliser la formule : Utiliser la formule : Conditions d’utilisation : rythme cardiaque sinusal et régulier patient ventilé et parfaitement adapté au respirateur, VT > 7ml/kg |
Variabilité respiratoire des diamètres – Indice de distensibilité de la veine cave inférieure – Indice de collapsibilité de la veine cave supérieure | Mesurer en ETT le diamètre de la VCI pendant l’insufflation du respirateur (diamètre maximal) et pendant l’expiration (diamètre minimal) et utiliser l’une des deux formules suivantes : Mesurer en ETO le diamètre de la VCS pendant l’insufflation du respirateur (diamètre minimal) et pendant l’expiration (diamètre maximal) et utiliser la formule suivante : Conditions d’utilisation : patient ventilé et adaptation parfaite au respirateur, VT > 7ml/kg, coupe temps-mouvement perpendiculaire au vaisseau qui doit être bien déroulé en vue longitudinale (bords de la veine parallèles) |
Étude en Doppler oesophagien des variations du débit aortique moyen mesuré au niveau de l’aorte thoracique descendante suite à une épreuve de lever de jambe passif | Bien placer le capteur Doppler au niveau de l’aorte descendante guidé ou non par la visualisation temps-mouvement des parois du vaisseau et s’assurer de l’absence de déplacement du capteur suite à l’épreuve de lever de jambe passif Conditions d’utilisation : méthode utilisable en présence d’un rythme cardiaque irrégulier et chez un patient ventilé ayant une activité respiratoire spontanée En cas d’arythmie cardiaque, réaliser le calcul des variations du débit aortique moyen sur des cycles ayant une durée de diastole qui les précède comparable |
Étude en Doppler transthoracique des variations du volume d’éjection systolique du ventricule gauche suite à une épreuve de lever de jambe passif | Recueil des ITV aortiques en ETT dans l’incidence 5 cavités Conditions d’utilisation : en cas d’arythmie cardiaque, réaliser le calcul des variations du volume d’éjection systolique du ventricule gauche sur des cycles ayant une durée de diastole qui les précède comparable Conditions d’utilisations : patients pouvant présenter des cycles respiratoires spontanés ou être en ventilation spontanée non intubés |