21. Prévention et Accueil
LA PRÉVENTION À L’ADOLESCENCE
De telles constatations peuvent conduire à deux sortes d’excès aussi néfastes l’un que l’autre. D’un côté cette accumulation de «problèmes» peut conduire à une attitude passive de temporisation et d’estompage: c’est la «crise d’adolescence», il suffit d’être patient et de laisser passer le temps! On sait que si incontestablement, une telle position se justifie dans un nombre conséquent de cas, elle risque aussi d’enfermer certains adolescents dans des attitudes, des systèmes de pensées, des défenses psychiques de plus en plus pathologiques et de plus en plus rigides. En effet, l’expérience clinique le montre régulièrement, lorsque l’individu échoue dans le «travail psychique de l’adolescence» c’est-à-dire essentiellement dans le travail d’intégration psychique de la nouvelle maturité sexuelle du corps et des modifications relationnelles aux autres que cette transformation implique, cet échec est lourd de conséquences pour l’équilibre psychique et relationnel du futur adulte. L’enfermement durable dans des systèmes de pensées et des représentations psychiques pathologiques est habituel.
À l’opposé, intervenir dès le premier signe de malaise chez un adolescent, développer des stratégies de soins importantes pour des conduites mineures (un fléchissement scolaire transformé aussitôt en certitude d’échec et conduisant à la psychothérapie, une ivresse ou un «joint» fumé aboutissant à la qualification d’alcoolique, de toxicomane et conduisant à une consultation spécialisée, etc.) présentent des risques évidents. Le risque économique d’abord: nous n’avons pas les moyens et nous ne les aurons certainement jamais de «soigner» toutes les manifestations de souffrances exprimées par chaque individu et particulièrement par chaque adolescent. Mais de façon encore plus importante, formuler des demandes de soins pour des manifestations qui risquent d’être transitoires et proposer en réponse des stratégies de soins lourdes risque de majorer l’angoisse de l’adolescent et d’avoir un effet paradoxal de «désignation» voire de stigmatisation en le poussant dans une stratégie de provocation ou d’identification négative.
DÉFINITION DE LA PRÉVENTION
La prévention désigne l’ensemble des mesures ou des actions concernant l’individu ou son environnement, susceptibles d’empêcher l’apparition d’un état pathologique ultérieur ou d’en réduire l’intensité et les conséquences. On distingue classiquement:
– la prévention primaire: action au niveau de l’environnement et/ou de l’individu pour empêcher l’apparition des troubles;
– la prévention secondaire: dépistage le plus précocement possible des troubles débutants afin d’éviter leur structuration sur un mode pathologique et action sur l’individu ou son environnement pour faire disparaître ou atténuer ces troubles;
– la prévention tertiaire: action au niveau des troubles établis pour éviter la constitution de séquelles, l’aggravation ou l’apparition de complications secondaires, ou l’installation dans une pathologie fixée et chronique.
La notion de prévention est étroitement liée à celle de risque défini comme «la probabilité qu’un événement va survenir, c’est-à-dire qu’un individu va devenir malade ou va mourir, pendant une période donnée» (A. Tursz, 1993). On conçoit que l’action de prévention sera d’autant plus aisée à circonscrire que le risque est clairement identifié et que la «maladie» présente des traits caractéristiques aisément différentiables de la «normalité».
De ce point de vue la notion de santé mentale en général, et celle de santé mentale de l’adolescent en particulier cumulent les ambiguïtés. S’il est assez facile de corréler le risque à une conduite particulière, il est plus aléatoire pour ne pas dire erroné de corréler une conduite à un état psychique précis (problème de la polysémie de toute conduite humaine) et plus encore à un état psychopathologique présent ou à venir. Cela est d’autant plus important qu’en matière de santé mentale, il y a une tendance à confondre «risque», «conduite de risque», «prise de risque», ces divers niveaux étant tous négativement qualifiés. Nous reviendrons sur ce point à propos des notions d’individu à risque et de groupe à risque (voir p. 87, 613).
PRÉVENTION SPÉCIFIQUE – PRÉVENTION GLOBALE
Face aux conduites déviantes ou à risque de l’adulte, il est habituel de répondre par une stratégie de prévention spécifique. C’est ainsi que se développent les campagnes de lutte contre l’alcoolisme (au volant, au travail, à la maison), la toxicomanie, les accidents de voiture, la vitesse, les maladies sexuellement transmissibles, le sida, etc.
Ces actions sont bien connues: elles bénéficient de ressources spécifiques (crédit, ligne budgétaire précise, etc.), de structures identifiées (agence, ligue de lutte contre, association, etc.). Elles s’adressent à une population repérée, sur des lieux particuliers. Elles font l’objet d’études et d’enquêtes sociologiques, épidémiologiques, financières (coût-efficacité), rétrospectives et prospectives donnant des informations précieuses et des résultats parfois probants (mais pas toujours).
Une telle prévention, ciblée, est-elle pertinente quand on s’adresse aux adolescents? À plusieurs reprises dans cet ouvrage nous avons eu l’occasion de montrer combien les symptômes sont, à cet âge, peu spécifiques, qu’il n’y a jamais une corrélation étroite entre une conduite et une pathologie particulière, qu’il fallait se garder d’un effet de désignation où la conduite isolée et l’état de la personne seraient confondus (un voleur, un délinquant, un toxicomane, un fugueur, etc.). Cela est d’autant plus vrai que l’adolescent est jeune.
Dans l’interaction avec son interlocuteur et son entourage, l’adolescent s’engage en entier, corps et âme pourrait-on dire. Cet engagement sous-tend aussi bien la santé mentale que des états de déviance. L’adolescent répond à la sollicitation de son monde psychique interne comme de son environnement sans sélection préalable et en mêlant «les genres»: ainsi il peut exprimer un malaise interne par un fléchissement ou un refus scolaire ou encore par des pensées sur la mort, une susceptibilité et une agressivité inhabituelle; inversement dans le cadre d’une adolescence «normale» il peut fumer et boire pour rester au contact de ses pairs, s’investir dans la musique ou le sport et délaisser la scolarité…
Les enquêtes épidémiologiques sur les populations d’adolescents (cf. chap. 4) montrent à l’évidence la multiplicité et l’intrication des conduites déviantes: c’est leur cumul et leur diversité qui représentent les indices les plus pertinents de souffrance psychique et de risque d’organisation psychopathologique.
Pour ces raisons, il nous semble que seule une prévention globale prenant en compte l’ensemble des «difficultés de l’adolescent» a un sens. Dans la suite de ce chapitre lorsque nous parlerons de prévention, c’est donc de prévention secondaire globale qu’il sera question. Notons cependant que si un tel concept est en théorie admis, il n’est pas toujours facile à mettre en pratique car les sources financières de la prévention sont quant à elles, ciblées: chaque agence, ligue, association, a tendance à garder (jalousement) ses crédits pour ses «cibles».
L’ADOLESCENT DANS SON CONTEXTE
Les liens à l’environnement sont tout aussi évidents. La prévention doit prendre en compte l’univers familial, socioculturel, mais aussi scolaire, relationnel (les pairs) de l’adolescent. L’analyse puis la prise en compte des caractéristiques sociales, culturelles, économiques du «quartier» dans lequel évolue l’adolescent représente souvent le premier stade d’une véritable politique de prévention à l’adolescence.
Il est bien évident que la prévention primaire n’est pas du ressort du clinicien. Mais d’une part, elle le concerne (par les retombées positives ou négatives qu’il est à même de percevoir sur les individus). D’autre part, il représente parmi d’autres un des intervenants auprès des adolescents en difficulté. En revanche, la prévention secondaire qu’elle soit ou non ciblée est corrélée à la définition des conduites de risques et des groupes à risques.
POUR UN REPÉRAGE DES RISQUES?
Une action de prévention repose nécessairement sur une définition du risque. Si la définition en termes épidémiologiques et statistiques apparaît simple (voir p. 87, 611), la réalité clinique est plus complexe. Il faut en effet distinguer:
– le risque immédiat: l’accident sportif ou l’accident de la voie publique;
– le risque somatique: le sida en cas de relation sexuelle contaminante;
– le risque psychopathologique: la dépendance après la prise de produit…
Il est également nécessaire de préciser la nature du risque:
– augmentation de la morbidité et/ou de la mortalité;
– augmentation de la prévalence d’un trait particulier compromettant l’adaptation sociale (par exemple, conduite de déscolarisation et son lien avec la probabilité de chômage);
– augmentation de l’incidence d’un état repéré comme psychopathologique (consommation excessive de divers produits conduisant à diverses addictions);
– corrélation avec l’apparition d’une pathologie mentale ultérieure (survenue plus fréquente de dépression et autre état pathologique chez les sujets ayant effectué une tentative de suicide).
Pour le clinicien et dans le domaine psychopathologique, la difficulté réside dans le danger d’une trop rapide corrélation entre une conduite extériorisée et un supposé état psychologique déviant. Il importe en particulier de distinguer les risques en terme d’adaptation sociale et ceux qui concernent la santé mentale, même si les chevauchements sont fréquents (par exemple, une mauvaise adaptation sociale s’accompagne fréquemment d’une mauvaise santé mentale, sans préjuger de ce qui est cause, conséquence ou interaction amplifiante). Une grande vigilance reste nécessaire pour ne pas confondre ces deux domaines.
À l’inverse, il est nécessaire de dénoncer une méconnaissance fréquente: celle qui est inhérente aux conduites de repli, d’inhibition, de désintérêt. Ces conduites en creux, en négatif restent longtemps inaperçues, ignorées des enquêtes et sondages ou méconnues des adultes alors même qu’elles paraissent de façon non exceptionnelles précéder l’apparition d’états psychopathologiques notables (dépression grave, état psychotique, etc.). Ces conduites «en négatif» devraient, au même titre que les conduites «bruyantes», être inscrites dans les «facteurs à risques» et faire l’objet d’une plus grande attention des adultes au contact d’adolescents.