11. Les thérapies familiales psychanalytiques
G. Catoire
Historique
Si des thérapies familiales systémiques étaient déjà très pratiquées de longue date en Europe et en Amérique du Nord, les thérapies familiales psychanalytiques (TFP) ont fait leur apparition en France et en Italie vers 1975.
Des élèves de Pichon Rivière, Berenstein et Puget, travaillaient alors en Amérique du Sud, de manière psychanalytique, avec le couple. En France, quelques travaux psychanalytiques s’étaient intéressés à la famille (Laforgue et Leuba, « La Névrose familiale » en 1936, et Lacan et « Les Complexes familiaux » en 1938, par exemple), mais à l’évidence, les prérequis théoriques sur le fonctionnement psychique du groupe manquaient trop pour fonder une réelle psychanalyse familiale. Les années 1970 ont permis de produire et mettre en perspective les conceptions groupales (Bion, Anzieu, Missenard, Kaës) avec les recherches cliniques sur le couple et la clinique familiale.
Il devenait évident que la psychanalyse individuelle de certains enfants et des troubles graves de la personnalité butait sur des forces indépassables si l’on ne prenait pas en compte la famille et le couple parental. Dans les années 1970, A. Ruffiot, à Grenoble, pratiquait des thérapies familiales. Il ne mettait plus l’accent sur les interactions comme dans les thérapies systémiques, mais sur l’intra- et l’interpsychique. Sa théorisation nettement psychanalytique (référence au transfert et au fantasme) empruntait à R. Kaës et D. Anzieu. J.-B. Pontalis avait décrit, en 1968, un « objet groupe ». Caillot et Decherf (1989) en ont repris le principe sous la forme d’un « objet-couple » et d’un « objet-famille ».
C’est dans les années 1980 que l’Apsygée (Association pour la psychanalyse de groupe) opère le rassemblement des personnes et des conceptions qui vont fonder le cadre analytique pour le couple et la famille, et commencer à en décrire les limites, les objectifs et les processus. Ces travaux sont publiés dans la revue Gruppo.
De très nombreux auteurs, ayant la famille et le couple comme objet d’étude, vont contribuer à cette œuvre collective : P.-C. Racamier et D. Anzieu, mais aussi Lemaire, 1979 and Lemaire, 2007, C. Pigott, A. Eiguer, S. Tisseron, A. Carel, E. Granjeon, D. Houzel, G. Catoire, etc. Ce foisonnement va aboutir en 2004 à la création de l’Association internationale de psychanalyse du couple et de la famille (AIPCF) à l’initiative d’A. Eiguer.
Définition des champs et organisateurs généraux
Freud, dans « Psychanalyse des masses et analyse du moi » (1921), avait remarqué que « les signes perçus d’un état affectif sont de nature à susciter automatiquement le même affect chez celui qui perçoit ». La description de la « résonance fantasmatique » par A. Ezriel (1966) se retrouve dans la famille et le couple. D. Anzieu (1975 – 1981), dans ses travaux sur le groupe, décrit la fomentation d’un imaginaire groupal et dessine son organisation. Repris dans la famille par Kaës, 1976 and Kaës, 1987, ses travaux conduisent à concevoir un appareil psychique familial groupal, différent de l’appareil psychique individuel décrit par Freud, mais qui le contient et s’articule avec lui. Ainsi, la psychanalyse familiale vient bousculer la conception moniste et autonome du psychisme individuel.
Les productions imaginaires du groupe familial ne sont pas seulement des échanges de fantasmes entre les membres d’une même famille. Il s’agit en fait des théories explicatives des phénomènes familiaux (la naissance, la castration, la différence sexuelle, la scène primitive), que Freud nomme fantasmes originaires, semblables aux théories sexuelles infantiles et qui prendront le nom de mythes familiaux. Les mythes familiaux empruntent leurs matériaux aux récits et mythes sociétaux, eux-mêmes venus des rites anciens (les rites sont l’expression du conflit existant entre un désir interdit et une croyance). Ces productions imaginaires vont se « colorer » et s’organiser de manière « imagoïque » (le fantasme est une représentation de scénario et l’imago, une représentation de personne).
Ces fomentations imaginaires sont particulières au couple et à la famille dans la mesure où ces deux entités se différencient du fonctionnement du groupe par le fait que le couple est le lieu d’exercice réel de la sexualité adulte et que la famille, incluant le couple, répond dans la réalité à des besoins fondamentaux des individus : habillage, lavage, nourrissage, protection, échanges affectifs très puissants, etc. À ce titre, la famille a pour fonction la transmission de l’héritage des savoir-faire des générations précédentes.
Mais il ne faut pas oublier que la famille a aussi pour fonction de contenir et faciliter le développement psychique des individus. En particulier, sa structure et son fonctionnement imaginaire servent de matrice à la distinction entre le moi et le non-moi, entre le dedans et le dehors, à la construction des enveloppes personnelles ainsi qu’à la création et au développement de « l’appareil à penser les pensées » chez le bébé (Bion) par le biais de la transformation des sensations, affects et émotions en pensées (identification projective normale).
Ainsi, l’incorporation, par l’enfant, des formes de pensées, de comportement et de langage avec leur coloration particulière à telle ou telle famille, acceptées ou refusées en fonction des orientations affectives vis-à-vis de la famille (que l’on pense à « Famille je vous hais ! »), va servir de base à la construction de l’identité personnelle des individus par le biais du « sentiment d’appartenance » à la famille.
Le partage d’un espace commun, dès le début de la vie, entre les membres d’une même famille, et les caractéristiques de cet espace commun obligent ses membres à se confronter à des échanges de différents niveaux tout à fait spécifiques, qui vont être marqués par les structures préexistantes dans la psyché des parents. L’aspect concret de cet espace que réalise l’habitat « devient le support de représentations internes qui président à l’édification de la cohésion familiale et au maintien de sa cohérence » (A. Eiguer, 2004). Cet habitat familial formera un contenant du groupe familial, et les représentations internes et les investissements affectifs concernant cet habitat vont contribuer à constituer l’enveloppe psychique familiale et participer aux représentations d’un corps familial groupal (« La famille est un individu sans corps » disait Anzieu). Mais ces dernières ne sauraient être les seules : les qualités des structures préexistantes dans la psyché des parents vont y contribuer en se combinant, se confondant ou s’opposant, et se transmettre de façon particulière selon chaque famille. Ces qualités structurelles préexistantes chez les parents concernent en particulier l’intégration des interdits fondamentaux que sont l’interdit du meurtre et l’interdit de l’inceste.
Couple ou famille ?
Cette préexistence donne au « choix du conjoint », tel qu’il est décrit par Freud, une importance considérable. R. Kaës et E. Granjeon vont mettre au jour dans ce processus la constitution de pactes dits « dénégatifs » dans le lien d’alliance (voir notamment Kaes, 1993). Ces pactes inconscients entre conjoints tendent à laisser certaines réalités concrètes ou imaginaires en dehors de la possibilité d’un questionnement qui, lorsqu’il survient pour des raisons diverses (rencontres aléatoires avec des événements de la vie sociale ou familiale : maladies, naissances, besoins éducatifs nouveaux, etc.), peut mettre en danger de rupture le lien d’alliance et le confronter à une crise. On remarquera que le lien d’alliance est un lien choisi, alors que le lien de filiation est un lien subi qui, de plus, détermine une place assignée. Lorsque ces pactes inconscients sont transmis inconsciemment, leur contenu devenant inconnu et inconnaissable par la génération suivante, on parle de la constitution d’une crypte (phénomène décrit par N. Abraham et M. Torock, 1987).
C’est dire que les études psychanalytiques du couple et de la famille, si elles donnent lieu à des développements distincts et donc à des indications séparées, sont aussi très intriquées. Les conjoints, s’ils sont amants, n’en sont pas moins enfants de leurs parents. M. Dupré La Tour (1995) remarque « que la conjugalité se construit dans le deuil des anciens objets. La prime de plaisir associée à la satisfaction sexuelle rend possible l’élaboration ou la réélaboration de deuils jamais terminés ». On conçoit par cette remarque que le couple, dans la famille, est le lieu par où la famille s’inscrit dans l’ordre des générations, par où la différence sexuelle se reconnaît ou se confirme, par où encore l’exercice de la sexualité se manifeste concrètement, quoique de manière théoriquement cachée, par où encore se transmettent les interdits fondamentaux, mais aussi qu’il est un lieu de transformation des héritages et de créativité.
Un problème d’indication entre la TFP et la thérapie de couple se pose et les critères de choix sont complexes. On peut les éclairer par un repérage que J.-M. Blassel (2005) a fait des rapports entre conjugalité et parentalité : il distingue des familles où ces deux fonctions sont différenciées et complémentaires (type œdipien), et des familles où les deux fonctions sont enchevêtrées (type névrotique où en général la parentalité absorbe la conjugalité). Dans le troisième type, ces liens sont indiscriminés (familles incestueuses), et dans le quatrième, les liens sont antagonistes (une fonction exclut l’autre). Une autre manière de s’orienter entre l’indication de couple ou de famille est proposée par D. Houzel et G. Catoire (1994) sous la forme de trois questions : qui porte la souffrance psychique ; où se trouve la conflictualité ; et avec qui peut s’établir l’alliance de travail ?