1. Les personnalités pathologiques hier et aujourd’hui
L’ensemble de cet ouvrage tentera de répondre à ces questions, ainsi qu’à une troisième qui est celle de l’étiologie. Notre point de vue, avant tout cognitiviste, tentera d’être synthétique. Mais, pour commencer, tentons d’être simple en repérant les grandes traditions qui nous ont précédés. Depuis à peu près deux siècles, les différents courants doctrinaux qui ont encadré le domaine des personnalités se sont orientés autour de deux grands principes. Le premier est celui des facultés idéales et innées qui sont censées régir la vie psychique. Il a généré une tradition, continentale, allemande et française, qui s’est stabilisée autour de l’œuvre d’Emmanuel KantKant “A – lequel distinguait la sensibilité, l’entendement et la raison, catégories a priori –, a donné lieu à de multiples prolongements et résurgences, et ne s’est jamais véritablement éteinte. Le deuxième principe, anglo-saxon, est l’associationnisme de Stuart MillMill (Stuart) “A, héritier de la tradition empirique de LockeLocke “A et HumeHume “A, qui consiste à penser que la vie psychique établit ses lois par confrontation avec la réalité extérieure et par expériences successives. Par son raffinement et son imagination, la psychologie cognitive tente d’échapper à cette bipolarisation.
La variété des termes utilisés pour définir les régularités psychologiques rend bien compte de cette diversité de conceptions.
Le terme de caractère, issu de l’imprimerie, a toujours désigné les aspects invariants du comportement. Ce sont les manières, les façons de réagir, les attitudes qui sont propres à un individu et qui permettent de le distinguer d’un autre. Par extension, nous pouvons entendre sous la même appellation les éléments qui définissent les régularités affectives et l’humeur d’un sujet.
Le terme de tempérament fait référence aux correspondances physiques du caractère. C’est la tradition morpho-psychologique stigmatisée par GalienGalien “A au iie siècle et qui définit les quatre tempéraments : sanguin, colérique, mélancolique et lymphatique.
Le terme de personnalité est plus vaste, plus complexe et a changé plusieurs fois de définition. Personnalité vient du latin persona qui désigne le masque de théâtre. C’est la façon dont on se montre, le personnage social que l’on réalise, l’apparence externe, tournée vers les autres. On fait partie d’un groupe, d’un clan, d’une équipe dont on adopte le costume, les manières, les réflexes ; dès lors on réalise un personnage, un rôle social avec ses privilèges, ses attitudes. Par la suite, sous l’influence du christianisme, la personnalité prit un sens inverse, tourné vers l’intérieur, désignant cette fois-ci l’unicité de l’individu concentré sur son âme. La personnalité est alors le sens de l’être rassemblé autour de l’unicité de sa conscience, c’est le moi phénoménal. Enfin, avec l’entrée en scène de la psychologie, la personnalité fut décrite comme la somme des différentes facultés qui composent un individu : « Par personnalité d’un être humain, nous entendons la somme de ses sentiments et de ses appréciations, de ses tendances et volitions », écrit Kurt SchneiderSchneider “A. Nous retrouvons donc la régularité psychologique, mais c’est une régularité composite, hétérogène.
Enfin, le terme de type, issu lui aussi de l’imprimerie, désigne un modèle ou une forme qui se reproduit de façon identique à plusieurs exemplaires. Le mot s’emploie dans divers domaines – industrie, géographie, décoration –, mais aussi dans le champ anthropologique et psychologique : le type nordique, le type méditerranéen, ou encore l’objet de l’expression d’une femme qui vous dit : « Vous n’êtes pas mon type d’homme. » Plus que la personnalité et le caractère – Les Caractères de La BruyèreLa Bruyère “A correspondaient à des individus observés à la cour –, le type implique un moule automatique, quasi industriel.
De tout temps, les observateurs ont tenté d’asseoir la personnalité sur une référence cohérente, plus ou moins crédible, plus ou moins abstraite. Nous pouvons ainsi distinguer l’assise physique, l’assise psychologique, intérieure, faisant référence soit à des facultés universelles, soit à des événements personnels, l’assise sociale, extérieure, l’assise cognitive, faite d’une analyse intellectuelle intériorisée. À partir de ces différents regards, des théories se sont développées, impliquant une genèse, des remaniements et des approches thérapeutiques.
L’assise physique
Dès le ive siècle avant Jésus-Christ, EmpédocleEmpédocle “A mit en place les quatre tempéraments correspondant aux quatre humeurs : le tempérament phlegmatique à la lymphe, le tempérament sanguin au sang, le tempérament atrabilaire à la bile noire, le tempérament colérique à la bile jaune. Au iie siècle, GalienGalien “A reprit cette classification dont il approfondit les aspects psychologiques : le sanguin est optimiste, le colérique est irascible, fort et combatif, le mélancolique est triste, morose, et le phlegmatique est apathique.
Cette doctrine des tempéraments a imprégné la psychologie populaire pendant des siècles. Au début du Misanthrope, Philinte dit à Alceste : « Mon phlegme est philosophe autant que votre bile. » Il ne s’agissait pas seulement là d’une référence symbolique, mais bien d’une explication étiologique, et fort tenace. En 1887, l’Anglais Alexander Stewart publiait une étude anthropologique sur le sujet et, dans les années 1930, le philosophe AlainAlain “A paraissait encore y croire. Cependant, dans le champ scientifique, la doctrine des tempéraments fut remplacée au cours du xixe siècle par celle des constitutions. Sous l’impulsion de MorelMorel “A et de MagnanMagnan “A, eux-mêmes fortement impressionnés par les théories de l’évolution et l’hérédité, la notion d’une prédisposition inéluctable, inscrite dans l’individu, apparut peu à peu comme une idée dominante. On sait que pour Morel, qui croyait à l’hérédité des caractères acquis, les circonstances défavorables – l’alcool chez les Suédois, l’opium chez les Chinois – s’accumulaient dans le génome pour entraîner la dégénérescence du peuple en question, c’est-à-dire son détachement progressif du genre humain. Des phénomènes identiques pouvaient s’observer dans les familles ; le destin des Rougon-Macquart narré par ZolaZola “A, adepte de la doctrine, en est un exemple. C’est dans ce contexte, génétique et français, qu’Ernest DupréDupré “A élabora sa doctrine des constitutions. En 1909, il décrivit la constitution émotive, constitution morbide qui était l’ébauche et le germe d’une affection mentale en puissance. Dix ans plus tard, il complétait son étude et présentait huit types de constitutions pathologiques : les déséquilibrés constitutionnels de la sensibilité, les déséquilibrés constitutionnels de la motilité, les déséquilibrés constitutionnels des instincts, etc.
En 1921, Ernst KretschmerKretschmer “A, dans La structure du corps et le caractère, rattacha les constitutions psychologiques à la morphologie. Son travail avait d’abord porté sur les maladies mentales. Il avait étudié 85 maniaco-dépressifs et 165 schizophrènes et constaté que les premiers avaient plutôt le type physique « pycnique » et les seconds plutôt le type physique « leptosome ». Il compléta cette étude chez les épileptiques dont la morphologie était cette fois-ci « athlétique ». À partir de cette seule publication, dont la rigueur statistique serait peut-être à revoir, la psychiatrie et la psychologie furent envahies pendant quarante ans par ces termes étranges, cependant que les praticiens se mirent à considérer avec un œil soupçonneux la musculature et l’abdomen de leurs patients. Rappelons que le terme pycnique signale une prédominance des viscères et des graisses, que leptosome correspond à un aspect longiligne du corps et des membres, et qu’athlétique désigne, sans ambiguïté, un confortable développement musculaire. À partir de cette étude pilote, Ernst Kretschmer étendit son système morphopsychologique à la personnalité et décrivit trois types : le pycnique-cyclothyme, le leptosome-schizoïde et l’athlétique-visqueux. D’autres classifications morphopsychologiques succédèrent à celle de Kretschmer, en particulier, aux États-Unis, celle de Sheldon qui distinguait, selon un principe embryologique, les types ectomorphe, endomorphe et mésomorphe.
H.J. EysenckEysenck “A et L. Rees, au cours d’études menées dans les années 1950, démontrèrent de façon précise que les caractères morphologiques variaient de façon continue et qu’il n’existait pas de types, que parmi les différents critères étudiés seule la taille était héréditaire, et qu’il n’existait aucune corrélation significative entre les traits de personnalité et les particularités physiques (Rees, 1973). La morphopsychologie, schématique dès son origine, vite démodée, fâcheusement côtoyée par les théories raciales, a été ridiculisée et disqualifiée. Plus subtile, la psychobiologie implique les mêmes ambitions, le même schématisme et les mêmes excès d’une classification sommaire des individus. S’y ajoute, par le biais psychopharmacologique, l’ivresse du marketing. Il est temps de réaliser que le roi est à peu près nu. La revue générale récente de S. Weston et L. Siever (1993), consacrée aux aspects biologiques dans les troubles de la personnalité, ne rassemble que de très maigres résultats. Ils concernent les anomalies des mouvements oculaires, les potentiels évoqués, le taux de monoamine oxydase plaquettaire, l’acide homovanilique intrarachidien et le test à la dexaméthasone. Ils ne sont constatés que chez des personnalités schizotypiques et états limites. Les résultats sont considérablement réduits dès que l’on élimine dans cette population une pathologie de l’axe I.
La psychologie des facultés
Depuis les masques de la comédie italienne jusqu’à l’analyse subtile des sentiments chez Benjamin ConstantConstant (Benjamin) “A, la littérature occidentale a raffiné sa psychologie. D’un côté, des comportements et des attitudes présentés comme des types, de l’autre une « angoisse inexprimable », une « rêverie vague », un « sentiment presque semblable à l’amour » qui se rapportent à un personnage unique dont le prénom constitue le titre du récit : Adolphe, Cécile. Au centre de cette évolution, tournant exemplaire, se situe le théâtre de Jean RacineRacine “A où la célèbre économie de moyens désigne en quelques mots les éternités universelles du cœur humain : tourment, courroux, doute, trouble, raison. L’enchaînement de ces entités s’accomplit sans encombre : « Je vois que la raison cède à la violence », dit Hyppolite. Au long de ces deux siècles, la psychologie est passée du geste à l’intériorisation, de l’universel et du typique au particulier. Parallèlement, les philosophes et les premiers psychologues définissaient les éléments d’une psychologie des facultés. DescartesDescartes “A, dans son Traité des passions, distinguait l’amour, la haine, le désir, la joie, la volonté ; KantKant “A séparait raison, entendement et sensibilité. Mais c’est surtout TaineTaine “A (1828-1895) et RibotRibot “A (1830-1916) qui établirent les bases d’une étude scientifique des facultés. La mémoire, la volonté et la perception firent l’objet d’observations attentives. La décomposition en traits commençait à s’esquisser.
Par la suite, cette psychologie des facultés se développa naturellement, sans effort, sans critique non plus. Dans l’Abrégé de psychologie à l’usage de l’étudiant, publié par Jean Delay et Pierre Pichot en 1962, les premiers chapitres alignent sans état d’âme ces divers domaines : la perception, les instincts, les émotions et les sentiments, l’humeur, la mémoire, l’intelligence, la conscience, la vigilance. À la fin du xixe siècle, cette approche psychologique s’appliqua aux personnalités, chacune d’entre elles pouvant correspondre au dérèglement de telle ou telle faculté. Parallèlement, et dans la tradition des monomanies d’Esquirol, l’idée qu’une affection mentale pouvait être partielle ou mineure s’établit peu à peu. Le terme de psychopathe fit son apparition en Allemagne avec Koch en 1891 pour désigner des troubles du comportement « liés à une faiblesse du cerveau mais qui ne méritent pas l’appellation de maladie ». Résultant de ces deux abords, plusieurs typologies des personnalités pathologiques virent le jour, dont la plus célèbre est celle de Kurt SchneiderSchneider “A (1955).
Kurt SchneiderSchneider “A considérait que la personnalité normale était faite d’un équilibre entre diverses fonctions : intelligence, sentiments, instincts. La personnalité psychopathique était due à un dérèglement d’une de ces fonctions. C’est ainsi qu’il élabora une typologie des personnalités psychopathiques comportant dix catégories : hyperthymiques, dépressifs, inquiets, fanatiques, qui ont besoin de se faire valoir, instables, explosifs, apathiques, abouliques, asthéniques. Ce qui domine dans la conception de Kurt Schneider, c’est la transition graduée du normal au pathologique, utilisant le rhéostat des facultés. Cependant, son approche, clinique et pragmatique, ne comporte aucune contrepartie psychométrique.
La psychologie des facultés, naïvement acceptée malgré son idéalisme, a connu quelques avatars qui en traduisent la fragilité.
Le premier fut le localisationnisme extrême avec Franz Joseph GallGall “A (1758-1828) et la phrénologie. Ce précurseur intuitif des neurologues pensait que les facultés psychologiques étaient localisées de façon précise dans le cerveau et que leur hypertrophie pouvait réaliser une saillie crânienne perceptible à la palpation. Flaubert nous montre Bouvard et Pécuchet encore intéressés par cette méthode et palpant les têtes des enfants du village. Le second est la décomposition en traits, assez vite accomplie par Hippolyte TaineTaine “A et son atomisme psychologique. Les premiers auteurs sentaient bien que des entités aussi larges que l’intelligence, la raison ou la volonté ne pouvaient pas exister en tant que telles. Il fallait les décomposer. On créa des briques élémentaires qui étaient censées soutenir l’édifice. Du côté de l’intelligence, l’analyse fut rigoureuse autour de CattellCattell “A, BinetBinet “A et WechslerWechsler “A. Du côté de l’affectivité, les mêmes efforts furent moins brillants, proches du ridicule. À partir de 1905, HeymansHeymans “A et WiemsaWiemsa “A proposèrent une analyse du caractère fondée sur trois facteurs : l’émotivité, l’activité et le retentissement des représentations, primaire ou secondaire. Une combinatoire astucieuse de ces facteurs permettait de retrouver les tempéraments classiques : les colériques sont des émotifs, actifs, primaires, les passionnés des émotifs, actifs, secondaires, les sanguins des non-émotifs, actifs, primaires, etc. En France, DelmasDelmas “A et BollBoll “A adoptèrent une autre classification, encore plus abstraite, basée sur quatre « tendances » : l’activité, l’émotivité, la bonté et la sociabilité. CattellCattell “A en Angleterre et MurrayMurray “A aux États-Unis développèrent des systèmes beaucoup plus complexes – seize facteurs chez le premier, vingt et un chez le second –, mais tout aussi gratuits. On trouve chez Cattell la réserve, la timidité, le sens des valeurs, la sobriété ; et chez Murray l’accomplissement, l’autonomie, la déférence, le sens du jeu, le désir sexuel, le désir d’être secouru, le sens de l’ordre. Le psychologue britannique Hans EysenckEysenck “A, né en 1916, a longtemps défendu un système polyfactoriel de la personnalité, inspiré au départ des travaux de JungJung “A, qui comporte plusieurs dimensions : l’extraversion, le neuroticisme et le psychoticisme (Strelau et Eysenck, 1987). Enfin, C.R. CloningerCloninger “A (1993) n’hésite pas à redéfinir le caractère en utilisant trois dimensions, quasi spirituelles : l’autodirectivité, le sens de la coopération (participation à la société) et l’autotranscendance (participation à l’univers). Tous ces travaux sont abreuvés en permanence par des analyses factorielles, méthode centrale qui constitue depuis les années 1930 le rempart bétonné de la psychologie expérimentale. Outre les problèmes méthodologiques majeurs qu’implique cette analyse, il faut tout de même rappeler que mesure et compréhension ne sont pas synonymes. Les botanistes du Moyen Âge classaient les plantes en trois catégories selon un critère de taille : les herbes, les arbustes et les arbres ; les anthropologues du xixe siècle pratiquaient des mesures et calculaient des rapports sur le corps humain en fonction des contrées et des origines. Les uns et les autres auraient pu continuer fort longtemps dans les mêmes voies sans aboutir à la classification de Linné et au code génétique.