3. L’entretien avec L’adolescent
Auparavant, le repérage du fonctionnement psychopathologique de l’adolescent et l’évaluation de la qualité des interactions familiales constituent les premières préoccupations du consultant. Mais il est bien difficile de dissocier, par souci de clarté pédagogique, ce qui relève de la démarche diagnostique et ce qui est déjà de l’ordre d’une préoccupation thérapeutique. Dans ce chapitre nous aborderons successivement les principes et objectifs qui sous-tendent la démarche du consultant puis la pratique clinique elle-même. Avant toute prise de décision concernant un adolescent et/ou sa famille, ce premier temps, que nous appelons entretiens d’évaluation, est nécessaire.
PRINCIPES ET OBJECTIFS DES PREMIERS ENTRETIENS
LA QUALITÉ DE LA RELATION AVEC L’ADOLESCENT ET SA FAMILLE: LE PROBLÈME DU DIAGNOSTIC
La préoccupation diagnostique a mauvaise presse, on ne cesse d’en dénoncer les écueils. Il est vrai que l’adolescence, par sa mouvance, son incertitude évolutive, le caractère volontiers bruyant et dérangeant de certaines manifestations banales, est une des périodes de la vie où l’établissement d’un diagnostic psychiatrique précis devient aléatoire. En outre formuler un diagnostic qui implique des contre-attitudes souvent très lourdes comme cela s’observait dans le cas de la «schizophrénie simple débutante» ou encore actuellement de la «psychopathie» risque de figer le processus évolutif de l’adolescence et au pire d’induire chez l’adolescent des contreidentifications négatives correspondant à ce diagnostic psychiatrique et venant fallacieusement le confirmer a posteriori. On peut résumer ainsi les écueils et les risques d’un diagnostic psychiatrique à l’adolescence:
– difficultés à faire coïncider une phase mouvante et évolutive de la vie et un cadre nosographique fixé, délimité beaucoup plus en fonction de la pathologie mentale de l’adulte ou à la rigueur de l’enfant que de l’adolescent lui-même;
– risque d’attribuer à une conduite bruyante, inquiétante ou gênante pour l’entourage (famille, société) le pouvoir de rendre compte de l’ensemble du fonctionnement mental: une prise de drogue aboutissant au diagnostic de toxicomanie, un larcin à celui de délinquance, une aventure homosexuelle à celui de perversité, etc.;
– fluctuations fréquentes des niveaux de fonctionnement psychique de l’adolescent, fluctuations qui dépendent en partie du moment et des circonstances ponctuelles où intervient l’entretien.
Néanmoins, l’absence de toute démarche diagnostique comporte aussi des dangers propres. D’un côté, on peut renoncer à toute tentative de synthèse des données et se contenter d’attitudes spontanées plus ou moins réfléchies: ceci aboutit à délaisser toute élaboration théorique, mais surtout tout projet thérapeutique. On se laisse alors porter par les événements. L’adolescent qui est précisément à la recherche de son identité et de ses limites ne pourra qu’être entraîné dans des conduites de plus en plus pathologiques face à cette absence totale de repère. D’un autre côté une conséquence fréquente consécutive à ce refus de toute démarche diagnostique est le recours à des catégories qui ne se désignent pas comme telles, non reconnues explicitement parce qu’elles restent sous la forme de notations impressionnistes, de références à l’expérience antérieure du consultant ou de l’institution (tel adolescent ressemble à tel ancien, celui-ci à l’air de…). Il s’agit alors d’une classification diagnostique empirique non reconnue, et totalement dépendante de la subjectivité individuelle.
L’analyse psychopathologique des conduites de l’adolescent nous paraît donc nécessaire, mais un second écueil dénoncé par Widlöcher (1978) consiste à distinguer artificiellement deux types de conduite, les unes qui seraient du registre du compréhensible, du vécu, en un mot du normal, les autres du registre de l’incompréhensible, du symptôme, en un mot du pathologique (voir à ce sujet la discussion sur le normal et le pathologique, p. 58). Ce n’est pas dans le repérage et l’étiquetage d’une série de symptômes que la démarche diagnostique sera fructueuse chez l’adolescent. En effet, à cet âge, il n’est pas de conduite qui puisse un jour, au moins une fois, advenir sans nécessairement traduire une organisation psychopathologique fixée. Plus que le repérage des conduites symptômes, le clinicien devra tenter d’analyser le fonctionnement psychique du patient, mais aussi de relier ce fonctionnement aux interactions familiales auxquelles cet adolescent participe.
L’analyse de la psychopathologie individuelle.
— Compte tenu des remarques précédentes, le repérage des conduites doit prendre en compte des données à la fois diachronique et synchronique. Au plan diachronique, il importe d’évaluer dans quelle mesure la conduite de l’adolescent apparaît en rupture par rapport au passé de celui-ci, ou au contraire semble traduire une continuité soit symptomatique, soit structurelle avec l’enfance: l’existence d’un lien évident avec la symptomatologie de la petite enfance traduit en général une organisation plutôt fixée. Au plan synchronique, l’analyse en terme économique et dynamique de cette conduite est essentielle: quelle entrave à l’ensemble du fonctionnement psychique, quelle désorganisation dans le champ social provoque-t-elle? Existe-t-il des investissements non conflictuels préservés? Quelle est la part non pathologique de la personnalité? Quels sont les mécanismes de défense prévalents? Ces derniers permettent-ils une adaptation encore satisfaisante ou au contraire accentuentils la désadaptation à la réalité externe?
Parfois un bilan psychologique peut être proposé, bilan dont l’intérêt consiste non seulement en une évaluation du fonctionnement psychique, mais aussi en une rencontre médiatisée par un matériel, celui du test, avec une personne dont l’intérêt se concentre sur le monde interne de l’adolescent. Toutefois le moment et les conditions où l’on propose ce bilan doivent être soigneusement pesés pour que clinicien et adolescent en tirent le maximum de profit: les données propres au bilan psychologique sont regroupées dans un paragraphe ultérieur (cf. chap. 3, Le bilan psychologique à l’adolescence, p. 75).
L’évaluation des interactions familiales et socials.
— Individu vulnérable et sensible, l’adolescent dépend à l’extrême de son environnement. L’évaluation doit en tenir compte. Nous estimons que la rencontre entre le consultant et les parents représente un temps essentiel de cette évaluation. La qualité et le type des interactions familiales permettent de préjuger des possibilités qu’a l’adolescent de se constituer en tant que personne, avec ses limites propres, son histoire familiale et son projet existentiel. Là encore le repérage est double, à la fois synchronique et diachronique. L’évaluation synchronique consiste à appréhender le type actuel d’interaction entre l’adolescent et ses parents: la «crise» de l’adolescent entre-t-elle en correspondance avec une «crise du milieu de la vie» chez les parents ou encore avec une «crise parentale»? (voir chap. 16, L’adolescent et sa famille, p. 452). Observe-t-on des mécanismes pathologiques entravant le processus d’autonomisation de l’adolescent tel que des attitudes projectives répétées…? L’évaluation diachronique consiste à reprendre l’histoire de l’adolescent et son inscription dans ce qu’on appelle le «mythe familial». Une attention particulière sera portée au premier développement de l’enfant et aux premières difficultés qui ont pu apparaître. En outre, la personnalité et les images des grands-parents de l’adolescent, la nature des relations que ce dernier a établies avec ceux-ci représentent souvent un bon indice de la manière dont l’adolescent cherche à s’inscrire dans l’histoire réelle ou mythique de sa famille.
Le consultant pourra aussi prendre en considération la qualité du proche environnement social. À l’adolescence en effet, en raison de cette vulnérabilité déjà évoquée, il existe selon nous, un renversement de la mise en perspective de la psychopathologie individuelle et de la qualité du contexte environnemental. En effet, dans l’enfance, face à une symptomatologie précise, la constatation de graves carences dans l’environnement représente un facteur minoratif d’évaluation de la pathologie. En revanche à l’adolescence, face à une symptomatologie précise, la constatation d’une désorganisation dans l’environnement constitue un facteur péjoratif de l’évaluation du pathologique. L’absence de cadre, de limite cohérente ne pourra que favoriser puis amplifier l’apparition de conduite de rupture.
LA PRÉOCCUPATION PRONOSTIQUE
Au plan de l’individu, l’évaluation de la fluidité des conduites ou au contraire de leur permanence à travers le temps et surtout de leur répétition est essentielle. La répétition d’une conduite, en particulier une conduite de rupture (prise de drogue, fugue, passage à l’acte, etc.) signe toujours un processus pathologique débutant, traduit la tendance de l’adolescent à ne pas reconnaître en lui les conflits et à les projeter sur l’entourage, par conséquent accentue son incapacité croissante à élaborer et surmonter ses conflits.
Un autre facteur important du pronostic est représenté par la capacité de l’adolescent à s’intéresser à son monde psychique interne, à prendre conscience mais surtout à accepter de prendre conscience de l’origine intrapsychique des difficultés présentes, à développer une certaine sollicitude face à ses conflits internes. La confrontation de l’adolescent à ces conflits intrapsychiques et la réaction qui en résulte permettent d’apprécier dans quelle mesure un travail psychothérapique est possible.
Au plan familial, la possibilité de réaménagement relationnel constitue un élément important du pronostic. Très concrètement la capacité qu’ont les parents à se mobiliser pour aider leur adolescent (en particulier en acceptant les entretiens proposés) est un bon indice. Dans un registre moins concret, la possibilité qu’ont les parents de prendre quelque distance par rapport à l’actualité du conflit avec leur adolescent, leur possibilité de faire retour sur leur propre adolescence, de maintenir par-delà l’opposition actuelle un contact empathique avec leur enfant, doivent être prises en compte. Les manifestations bruyantes représentent souvent pour l’adolescent un moyen plus ou moins conscient de tester ses limites propres, mais aussi de tester l’intérêt que peut avoir son entourage, surtout ses parents, à l’égard de son monde intrapsychique. Son apparente et fréquente opposition à une consultation médico-psychologique en même temps que son acceptation assez facile dès que ses parents insistent, illustrent ce double mouvement à la fois d’opposition et de quête de leur intérêt.
Aussi bien par rapport à l’adolescent que par rapport à sa famille, la manière dont le consultant est investi, les modifications secondaires, soit à ses conseils, soit plus directement aux interprétations d’essai qu’il a pu proposer, le travail intrapsychique effectué par l’adolescent d’une consultation à l’autre, tous ces éléments sont des indices précieux à la fois pour le pronostic et pour la motivation à engager, puis à suivre une thérapie; mais nous rejoignons là le troisième axe de ces entretiens d’évaluation.
LES BASES DE L’APPROCHE THÉRAPEUTIQUE
– il existe une profonde motivation parentale;
– le symptôme présent n’est pas surdéterminé (plusieurs problèmes ou conflits sont représentés par cette conduite).
Dans la majorité des cas cependant, la mise en place d’un cadre thérapeutique est nécessaire. L’abord thérapeutique et les diverses stratégies possibles sont traités dans la cinquième partie de cet ouvrage (cf. chap. 21, p. 607).
LES PREMIERS ENTRETIENS : CONSEILS PRATIQUES
Après un bref aperçu des principes et objectifs sous-tendant la conduite de ces deux à trois entretiens d’évaluation, nous donnerons ici quelques recommandations pratiques. En aucun cas celles-ci ne doivent être comprises comme des recettes ou comme des règles intangibles: il s’agit de propositions vers lesquelles il nous a paru utile de tendre tout en laissant au clinicien la liberté de manœuvre, la possibilité souvent utile d’une surprise, la spontanéité indispensable. Nous aborderons brièvement deux points: 1) les relations entre le clinicien, l’adolescent et sa famille; 2) la séquence de ces deux à trois entretiens.
LES RELATIONS CONSULTANT-ADOLESCENT-PARENTS
Pour le consultant, la particularité de son travail avec l’adolescent est que, d’un côté il établit avec celui-ci une relation assez proche de celle qu’il peut avoir avec un adulte, tandis que d’un autre côté, les relations nécessaires avec les parents rapprochent beaucoup la dynamique des consultations de la pratique de psychiatre d’enfants. En effet, dans l’immense majorité des cas, la rencontre entre le consultant et les parents est nécessaire, mais le moment de cette rencontre doit être soigneusement délimité.
Dans un centre de consultations externes pour adolescents (Genève), F. Ladame (1978) avance le pourcentage suivant de premiers contacts: dans 20% des cas le contact est pris par l’adolescent seul, dans 37% des cas par les parents, dans 22% des cas par un médecin, un travailleur social; dans 6% des cas par l’école ou l’employeur (selon l’auteur le faible pourcentage des cas signalés par l’école tient probablement au fait que l’école possède son propre service social et psychologique).
Quel que soit le mode de contact initial, nous préconisons la démarche suivante: le premier entretien a lieu avec l’adolescent seul, surtout s’il s’agit d’un grand adolescent (plus de 16 ans). En pratique, deux problèmes se posent dans quelques cas: 1) parfois les parents occupent trop aisément le devant de la scène et ont tendance à anticiper sur la parole de leur adolescent; 2) parfois l’adolescent refuse que le consultant rencontre ses parents ou refuse d’être présent à l’entretien avec ses parents.
Il nous paraît préférable d’éviter une rencontre préalable avec les parents. Dans quelques cas les parents, ou parfois l’un d’eux, tiennent absolument à rencontrer préalablement le consultant. Chaque fois il nous a semblé que l’adulte cherchait d’emblée à inclure ce nouvel adulte dans sa propre zone de contrôle, que cette manœuvre avait tendance à rejeter l’adolescent dans le champ du pathologique en créant une coalition parents-consultant. Alors qu’en général, avec un enfant de moins de 12-13 ans, nous écoutons volontiers les parents d’abord en présence de leur enfant, à partir de 13-14 ans, il nous paraît souhaitable d’entendre d’abord l’adolescent. À noter que certains adolescents très perturbés ou qui maintiennent avec leurs parents un lien de dépendance agressif et parfois même haineux, cherchent à tout faire pour venir à la consultation sans y être vraiment, par exemple en étant ivres ou en ne se présentent pas au rendez-vous prévu dans la salle d’attente, ou assommés de médicaments: ils se dérobent alors par des phrases: «demandez à mes parents, ils vous expliqueront mieux que moi…; je suis fatigué, ils vont vous raconter, etc.» De telles manœuvres vont dans le sens d’une accentuation de la passivité de l’adolescent, passivité dont il se servira ensuite face au consultant en évitant toute implication personnelle, et en renvoyant au discours parental.