9. Le Problème de la Dépression
Les variations d’humeur des garçons et des filles âgés de 13 à 20 ans ont été négligées et souvent attribuées au processus normal d’adolescence. Certes on constate chez de nombreux adolescents une humeur dépressive mais pour les adolescents qui traversent une véritable période dépressive (EDM, dysthymie, trouble bipolaire), deux tiers d’entre eux ne sont pas médicalement et/ou psychologiquement soignés. Les conséquences de ces périodes dépressives sont pourtant nombreuses et parfois graves. Elles sont à l’origine d’échecs scolaires, de troubles du caractère, de conduites suicidaires et surtout de conduites de dépendances (M. Corcos et coll., 2003). De plus, depuis vingt ans le nombre d’adolescents présentant ces épisodes dépressifs s’est fortement accru au point de pouvoir être considéré comme un véritable problème de santé publique.
Les filles et les garçons n’expriment pas leur dépression de la même façon. Les premières manifestent ce malaise par leurs préoccupations sur l’image de leur corps, leur poids, des douleurs plus ou moins diffuses qui n’inquiètent pas au premier abord mais dont l’intensité, la persistance et surtout la dimension d’appel implicite doivent être tout particulièrement évaluées. Les seconds expriment plus leur souffrance dépressive sous une forme comportementale, agressive, déchargeant ainsi cette tension masquée par une apparente insolence ou des réactions de prestance.
À l’origine de ces dépressions de l’adolescence, on retrouve certes des vulnérabilités neuro-biologiques, mais aussi un cumul d’événements de vie négatifs, familiaux (deuil, parent déprimé, conflits familiaux, divorce) ou existentiels (déception sentimentale, échec scolaire, maladie physique). Autre facteur, à cet âge où l’espoir et l’idéalisation sont des mouvements naturels, la pression culturelle et sociale actuelle pousse certains jeunes à vivre le monde comme décevant, trop contraignant ou inquiétant par rapport à l’avenir.
Enfin, l’articulation entre le processus d’adolescence avec ses possibles avatars et l’existence d’une organisation intrapsychique dépressive qui serait indépendante des âges de la vie est une question centrale. Ainsi, à côté des aménagements de la subjectivation (R. Cahn, 1998) ou de la dépendance (P. Jeammet et M. Corcos, 2001), de nombreux auteurs considèrent que le processus d’adolescence se caractérise aussi par des aménagements spécifiques concernant la question humaine très générale de la dépressivité, ce qu’en d’autres termes on pourrait énoncer comme le maintien plus ou moins fragile de l’équilibre personnel entre illusion et déception (A. Braconnier, 2003). On comprend l’intérêt d’approfondir, pour chaque situation clinique singulière, cette articulation.
RAPPEL GÉNÉRAL : DEUIL ET DÉPRESSION
HISTORIQUE
En 1912, K. Abraham établit un parallèle entre l’angoisse et la dépression. La dépression serait au deuil ce que l’angoisse est à la peur. L’angoisse névrotique est issue du refoulement sexuel, ce qui la différencie de la peur: «de la même façon nous distinguons le sentiment de deuil ou de découragement de la dépression névrotique due au refoulement, c’est-à-dire déterminée par des motifs inconscients» (K. Abraham, 1912). Le deuil est l’émoi normal qui correspond à la dépression.
En 1917, S. Freud propose un autre parallèle entre les troubles psychiques narcissiques (autrement dit les psychoses schizophréniques) et la mélancolie. La mélancolie serait au deuil ce que le trouble psychique est à la psychologie du rêve: «de même que la psychologie des rêves nous permet de comprendre la symptomatologie des troubles psychiques narcissiques, de même l’étude du deuil doit nous permettre de comprendre la mélancolie» (S. Freud, 1917).
Ainsi la comparaison entre deuil et dépression est confirmée: «dans les deux cas les circonstances déclenchantes, dues à l’action d’événements de la vie, coïncident elles aussi, pour autant qu’elles apparaissent clairement. Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. L’action des mêmes événements provoque chez de nombreuses personnes, pour lesquelles nous soupçonnons de ce fait l’existence d’une prédisposition morbide, une mélancolie au lieu du deuil» (idem). Mais Freud explicitera peu à peu les différences entre le deuil et la dépression (J.L. Lang, 1976).
1) Le deuil est normal car il est surmonté après une certain laps de temps (le travail de deuil). Il est donc inopportun et nuisible de le perturber.
2) Le deuil présente tous les symptômes de la mélancolie sauf la diminution du sentiment d’estime de soi.
– la régression narcissique à l’objet perdu: le sujet va l’intérioriser et vivre comme si lui-même était maintenant cet objet;
– l’ambivalence: l’objet perdu n’était pas seulement un objet d’amour mais aussi de haine. Le sujet va donc attaquer cet objet intériorisé, le détester et ce mouvement prendra la forme de l’auto-accusation, caractéristique des dépressions.
L’ORGANISATION DÉPRESSIVE DE BASE
Nous arrivons ainsi peu à peu à la théorie d’une organisation dépressive. S. Freud décrit huit points. Abraham en ajoute cinq.
Les huit points de Freud:
1) la perte d’objet;
2) le désir d’incorporer l’objet. Tendance naturelle de la vie libidinale de ces sujets;
3) la tendance narcissique;
4) la partie de soi dévalorisée est la réplique intérieure de l’objet perdu;
5) la dépréciation de soi (différence avec le deuil);
6) l’ambivalence;
7) l’autoagression;
8) celui qui accuse est une puissance morale (Surmoi).
Les cinq points d’Abraham qui viennent s’y ajouter:
1) la constitutionnalité;
2) la prédisposition durant l’enfance. Il faut que l’enfant ait vécu un sentiment douloureux;
3) un autre aspect de la personnalité prédépressive est la relation ambivalente sur le mode anal: je le possède, je ne le lâche plus, et j’ai plaisir à le détruire;
4) le futur déprimé maintient un tel type de relation puis régresse à une fixation orale: absorption pour essayer de conserver l’objet;
5) l’héritier de l’objet disparu peut être le Surmoi et non le Moi, l’objet étant intériorisé sur le mode d’une instance qui condamne.
LES DIFFÉRENTES COMPOSANTES DE LA DÉPRESSION
À partir de 1925, le modèle de S. Freud ou K. Abraham étant globalement conservé, la plupart des auteurs se partagent en deux grandes tendances:
– soit l’accent est mis sur une conception psychogénétique et surtout développementale. En 1934, M. Klein introduit la notion de position dépressive infantile qui est, selon elle, une étape inévitable au cours du développement de la petite enfance. Selon la manière dont l’enfant traverse cette position, il sera ultérieurement plus ou moins exposé à la dépression (cf. Enfance et psychopathologie). De son coté, M. Mahler montre comment la réactivité dépressive de l’individu est liée aux avatars de la phase de séparation-individuation qu’elle s’est attachée à décrire
À la conception de M. Klein il faut opposer celle de J. Bowlby: la dépression infantile n’est pas inhérente au développement mais en représente un accident secondaire à un événement extérieur. On se rapproche ici de la comparaison entre deuil et dépression. Mais contrairement à Abraham ou à Freud, Bowlby attribue toute la dépression à la perte de l’objet externe et de l’estime de soi; il n’y a pas de place pour l’agressivité. La dépression s’éloigne d’une structure psychopathologique pour se rapprocher d’un affect de base, noyau quasi biologique de la dépression.
Poursuivant dans ce sens, le psychanalyste Engel a développé la théorie suivante: l’angoisse et la dépression sont des modes de réponse humaine fondamentales d’origine innée face au danger. Si elles s’observent dans certaines espèces animales, elles sont universelles chez l’homme et surviennent précocement chez l’enfant humain. Les facteurs innés et environnementaux jouent ici un rôle fondamental au détriment de l’expérience subjective du sujet. Sandler et Joffe se situent dans la même lignée; ils insistent cependant sur la faiblesse du Moi qui reconnaîtrait à travers la dépression son impuissance à l’égard de ses aspirations. L’augmentation des tentatives de suicide et des dépressions dans nos sociétés occidentales après la Seconde Guerre mondiale est ainsi expliquée par le conflit entre le besoin inné des liens d’attachement et l’exigence d’indépendance et d’individualisation (au-delà même de l’autonomie et de l’individuation) avec de plus fréquentes situations de séparation ou de rupture dans nos sociétés contemporaines, sources de fragilité du Moi du sujet. Cependant, ces situations ne sont pas sources systématiques de dépression et ne sont pas retrouvées dans toutes les dépressions. De plus elles peuvent être à l’origine d’autres états psychopathologiques.
Au total, trois grandes composantes s’observent dans toute conduite dépressive (D. Widlöcher, 1973):
– une perte de l’objet et les avatars de la composante narcissique de la personnalité;
– une problématique de l’agressivité, de la destruction et de l’ambivalence;
– enfin un affect dépressif de base qui au niveau du comportement se manifeste par un retrait, une inhibition ou un ralentissement.
Ce rappel permet de mieux comprendre les raisons de la fréquence des questions psychologiques et psychopathologiques concernant le deuil et la dépression à l’adolescence.
L’ADOLESCENCE : DEUIL OU DÉPRESSION
L’adolescence est souvent décrite en des termes qui s’appliqueraient tout aussi bien à la description d’une dépression ou d’une lutte contre la dépression. En parlant de l’adolescence, on citera volontiers la tristesse, l’agitation, la colère. Nous venons de parcourir les différents aspects psychiques de la dépression: deuil et perte d’objet, repli narcissique et fixation orale, ambivalence et agressivité, enfin affect dépressif de base et son corollaire comportemental l’inhibition ou le ralentissement. Leur présence plus ou moins intense au cours du processus normal du développement de l’adolescent représente, fait incontestable, un argument en faveur de l’hypothèse qu’il n’y a pas d’adolescence sans dépressivité.
SÉPARATION. RUPTURE DES LIENS. PERTE
Ces termes ne sont pas équivalents: la séparation renvoit à une situation où la perte n’est pas consommée; la rupture des liens à une situation à versant traumatique; la perte d’objet à une situation où l’objet n’existera plus jamais comme avant dans la réalité. Toutefois, la fréquence de leur association à l’adolescence n’est plus à démontrer. Une des manifestations concrètes de l’adolescence est la séparation du milieu familial aussi bien au niveau du lieu de vie que des personnes de l’entourage; P. Blos en a fait l’axe de compréhension principal à cet äge. De même les amis, les activités sociales scolaires ou professionnelles, les types de loisirs se modifient au gré des circonstances, des obligations et des projets d’avenir. La majorité de ces séparations s’effectuent au bénéfice de nouvelles rencontres, de nouveaux intérêts et de nouveaux objectifs. Mais à l’occasion de ces séparations des liens d’attachement profonds et anciens sont rompus; dans cette aventure, perte d’objet et perte narcissique guettent l’adolescent à chaque instant alternativement et souvent simultanément (A. Haim, 1970). Nous pouvons résumer ces pertes à quatre niveaux.
Au niveaux des parents.
— L’adolescent doit réaliser une série de deuils. Le premier est celui de la mère refuge et entraîne avec lui le deuil de l’état du bien-être idéal d’union avec la mère. D’autre part, il y a le deuil des objets œdipiens d’autant plus difficile à dépasser qu’il se fait en présence de la personne réelle des parents. «Il ne s’agit plus, comme à l’entrée en latence, de refouler dans l’inconscient l’amour pour l’objet œdipien et d’intérioriser l’interdit du rival, tout en restant dépendant des images parentales et de la relation aux parents. Il s’agit de faire le deuil de l’investissement œdipien et de la dépendance aux parents, tout en aménageant un nouveau mode de relation tant interne qu’externe avec eux» (D. Gedance et coll., 1977). Alors que le deuil de la mère-refuge apparaît au début de l’adolescence, ce nouveau deuil, en forme de renoncement, intervient dans la seconde phase de l’adolescence.
Au niveau du groupe.
— En ce qu’il médiatise l’ordre social et culturel, l’adolescent quitte le groupe familial et les proches de la famille pour entrer dans le groupe des pairs et des adultes, parfois distant du groupe familial au niveau des âges, des idéaux, des aspirations socioculturelles, des niveaux socio-économiques et des moyens d’existence.
Au niveau de soi, de ses mouvements et de ses formations psychiques.
— Le réveil et le remaniement des positions infantiles associés à l’émergence de nouveaux investissements obligent l’adolescent à faire des choix qui, quels qu’ils soient, lui font subir une perte: choisir, c’est renoncer. De même, dans l’ambivalence fondamentale qui marque chacun de ses investissements objectaux et narcissiques il a sans cesse des choix à faire, source de pertes. Par exemple dans sa sexualité l’adolescent tente de s’orienter à travers divers aléas vers un choix d’objets nouveaux et doit alors faire le deuil de la bisexualité vécue jusque-là comme potentielle. Ce deuil de la bisexualité caractériserait la dernière phase de l’adolescence. Au niveau des formations psychiques les remodelages du Moi, du Surmoi ou de l’Idéal du Moi sont ressentis comme autant de pertes. Par moments l’adolescent ne reconnaît pas son Moi: il a le sentiment de l’avoir perdu. Le même processus, tout aussi pénible, se déroule en ce qui concerne le Surmoi: l’adolescent sait en effet qu’il doit se remodeler une morale personnelle et se dégager d’une morale reçue et subie mais qui est une part essentielle de luimême. Enfin, au niveau de son Idéal du Moi une double confrontation permanente s’instaure: celle entre la réalité et la mégalomanie, et celle entre l’idéal parental que l’adolescent est amené à désinvestir et l’image d’objet idéal parfait remplissant la vacuité laissée par l’idéal parental et ne tardant pas à son tour à être décevant.
LA RÉGRESSION NARCISSIQUE
«En fait pour autant que l’adolescent se détache de ses objets d’amour infantile, il traverse une longue période où les préoccupations et les objectifs narcissiques sont temporairement privilégiés aux dépens des tendances véritablement orientées vers les objets» (E. Jacobson, 1964). L’intensification de ce narcissisme ouvre la voie à un mouvement régressif. Or il n’y a pas de dépression sans régression narcissique. Cette régression, composante naturelle du processus de l’adolescence, contient donc un potentiel dépressogène. Elle peut être à l’origine de sentiments de honte, d’infériorité, de perte de l’estime de soi: l’écart entre ce que l’adolescent est et ce qu’il voudrait être augmente encore avec la régression et finit par entraîner une atteinte de l’estime de soi. Mais ces sentiments de honte peuvent également être à la base d’une compulsion à la vengeance, d’une rage narcissique, origine des comportements agressifs contre les autres et contre soi-même.
L’AGRESSIVITÉ ET L’AMBIVALENCE
L’agressivité trouve une partie de ses origines dans cette rage narcissique. Elle se dirige comme le souligne H. Kohut (1974) ou bien vers le Soicorporel, cause de maladies psychosomatiques, ou bien vers le Soi-objet: c’est la dépression destructive pouvant aller jusqu’à l’autodestruction.
La réactivation des pulsions prégénitales est une autre source de l’agressivitée, en particulier la réactivation des pulsions agressives orales et anales. Rappelons qu’elles sont chez tout individu déprimé une composante fondamentale de la «structure dépressive de base». À cette réactivation s’associent l’ambivalence et des fantasmes d’incorporation avec toutes les vicissitudes qui accompagnent ce type de relation d’objet, en particulier l’autoagressivité et la tendance à la mort. «Si dans le fantasme de la première croissance il y a la mort, dans celui de l’adolescence il y a le meurtre. Même si, au moment de la puberté, la croissance se fait sans crises majeures, des problèmes aigus d’aménagement peuvent intervenir parce que grandir signifie prendre la place du parent, et c’est bien ainsi que cela se passe. Dans le fantasme, grandir est, par nature un acte agressif» (D.W. Winnicott, 1971).
L’AFFECT DÉPRESSIF DE BASE
L’humeur dépressive.
— L’humeur dépressive est «un regard dévalorisant porté sur soi-même et qui vient colorer de déplaisir les représentations, les activités et les affects» (C. Hollande, 1976). Sans être constante, cette humeur dépressive se rencontre fréquemment chez l’adolescent surtout au travers des fréquentes «sautes d’humeurs», beaucoup plus caractéristiques à cet âge qu’une humeur stable et continue quelle qu’elle soit. Cette humeur dépressive représente néanmoins une menace car considérée généralement comme un moment dépressionnel, elle peut signaler le début d’une perte d’estime de soi. Si celle-ci s’aggrave, si l’hémorragie narcissique s’accentue, le sujet bascule dans la dépression qui une fois constituée tend à l’autoaggravation. Cependant, en règle générale, le pronostic de l’humeur dépressive est beaucoup moins sombre; intermittente, elle est le plus souvent dissipée par le surgissement d’un mouvement inverse lié à un idéal du Moi de rechange extériorisé sur une action, une idéologie, un groupe ou un individu. L’humeur dépressive représente beaucoup plus un signal d’alarme qu’un signe d’installation dans une structure stable. Elle diffère en cela de la tristesse du déprimé car elle est susceptible d’endiguer le mouvement dépressif naissant par un mécanisme de dégagement: elle est un signal d’alarme suivi d’une tentative de maîtrise.
L’ennui.
— Monotonie, manque d’intérêt, fatigue sont des expressions évoquant l’ennui. Le déroulement du temps qui paraît s’écouler trop lentement accompagne également ce sentiment. «L’ennui est caractérisé par une attente vague de quelque chose et une incapacité à supporter cette attente» (A. Clancier, 1977). L’ennui se rencontre à tous les âges de la vie mais le modèle de cet état nous paraît être l’adolescent qui reste des heures dans sa chambre devant son travail ou bien dans un café devant une boisson sans pouvoir se décider à bouger ou à agir. L’ennui s’accompagne presque toujours d’inhibition, inhibition des affects, inhibition motrice, inhibition intellectuelle. L’ennui paraît faire écran aux conflits internes, aux fantasmes angoissants. Il semble souvent être le représentant d’un état dépressif plus ou moins latent ou profond. Il n’en est rien: l’ennui correspond à une érotisation du sentiment de la durée, à une maîtrise anale du temps. Au cours d’une cure psychanalytique, l’ennui est souvent utilisé pour empêcher le surgissement d’un moment dépressif et à ce titre l’ennui peut être considéré comme une défense contre la dépression.
La morosité.
— La morosité est un aspect particulier qui peut être évoqué dans la clinique des états dépressifs d’une part, à l’adolescence d’autre part: «nous n’avons pas trouvé d’autre mot pour définir cet état particulier à certains adolescents, qui n’est pas la dépression, avec son caractère d’angoisse, d’inhibition formelle, de culpabilité exprimée, etc. et qui n’est pas la psychose… C’est un état qui manifeste plutôt un refus d’investir le monde des objets, des êtres… Rien ne sert à rien, le monde est vide. Ces formules pourraient paraître dépressives, mais elles ne sont pas intégrées dans le cadre thymique. Elles sont compatibles avec une énergie apparemment conservée. Elles sont actuellement extrêmement fréquentes…» (P. Mâle, 1971). Si cet état caractérise beaucoup d’adolescents, il ne faut cependant pas le confondre avec une dépression.
CONCLUSION
L’analyse des différentes lignes psychodynamiques du processus normal de l’adolescence permet d’aborder plus profondément la question posée initialement: «l’adolescence: deuil ou dépression?»
Par rapport au deuil, dans le travail de l’adolescence, les pertes peuvent y être multiples et simultanées, le Moi y est affaibli, l’altération de l’estime de soi y est fréquente, le travail y est plus complexe, plus riche et répond à des significations et des déterminations fort diverses, mais surtout une partie de ces pertes ne sont pas subies, elles sont agies, parfois même désirées (A. Braconnier, 1995).
Par rapport à la dépression, dans le travail de l’adolescence, la durée est plus longue, il s’agit d’un véritable travail psychique avec ses mouvements progrédients et régrédients, la quantité d’énergie est plus grande et surtout des possibilités dynamiques persistent alors que le déprimé reste figé devant les restes de son bonheur perdu.
L’adolescent, comme l’endeuillé, entreprend un travail qui le mènera loin de la situation douloureuse. Pour A. Haim, (1970) «la différence essentielle entre la dépression et l’adolescence est d’ordre dynamique». De plus, les manifestations affectives les plus fréquentes à l’adolescence, humeur dépressive, ennui, morosité, semblent être considérées, à tout âge, plus comme un signal d’alarme ou des défenses vis-à-vis de la dépression que comme des états dépressifs proprement dits.
Cette «dysthymie pubertaire» développementale représente l’arrière-plan de toute la problèmatique des dépressions chez l’adolescent. Il ne s’agit pas simplement d’une discussion théorique mais bien plus d’un enjeu pragmatique par ses conséquences en termes de choix thérapeutiques.
CLINIQUE
Les grandes variations dans la sémiologie de la dépression à l’adolescence correspondent aux larges divergences de point de vue des cliniciens, deux conceptions s’opposant schématiquement:
1) la dépression se manifeste par une sémiologie volontiers «masquée» à cet âge. Cette position est soutenue par des cliniciens qui prennent surtout en compte les mécanismes psychiques d’adaptation ou de défense dans une perspective psychodynamique. Ainsi, de nombreuses conduites pathologiques ont pu être rattachées à une «dépression». Il faut ici distinguer soigneusement deux situations très différentes:
– soit certaines conduites ou symptômes occupent la scène clinique mais la symptomatologie dépressive est présente si on la recherche, l’adolescent la reconnaît et une alliance thérapeutique est possible autour de cette problèmatique. On peut effectivement parler ici de dépressions masquées ;
– soit ces mêmes conduites ou symptômes semblent isolés et l’adolescent se défend vis-à-vis de toutes manifestations dépressives dont les signes, quand ils sont retrouvés par le clinicien, sont farouchement déniés. Ils n’apparaîtront parfois clairement que quelques années plus tard. Ici le terme d’équivalents dépressifs est beaucoup plus adapté;
DONNÉES ÉPIDÉMIOLOGIQUES
Ces différentes positions expliquent les variations importantes concernant les taux de prévalence et d’incidence de la «dépression» à l’adolescence. Prend-on en compte l’épisode dépressif majeur (EDM) uniquement, la dysthymie ou la dépressivité, les équivalents dépressifs, la tristesse et la morosité ou encore l’épisode «subdépressif»? Prend-on en compte, comme période de référence, uniquement l’état actuel ou celui des trois, six, dix-huit derniers mois, voire plus? En outre, certaines équipes s’orientent d’emblée vers une étude du contexte étiologique ou des mécanismes psychopathologiques. Instruments d’allure scientifique, les échelles d’évaluation constamment utilisées dans toutes les études épidémiologiques d’envergure contiennent par leur construction même toutes ces questions et ces variations potentielles. De plus, la source d’information influe grandement sur les résultats: les taux sont les plus élevés quand l’adolescent lui-même est l’informateur, un peu moins quand il s’agit des parents ou des enseignants, beaucoup moins quand il s’agit de professionnels de santé mentale, psychiatres ou psychologue. Dans ces conditions que reflètent les chiffres abondamment publiés? L’étude de D. Marcelli (1990) sur une population d’adolescents consultants objective bien ces écarts: 39,8% de ces consultants présentent une plainte de nature dépressive et/ou une sémiologie d’allure dépressive; mais si on retient les critères diagnostiques de l’épisode dépressif majeur selon le DSM-III-R ce taux chute à 9,1% des cas auxquels il convient d’ajouter éventuellement 6,8% de troubles dysthymiques.
Ainsi pour la dépression majeure de l’adolescent, les taux de prévalence varient:
– pour la période des trois derniers mois entre 0,03% (E.J. Costello et coll., 1996) et 4,4% (Bailly et coll., 1992);
– pour les six derniers mois entre 0,4% et 3,6% (Verhulst et coll., 1997);
– pour les douze derniers mois entre 2,2% et 16,7% (Fergusson et coll., 1993).
Une méta-analyse de E.J. Costello et coll. (2006) portant sur 36 études représentant environ 60 000 patients conclue à des taux de prévalence globale de 2,8% chez les moins de 13 ans (écart de 5%) et de 5,6% entre 13 et 18 ans (écart: 3%), avec dans cette tranche d’âge selon le sexe, chez les filles: 5,9%, chez les garçons: 4,6%.