28. L’art du recadrage
On rapporte qu’un voyageur du Moyen Âge croisant trois carriers leur posa la question suivante : « Que fais-tu ? » Le premier répondit : « Je casse des cailloux. » Le deuxième : « Je taille des pierres. » Le troisième : « Je construis des cathédrales. » Bien plus tôt, on a attribué à Lao Tseu l’aphorisme suivant : « Les choses ne changent pas, change ta façon de les regarder, c’est tout. »
Ainsi, l’art du recadrage se perd dans la nuit des temps. Sans doute, le recadrage passait autrefois plus qu’aujourd’hui par le talent du conteur. Il n’en est pas moins vrai qu’aujourd’hui les techniques du recadrage sont, certainement, parmi les techniques d’opportunité au cours du processus thérapeutique, celles qui sont les plus employées. Elles sont partagées par beaucoup d’approches psychothérapiques, singulièrement dans les thérapies systémiques par l’école de Palo Alto, qui les a érigées comme des techniques de choix et qui a quelque peu théorisé, entre autres grâce à Gregory Bateson et Paul Watzlawick, leur intérêt pour une ouverture vers le changement.
S’appuyant sur la théorie de l’apprentissage (Bateson) et sur la théorie des types logiques (Russell et Whitehead), le recadrage permet un changement de type 2 (changement de changement), puisque l’attention va être portée sur une autre appartenance de classe tout aussi pertinente que la précédente, et qu’à partir de ce moment, on ne peut plus rester enfermé dans la première vision trop étroite du problème.
C’est pourquoi nous retiendrons la définition qu’en donne Paul Watzlawick : « Un recadrage, c’est changer le point de vue perceptuel, conceptuel et/ou émotionnel à travers lequel une situation donnée est perçue pour la déplacer dans un autre cadre qui s’adapte aussi bien et même mieux aux “faits” concrets de la situation et qui va en changer toute la signification. » Plus simplement, est recadrage toute intervention qui permet de changer le regard sur le problème. Il s’agit donc pour le thérapeute de saisir les opportunités durant l’entretien qui vont l’autoriser à faire ce type d’intervention.
Le recadrage permet donc une évolution des réalités de deuxième ordre, puisque les réalités de premier ordre liées à nos perceptions sensorielles ne peuvent faire l’objet d’une intervention. C’est ce qu’on se dit au sujet de nos perceptions (réalité de deuxième ordre) qui est susceptible d’évolution et, par là même, de modifier les comportements qui découlent de ces interprétations.
Un bref exemple littéraire peut illustrer ces réalités de deuxième ordre et la façon différente de percevoir un même fait. Amin Maalouf (1996), dans les Échelles du Levant, fait dire au narrateur à propos de la manière dont lui et sa sœur percevaient la relation à leur père : « De nous trois, elle seule a su, dès l’enfance, conquérir sa place. On aurait dit que pour elle, mon père était un toit ; pour moi, il était un plafond. Les mêmes paroles qui, elle, la rassuraient et lui donnaient confiance, m’étouffaient ou me désarçonnaient. »
Qualités d’un bon recadrage
Le recadrage est une interaction. Il va de soi qu’il n’a pas de qualité intrinsèque puisqu’il reste dépendant du contexte relationnel dans lequel il va naître. Un bon recadrage offre une réelle ouverture, une découverte. Il élargit le champ de vision du sujet. Il doit être « acceptable », c’est-à-dire permettre à la personne de s’en saisir en vue d’un changement. Ce changement de regard n’atteint son but que s’il favorise un changement cognitif et s’accompagne d’un changement comportemental.
Il suppose que le thérapeute ait reçu un mandat d’intervention explicite ou implicite et nécessite une bonne qualité relationnelle voire une vraie alliance thérapeutique pour être reçu et être un possible promoteur de changement.
Le thérapeute se doit de tenir compte de la position du patient, c’est-àdire de ses valeurs, croyances, cadre conceptuel, opinion pour avoir une chance d’être entendu. C’est même en s’appuyant sur ces valeurs, c’est-àdire en entrant dans le monde du patient, en se saisissant de son langage même, que l’intervention a le plus de chances de devenir opportune et d’être réellement source de changement.
Bien sûr, l’intuition, l’à-propos, la capacité à être en empathie font partie de l’art du recadrage et sont propres à chaque thérapeute.
Les différents types de recadrage
Recadrage de point de vue
C’est l’ouverture vers des visions alternatives d’un problème, d’une situation. Il vise donc les perceptions non dans leurs aspects sensoriels indiscutables, mais dans la façon de percevoir. On peut ainsi :
– élargir le champ de vision ;
– augmenter la profondeur du champ ou la faire varier (détailler, focaliser) ;
– prendre de la hauteur (métaphore du temps et de la distance) ;
– poser un filtre pour n’observer que l’essentiel ;
– mettre en lumière dans l’histoire contée par le patient certains événements ou certains personnages permettant de travailler sur les exceptions, les compétences, les valeurs, les ressources.