16. L’analyse fonctionnelle
R. Elayli
Définition de l’analyse fonctionnelle
L’analyse fonctionnelle (AF ; aussi appelée l’analyse comportementale, la conceptualisation ou la formulation du cas) est l’étape initiatrice et essentielle de la thérapie cognitivo-comportementale (TCC).
Il s’agit d’une méthode qui permet, selon une démarche expérimentale, d’explorer un certain nombre de paramètres pour décrire le problème présenté par un sujet (ou un couple, un groupe) et fournir, en se fondant sur l’expérience individuelle du patient et les fondements théoriques, un ensemble cohérent d’inférences explicatives qui concernent les facteurs impliqués dans l’apparition et le maintien de ce problème, et qui peuvent étayer l’intervention psychothérapeutique.
Le processus de construction de l’AF comporte plusieurs phases : d’abord l’étape de l’évaluation initiale (synchronie et diachronie), ensuite la conceptualisation qui consiste à résumer et organiser les données recueillies pendant l’évaluation, puis à formuler des hypothèses de travail.
Caractéristiques et rôle de l’analyse fonctionnelle
L’AF est conceptuellement issue de l’approche comportementale dont les principaux aspects ont été résumés par Guilbert et Dorna (1982).
Il y a d’abord l’indépendance par rapport aux classifications nosographiques des maladies mentales. En effet, le diagnostic médical est réducteur et insuffisant. L’AF offre une représentation simple, cohérente du trouble d’un sujet dans sa singularité et sa complexité. Elle permet de poser l’indication de TCC et oriente le thérapeute dans le choix des techniques. Même si ce diagnostic médical psychiatrique ne peut se substituer au diagnostic fonctionnel, il est toutefois utile, particulièrement pour communiquer avec les autres cliniciens concernés, définir les comorbidités, faire les diagnostics différentiels et sélectionner le modèle d’AF générique approprié.
L’application à l’étude des conduites humaines du raisonnement expérimental est définie par la capacité de faire un recueil structuré des faits, de les organiser en hypothèses de travail, de contrôler ces hypothèses par des stratégies thérapeutiques visant un résultat spécifique, et d’évaluer ces différents éléments de manière critique (Ylieff et Fontaine, 2006). Cette rigueur méthodologique permet de limiter l’étendue et les conséquences des biais pouvant contaminer le processus de jugement et de décision clinique lors des différentes phases de l’AF. Il s’agit essentiellement, selon Nezu et Nezu (1989), d’heuristiques de disponibilité, de représentativité et d’ancrage. Mais ces heuristiques peuvent avoir une fonction adaptative, notamment quand les informations sont abondantes ou incomplètes (Kuyken, 2006).
Un autre aspect est la vocation pratique, opératoire qui est celle de guider le thérapeute dans son plan de thérapie et de rechercher des solutions aux problèmes concrets du sujet. Dans ce sens, les approches les plus utiles sont celles qui révèlent les facteurs impliqués dans l’apparition et le maintien du problème.
Par ailleurs, à l’instar de l’approche comportementale, dont la méthodologie est fondée sur le savoir scientifique évolutif de la psychologie, les modèles d’AF ont eux aussi évolué avec les nouvelles connaissances issues de la recherche scientifique, et particulièrement les théories cognitives. Dans les troubles anxieux par exemple, les conceptualisations étaient fondées au départ sur une théorie de schéma général des troubles anxieux. Les récentes recherches ont pu identifier les facteurs psychologiques spécifiques aux différents troubles, permettant ainsi de construire de nouveaux modèles cognitifs appropriés à chaque trouble et qui constituent in fine des modèles d’AF génériques pour les troubles concernés, des matrices spécifiques servant à l’établissement de l’AF. Citons en exemple le modèle cognitif du trouble anxiété sociale de Clark et Wells (1995), et le modèle cognitif du trouble panique de Wells (1997). Ainsi, le modèle d’AF générique d’un trouble du début va évoluer au fur et à mesure de l’évaluation vers une AF personnalisée du trouble présenté par un sujet singulier. Pour tout cas particulier de TCC, l’AF sera le lien entre l’expérience individuelle du patient, les connaissances théoriques et la recherche (Kuyken, 2006).
En outre, l’AF explore essentiellement les comportements externe et interne d’un sujet en relation avec son environnement et cherche à rendre compte de toutes les conditions qui agissent au moment du comportement et qui peuvent modifier la probabilité de sa survenue. Cette conception est en cohérence avec le modèle bio-psycho-social dans lequel des interactions complexes et constantes entre des mécanismes de vulnérabilité biologiques, psychologiques (cognitifs, comportementaux) et des événements de vie stressants favorisent et entretiennent le problème ; mais elle souligne aussi le rôle important du contexte, du comportement social et interpersonnel.
Enfin, l’AF aide à déterminer si le patient est capable de, ou s’il est prêt à suivre une TCC. En effet, la façon et le degré de participation du sujet à la construction de l’AF nous éclairent sur ses capacités d’auto-observation (de ses émotions, pensées, comportements) et d’auto-analyse, sur sa flexibilité cognitive et sur sa propension à s’engager rapidement dans une alliance thérapeutique. La construction et la formulation collaboratives de l’AF améliorent la prise de conscience du patient des divers paramètres associés à son problème, condition préalable à tout changement. L’AF permet aussi de familiariser le patient avec le modèle théorique général comportemental et cognitif qui postule l’existence d’une corrélation et une interdépendance (un changement dans un paramètre entraîne un changement dans les autres paramètres) au sein d’une boucle de rétroaction entre situation, pensées, émotions psychiques et physiques, comportements et conséquences. Ce modèle peut être représenté selon le schéma présenté à la figure 16.1.
Fig. 16.1 |
En pratique : la construction de l’analyse fonctionnelle
Les premiers entretiens avec un patient vont permettre une prise de contact, un recueil de sémiologie et de données d’anamnèse ainsi que l’établissement d’un diagnostic clinique (médical) symptomatique et d’une relation thérapeutique. Les informations issues des premiers entretiens orientent déjà le thérapeute vers une probable indication ou contre-indication de TCC et vers un modèle d’AF approprié qui va guider le recueil et l’organisation des données.
Caractéristiques de l’entretien d’analyse fonctionnelle
L’entretien d’AF se fait en relation duelle, face à face. Le style est directif, sans rigidité, avec une attitude ouverte et une capacité d’écoute, dans un climat de chaleur, d’empathie, de tolérance et d’objectivité. Le thérapeute cherche d’emblée à promouvoir un rapport collaboratif et une alliance thérapeutique, à faire prendre au patient un rôle actif vis-à-vis de ses troubles, à le questionner pour l’aider à découvrir, réfléchir, pour lui expliquer, et l’informer. Il doit prendre en compte les croyances et points de vue du patient concernant son problème, l’origine, la nature, la sévérité, l’évolution, le pronostic, les stratégies thérapeutiques acceptables. Il y a là une relation complémentaire entre le savoir du thérapeute et celui du patient (Cottraux, 1990; Tarrier, 2006).
L’AF suit une logique expérimentale. Pour cela, les questions sont posées avec un esprit d’investigation sans chercher à induire des réponses prédéterminées. Il faut une évaluation approfondie et minutieuse, une description claire et précise, en termes concrets, reprenant souvent les propres termes du sujet, des données le plus possible objectives et observables. Toutefois, le recueil et le traitement des informations sont orientés par le cadre théorique et méthodologique du thérapeute qui adopte, dans son écoute et son analyse des données, une activité mentale se référant aux théories de l’apprentissage et au modèle cognitivo-comportemental du trouble concerné, mais aussi par ses connaissances sémiologiques et son expérience clinique (Mirabel-Sarron et Vera, 1995).
Le thérapeute fait une liste exhaustive des problèmes du patient formulés avec des termes concrets, simples, descriptifs. Le patient, avec l’aide du thérapeute, va hiérarchiser les problèmes par ordre de priorité à traiter, en fonction de leur fréquence et du degré de gêne occasionnée, et va choisir les deux ou trois plus importants qui vont être la cible de l’AF. En pratique, une à trois séances en moyenne sont nécessaires par AF d’un problème, mais il est important de consacrer à l’AF le temps nécessaire et de ne jamais commencer les interventions thérapeutiques avant de l’avoir complétée.
Synchronie
Le premier temps de l’AF vise à recueillir des données synchroniques. L’objectif est de décrire comment fonctionne le problème ici et maintenant. Des AF synchroniques seront pratiquées à partir d’échantillons de situations problèmes (situations dans le contexte de vie actuelle dans lesquelles le problème survient) pour constituer ensuite une AF récapitulative par problème.
En général, c’est le récit du patient et/ou de l’entourage, spontané ou dirigé par le questionnement ouvert du thérapeute par rapport au problème (où, quand, comment, combien, avec qui, ce qui se passe avant, pendant et après au niveau des émotions, cognitions et comportements, ce qui améliore, ce qui aggrave, quelle est la relation entre le comportement et l’environnement ?, etc.), qui amène à :
– identifier des situations problèmes et décrire des séquences de liens entre : situations – émotions – cognitions (pensées automatiques, croyances, règles) – comportements – conséquences (sur la personne et son environnement physique ou social) ;
– préciser topographie, fréquence, durée, intensité sur le plan comportemental, cognitif et émotionnel du comportement problème, et à déterminer les contingences de renforcement ainsi que les facteurs agonistes et antagonistes du changement.
Le recueil peut parfois nécessiter l’observation directe en séance ou à l’extérieur, le recours à une reconstitution de la situation problème en imagination ou par le jeu de rôle, ou encore l’utilisation des techniques d’enregistrement des variables au moment où le comportement problème a lieu, ou encore lors d’une mise en situation délibérée programmée en accord avec le thérapeute.
Présenter précocement au patient un schéma écrit reprenant la construction préliminaire de la partie synchronique peut lui fournir un guide et l’aider dans le recueil des données.
Cette phase synchronique permet de relever un ensemble récurrent de facteurs cognitifs et comportementaux qui interagissent entre eux, et d’identifier les éléments contextuels qui génèrent et maintiennent le problème. Elle permet parfois de construire des hypothèses provisoires concernant les schémas et les règles de fonctionnement du sujet.
Diachronie
Le deuxième temps de l’AF est le recueil des données diachroniques à travers le récit du patient et/ou ses proches. À partir des données synchroniques du problème, le thérapeute va explorer dans l’histoire de vie du sujet les mécanismes biologiques et psychologiques (comportementaux, cognitifs) ainsi que les événements potentiellement impliqués. Il est important qu’il n’accepte pas, sans critiques et sans preuves, les associations de causalité. Le recueil est guidé par ses connaissances des théories de l’apprentissage, des modèles du trouble concerné et des données épidémiologiques et de la recherche (Tarrier, 2006). Il est orienté par les questions ou les attitudes du thérapeute et ne doit pas se transformer en un récit ruminatif du passé (Ylieff et Fontaine, 2006).
Pour cela, le thérapeute va rechercher de façon parcimonieuse des données fonctionnelles et s’intéresser particulièrement aux informations suivantes :
– l’histoire d’apparition du problème (antécédents historiques et facteurs déclenchants) ;