10. L’agir et l’acte au sein de la représentation psychique
I. Maillard
Les propositions d’interventions thérapeutiques auprès de familles, de groupes ou d’institutions impliquant des personnes souffrant de troubles narcissiques ou identitaires graves invitent à reposer sans cesse la question de la jonction et de l’articulation entre l’agir, l’acte et la représentation psychique.
Les élaborations menées dans le cadre des thérapies familiales ou groupales psychanalytiques ont conduit à s’intéresser au devenir de l’objet-sensation (Maillard, 2002) comme un carrefour possible entre corps et psyché, entre individu et groupe. L’introduction de cette notion implique de retracer l’historique de ce que les thérapeutes psychanalytiques de la famille et du groupe ont nommé « objet-groupe » et « objet-famille ».
Historique
Dès 1912, dans Totem et tabou, S. Freud suggère la description du groupe comme Corps – Imaginaire – Idéal du groupe totémique. Mais c’est en 1921, dans « Psychologie des masses et analyse du moi », qu’il explicite la distinction entre psychologie individuelle et psychologie sociale.
Freud questionne l’influence exercée sur l’individu par un grand nombre de personnes avec lesquelles il est relié d’une certaine manière mais qui lui demeurent étrangères par bien des aspects alors même que l’avis d’un nombre restreint, investi affectivement, lui sert de guide préférentiel. Il s’interroge : « La pulsion sociale n’est peut-être pas originelle et indécomposable et les débuts de sa formation peuvent être trouvés dans un cercle plus étroit, comme par exemple dans celui de la famille. »
S’inspirant des travaux de Le Bon sur la « masse psychologique », il s’intéresse à ce phénomène surprenant que l’individu ne se comporte absolument pas comme on serait en droit de l’attendre dès lors qu’il est inséré dans une foule humaine : « Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule, c’est un instinctif, par conséquent un barbare. » Le Bon repère la suggestibilité dont il voit les effets dans la contagion qu’il associe à l’état de fascination de l’hypnotisé entre les mains de l’hypnotiseur : il y a prédominance de la personnalité inconsciente.
Freud réfléchit également à ces deux fonctionnements de masse artificielle que constituent l’église et l’armée. Pour assurer la cohésion du groupe, chaque individu accepte de substituer à l’Idéal du moi de chacun un Objet-chef. Il estime que l’état de panique devant le danger est une des productions les plus nettes du « group mind » (esprit de groupe). Il constate qu’on arrive à ce paradoxe : l’âme de la masse se supprime elle-même dans l’une de ses manifestations les plus frappantes, l’état de panique. La panique signifie la désagrégation de la masse : toutes les attentions dont les individus faisaient preuve les uns à l’égard des autres cessent. En somme, l’individu en groupe régresse au point de perdre son identité individuelle.
Les travaux anglo-saxons donnent une nouvelle ampleur aux conceptions psychanalytiques à propos du groupe. W. Bion, en 1961, initie une nouvelle perspective avec sa recherche sur les petits groupes menée dans le cadre de sa fonction de psychiatre militaire. Il repère que la régression propre au groupe conduit à une croyance partagée des participants en une réalité propre, transcendant l’addition des individualités.
En 1964, S.H. Foulkes émet l’idée de l’existence du fonctionnement d’une psyché de groupe. D.W. Winnicott, lui, signe l’alliance de la pédiatrie et de la psychanalyse en mettant l’accent sur la nécessité pour le développement physique et psychique du bébé de bénéficier d’un environnement suffisamment bon. Il occupe une position intermédiaire dans le conflit qui oppose Melanie Klein et Anna Freud au point de créer le « middle group » en Angleterre.
En France, J.-B. Pontalis (1963) considère que le groupe peut devenir un objet au sens psychanalytique du terme, puis D. Anzieu (1975), à partir de son étude de l’illusion groupale, imagine l’enveloppe psychique du groupe ; elle correspondrait à la création d’un moi-idéal commun qui servirait l’établissement de l’Objet-groupe. Cette hypothèse implique que le groupe serait à la recherche d’un Corps-Imaginaire-Commun devenant l’objet des interrogations les plus fécondes. La question de la préséance de l’individuel sur le groupal dans le développement psychique n’est plus de mise ; il s’agit surtout d’en repérer et d’en comprendre les articulations. Il s’efforce dès lors de dégager ce qu’il nomme les phénomènes groupaux inconscients.
Bien que rarement énoncées, toutes ces préoccupations sur les phénomènes groupaux étaient hantées par le traumatisme de la Deuxième Guerre mondiale et du génocide perpétué à l’encontre de certains groupes et du peuple juif.
S’appuyant sur tous ces travaux, J.-P. Caillot et G. Decherf (1989) ont avancé la notion d’« Objet-Famille » pouvant être entendu comme le prototype des objets-groupes. Il s’agit bien du fantasme de la famille comme objet, au sens psychanalytique du terme. Les auteurs font référence au travail de J. Lacan sur les complexes familiaux de 1938 : « Tout ce qui constitue l’unité domestique de groupe familial devient pour l’individu à mesure qu’il est plus capable de l’abstraire, l’objet d’une affection distincte de celles qui l’unissent à chaque membre de ce groupe. »
Aux limites de la pensée
La famille est le lieu privilégié où s’équilibrent les échanges entre l’objet partiel prégénital, objet de la pulsion, et l’objet total, objet d’amour qui deviendra l’objet génital. Trois modes de fonctionnement fondamentaux vont se rencontrer : le fonctionnement individuel qui a l’individu comme objet, le fonctionnement duel ayant le couple comme objet, et le fonctionnement groupal et familial ayant la famille pour objet.
Or, les situations cliniques nous offrent bien souvent l’occasion d’observer que le groupe-famille peut s’opposer à la différenciation de ses membres ; l’individuation est vécue comme une menace de destruction de l’ensemble des membres de la famille. On assiste à une oscillation entre le fantasme-non-fantasme (Racamier, 1992) d’une famille unie, en un seul bloc, et celui d’une famille cassée, désagrégée, fantasme-non-fantasme éprouvé et partagé par l’ensemble des membres de la famille.
Force est de constater que ces fonctionnements familiaux nous confrontent à des situations vécues sur le mode paradoxal caractérisé par la formule : « Vivre ensemble nous tue, nous séparer serait mortel » ou « ce qui nous relie nous anéantit » que J.-P. Caillot (1989) a nommé « position narcissique paradoxale ».
Cette approche nous permet de pressentir la notion d’objet-sensation aux confins du senti-vécu non encore représentable, déterminant le sentiment d’exister ou pas, au sein de la famille, du groupe et peut-être du couple.
Les auteurs anglo-saxons ont initié une autre voie de recherche à partir de leur travail avec les enfants autistes.
F. Tustin (1992) s’est interrogée sur la fonction de la recherche incessante d’une répétition de sensations toujours identiques chez les enfants autistes. Pensant que leur psyché restait fixée à un stade très précoce du développement, un état autistique, elle considère dans un premier temps qu’apprendre à l’enfant à différencier les sensations pourrait le mettre sur la voie de la relation à autrui. Ayant observé à la suite des travaux de D. Meltzer combien l’enfermement dans les sensations nuisait au développement de la relation et de la pensée, elle remet en cause ses hypothèses lorsqu’elle constate, à la lumière des observations faites auprès des nourrissons, combien ils sont compétents dès leur naissance.
À partir des années 1990, elle révise donc ses positions théoriques et suggère que « les objets-sensations-autistiques » et les « formes-sensations-autistiques » peuvent désigner des hallucinations tactiles qui entretiennent l’illusion d’être enveloppé dans une coquille (Tustin, 1992). Le toucher est surinvesti au détriment du visuel et de l’auditif. Elle suppose que l’autisme a pu se développer comme défense contre la schizophrénie. Ces enfants, pense-t-elle, ressentent le danger d’être arrachés et bousculés hors de l’existence par des rivaux prédateurs en concurrence pour leur être-là.
J.-P. Caillot et G. Decherf parlent d’« objet-groupe-sensation » en mentionnant les travaux de F. Tustin (Caillot et Decherf, 1989).
La rencontre entre ces deux grands courants de recherche, celui qui se penche sur l’étude du fonctionnement groupal ou familial et celui qui décortique les difficultés autistiques, conduit à la définition suivante : l’objet-sensation est un objet-paradoxal : corps et psyché s’y confondent pour naître, objet et sujet s’y fondent pour exister.
Perspectives cliniques
La difficulté thérapeutique vient de ce qu’un état psychique ne peut se déduire de la simple observation d’un comportement ; dès lors, quelle place accorder à l’observation comportementale ? Il faut bien admettre que l’observation des comportements est au cœur de toutes les thérapies ; mais il faut insister sur la place et la signification accordées à ces observations, très différentes suivant les orientations des praticiens.
Dans le cadre des consultations thérapeutiques, il y a dans l’observation minutieuse, reformulée, interrogée à deux ou à plusieurs, une fonction de « holding-miroir » et une forme de « handling » qui sont offertes à la réflexion groupale, que ce soit en famille ou en institution. Ce cheminement ensemble, de façon répétée et régulière, peut conduire à de nouvelles possibilités de compréhension et de fonctionnement.
D’un point de vue psychanalytique, c’est la mise au jour des processus inconscients qui est recherchée. Lorsque le problème des limites se pose de façon répétitive, ce travail rencontre des obstacles qui peuvent parfois conduire le thérapeute psychanalytique à « adapter » le cadre de travail, voire à se tourner vers d’autres modes d’intervention thérapeutique. L’accent n’est plus mis sur ce que chacun peut représenter pour l’autre, même si cet aspect demeure présent, mais davantage sur le champ d’investigation des limites de l’investissement tolérable à la vie en famille, en groupe ou en couple.