11. La personnalité schizoïde
Introduction et épidémiologie
Parmi les personnalités pathologiques, les personnalités schizoïdes sont comparables à ces planètes lointaines, difficilement visibles et dont on devine seulement l’existence à partir de leur influence sur d’autres objets célestes. Il s’agit, en effet, de sujets solitaires, froids, distants, tournés sur eux-mêmes, qui paraissent ne pas en souffrir et, de ce fait, semblent ne pas avoir de motivation particulière pour consulter un psychiatre. Sans amitiés ni fréquentations, ils s’adonnent à des passe-temps solitaires et exercent avec indépendance leurs activités professionnelles. Ils paraissent flegmatiques, inaptes à la tendresse comme à la colère, indifférents aux éloges et aux critiques, apparemment déconnectés de leur environnement social, sans pour autant être marginaux ou anticonformistes, bien au contraire. Parfois, leur cercle relationnel se résume à quelques individus (un parent proche, une amie, à l’égard desquels ils maintiennent un contact distant par crainte de l’envahissement). Ce sont donc plutôt ces derniers qui viennent rechercher une aide psychologique à force de déconvenues et d’interrogations sur la nature des sentiments qu’on leur porte. Plus rarement, ils paraissent souffrir de la singularité de leur isolement et de leur froideur émotionnelle, d’autant que leur attachement aux conventions sociales les amène à ressentir inconfortablement leur particularité. Leur conformisme objectif dissimule une étrangeté subjective. C’est pourquoi ils constituent une des personnalités pathologiques dont le diagnostic est le plus rare, peut-être en raison d’un biais de recrutement.
En dépit de sa rareté, cette catégorie diagnostique a résisté aux différents avatars de la classification DSM et persiste dans l’ICD-10. Le concept de personnalité schizoïde est, en effet, un grand classique qui tire son origine des observations de KraepelinKraepelin “A sur la similarité entre la personnalité prémorbide des sujets atteints de dementia praecox et celle de leur proche entourage familial souvent affecté, selon lui, des mêmes caractéristiques de timidité, docilité, retrait et incapacité à établir des liens sociaux. La fréquence de la pathologie non psychotique dans la proche famille évoquait, pour le père fondateur de la nosographie psychiatrique, un tempérament prédisposant.
BleulerBleuler “A forgea le terme schizoïde pour décrire une tendance à l’introspection et à l’isolement, l’absence d’expression émotionnelle, l’association contradictoire d’émoussement affectif et d’hypersensibilité, et la poursuite d’intérêts vagues ou mystérieux.
KretschmerKretschmer “A insista sur la contradiction entre une apparente froideur et une hypersensibilité intérieure avec une exaltation de la vie imaginaire, un refuge dans un monde d’abstractions et de rêveries plus ou mois désincarnées, caractéristiques qui n’ont pas été retenues dans le DSM-IV-TR, mais persistent dans l’ICD-10.
Cette longue tradition clinique, jointe à l’absence d’argument clinique décisif en faveur de sa suppression, explique la survie de la catégorie « Personnalités schizoïdes » dans le DSM-IV-TR, en dépit des controverses sur sa pertinence clinique. L’existence d’un continuum avec les personnalités évitantes et schizotypiques avec lesquelles elles partagent des critères de retrait social est douteuse, en raison de la vive souffrance psychique des premières et des bizarreries des secondes.
Dans l’étude épidémiologique de Grant et coll. (2004), pratiquée aux États-Unis avec une interview structurée fondée sur le DSM-IV, la prévalence du trouble de la personnalité schizoïde dans la population générale est de 3,13 %. L’étude pratiquée par Zimmerman et coll. (2005) sur des patients suivis en psychiatrie montre que la personnalité schizoïde est présente chez 1,4 % d’entre eux. Cette personnalité est également retrouvée de façon notable, 6,4 %, dans une population de patients consultant pour un syndrome de fatigue chronique (Nater et coll., 2010). Même s’ils sont peu exprimés, les troubles de la personnalité de type schizoïde sont à l’origine d’une vive souffrance psychique souvent occultée par une indifférence de façade, mais toujours ressentie par les proches importants qui en font les frais. On est donc souvent conduit à utiliser les techniques cognitives « par procuration », pour aider les victimes d’une quête affective infructueuse, confrontées à l’indifférence de leur destinataire.
Enfin, il est nécessaire de différencier la permanence des traits de personnalité schizoïde et le caractère transitoire ou récent des réactions aiguës d’allure schizoïde, qui peuvent être consécutives à une transplantation géographique ou à l’usage de toxiques.
Apparence comportementale
Les individus schizoïdes paraissent mous, léthargiques, peu actifs. Leur expression verbale est rare et monocorde, leur mimique, impassible. Ils donnent une impression de manque de vitalité démentie par un état général florissant. Ils semblent continuellement préoccupés, peu réactifs aux sources de stimulation, distraits, guindés, maladroits, ennuyeux. Ils font bande à part et sont préoccupés par des passe-temps solitaires (micro-informatique, collections), ou des centres d’intérêts abstraits, des spéculations complexes qui contribuent à les isoler davantage de la société. Ils affectionnent notamment les sciences humaines, la philosophie, mais de façon désincarnée, sans pratique sociale concomitante : ils peuvent ainsi devenir des érudits en théologie sans jamais pratiquer aucune religion, être des encyclopédies psychanalytiques ambulantes sans s’être jamais allongés sur un divan, mais non sans décrypter tous les propos ou les actes de leurs proches dans un réseau d’interprétations irréfutables. Ils révèrent ou s’adonnent à des formes d’art hermétiques dont ils jouissent solitairement et veillent à préserver le secret de leurs œuvres, quitte à les détruire lorsqu’on les presse trop de les exhiber.