6. La personnalité dépendante
Les relations de dépendance sont rarement perçues par les principaux intéressés comme étant suffisamment pathologiques pour motiver en elles-mêmes une psychothérapie. Seuls des tiers observateurs en jugent différemment : les états de dépendance et de contre-dépendance prolongés caractérisent, en effet, l’ensemble des relations humaines et constituent la toile de fond sur laquelle les troubles de la personnalité dépendante se détachent avec plus ou moins de netteté.
L’autonomie est le sentiment de vivre indépendamment, c’est-à-dire sans le soutien permanent des autres : un individu autonome est apte à exprimer ses propres besoins, préférences, jugements, sensations. Il possède un sentiment de sa propre identité et exerce un contrôle satisfaisant sur son comportement psychique et physique. Il est apte à décider par lui-même et mène son existence en fonction de ses propres objectifs, en tenant compte des données de son environnement (YoungYoung Aet Klosko, 1995). L’accession à l’autonomie dépend de facteurs variables d’ordre psychologique, religieux, économique, culturel, de sorte que la frontière qui sépare la dépendance normale et pathologique est éminemment relative aux mœurs.
L’autonomisation récente des personnalités dépendantes dans le DSM-III (1980) explique en partie qu’elles soient sous-diagnostiquées. Auparavant, ces personnalités étaient englobées dans la nébuleuse des personnalités passives orales décrites par Karl Abraham (Abraham, 1927), des personnalités psycho-infantiles de Lindberg (1963) et infantiles de KernbergKernberg A (1967), qui avaient pour dénominateur commun la peur de la sexualité, le doute, la passivité et un constant besoin de réassurance.
Sous l’influence de psychiatres militaires, elles firent une première apparition dans le DSM-I (1952) sous le nom de personnalité passive-dépendante, forme clinique de la personnalité passive-agressive, et disparurent dans le DSM-II (1968). Bien qu’entre-temps leur existence même ait été sérieusement remise en cause, elles persistent dans le DSM-IV et se caractérisent par un besoin excessif et envahissant d’être pris en charge, qui conduit à un comportement de soumission, de cramponnage et de crainte des séparations comprenant au moins quatre des traits suivants :
• incapacité de prendre des décisions dans la vie quotidienne sans réassurance préalable ;
• s’en remettre aux autres pour assumer des responsabilités essentielles dans les domaines importants de la vie ;
• expression difficile d’un désaccord par crainte de perdre le soutien des autres ;
• rares prises d’initiatives par manque de confiance en soi ;
• volontariat pour des tâches déplaisantes ;
• malaise ou désespoir en cas de solitude ;
• recherche immédiate d’une autre relation de soutien de suppléance en cas de rupture ;
• crainte d’en être réduit à se suffire à soi-même.
Ces critères d’inclusion sont retrouvés chez 54 % des sujets déprimés et 40 % des sujets phobiques avec attaques de panique (Reich et Noyes, 1987), ce qui a pu faire planer des doutes sur leur pertinence clinique : comment faire la part du trait permanent de personnalité et de l’état pathologique transitoire en matière de dépendance psychologique à autrui ? Par ailleurs, la personnalité dépendante favorise l’apparition des troubles de l’axe I, tels que la dépression et la prédisposition aux troubles somatiques fonctionnels. C’est dire toute la difficulté d’un diagnostic qui devra s’appuyer principalement sur les données chronologiques de l’anamnèse, les informations issues des proches et la sagacité clinique du thérapeute au cours des premières étapes de la psychothérapie. Une attention particulière doit être portée aux interactions sociales, en particulier aux modes de réaction des sujets aux ruptures et à la façon dont ils sont perçus par leur entourage : on les trouve « gentils » mais un peu « collants ».
Le clinicien doit être également attentif à ses propres réactions émotionnelles (sollicitude, compassion, irritation). Les vicissitudes de la relation thérapeutique ressemblent fort à une bombe à retardement, tant ces patients donnent l’impression initiale d’une bonne alliance thérapeutique, laquelle ne tarde pas à se révéler fallacieuse et n’est qu’une forme dissimulée de soumission et de faiblesse, bientôt tyranniques. La lune de miel psychothérapeutique est de courte durée : les premières absences du psychothérapeute, pour cause de vacances ou d’indisponibilité, sont l’occasion de régressions symptomatiques spectaculaires. Le téléphone sonne à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit pour des demandes de réassurances apparemment futiles, qui finissent par avoir raison de la patience et de la bienveillance les mieux trempées. L’idylle tourne au cauchemar d’une « réaction thérapeutique négative ». Il n’est pas exceptionnel qu’elle nécessite le recours à une institution thérapeutique, elle-même susceptible de favoriser une régression et une dépendance accrues.
C’est pourquoi, chez les personnalités dépendantes, un diagnostic précoce est indispensable en vue de peser avec circonspection les indications thérapeutiques : le style relationnel du patient est tellement envahissant qu’il imprègne profondément la relation thérapeutique, dès le premier entretien. Le clinicien avisé doit être mis en alerte par une coopération ou une bonne volonté initiale excessives, certes flatteuses pour son amour-propre professionnel, mais combien trompeuses.
Épidémiologie
Dans une étude de Morey (1988) portant sur 291 consultants externes traités pour troubles de la personnalité, 22,3 % présentaient un trouble de la personnalité dépendante, avec un chevauchement des critères d’inclusion de 50,8 % des personnalités limites et 49,2 % des personnalités évitantes. Dans une population de patients hospitalisés et de témoins appariés, Zimmerman et Coryell (1990) mettent en évidence 47 % de troubles de la personnalité dépendante évalués par le PDQ, contre 12 % par SIDP, chez 697 parents au premier degré. En comparant les échelles SIDP, PDQ et MCMI chez 170 consultants externes, Reich (1987) constate que les troubles de la personnalité dépendante sont présents chez un sujet sur quatre et prédominent chez les femmes (27 % contre 16 % chez les hommes). Dans une méta-analyse de Bornstein (1993) qui porte sur dix études et réunit 5 965 sujets, le pourcentage passe à 11 % chez les femmes et 8 % chez les hommes (p = 0,0005). Grant et coll., en 2004, retrouvent une prévalence de 0,49 % dans la population générale des États-Unis, et confirme la prédominance dans le sexe féminin. Pour Echeburua et coll. (2007), la personnalité dépendante est fréquente dans une population de sujets alcoolo-dépendants (7 %). Pour Karwautz et coll. (2003), l’anorexie mentale est souvent associée à cette personnalité.
Apparence comportementale
Dès leur entrée dans l’âge adulte, les personnalités dépendantes présentent des comportements caractéristiques de passivité et de soumission aux autres qui les conduisent à ne pas pouvoir prendre la moindre initiative concernant leur vie quotidienne sans recourir de façon excessive à de multiples conseils et réassurances. Elles préfèrent laisser les autres décider pour elles dans tous les domaines de la vie, qu’il s’agisse de décisions importantes, telles que le choix d’un logement, d’une activité professionnelle, ou de décisions mineures et quotidiennes, telles que la façon de s’habiller, le choix d’un restaurant ou d’un spectacle. Elles conservent un style immature et enfantin (dénomination par un diminutif, vêtements évoquant l’adolescence attardée). La solitude leur fait peur et elles cherchent à l’éviter à tout prix, au risque d’être pesantes pour leur entourage. Elles redoutent les ruptures et s’efforcent de complaire de plus belle à tous ceux dont elles dépendent, s’exposant de ce fait aux rebuffades. Leur susceptibilité extrême et leur peur du rejet en font des êtres conformistes, prêts à assumer les corvées les plus pesantes et parfois les plus humiliantes, dans l’espoir, toujours précaire, d’être aimées.