10. La personnalité antisociale (ou psychopathique)
Définitions, épidémiologie
Familière, répandue, connue des littéraires et des cinéphiles, la personnalité antisociale a justifié plus de travaux que d’autres personnalités pathologiques. Malgré cela, elle reste mal définie, mal comprise par le grand public, justifiant des attitudes thérapeutiques qui demeurent boiteuses, discutées. L’antisocial, ou mieux le psychopathe, dupe nos classifications comme il dupe dans la vie le vulgaire pékin. Comment en sommes-nous arrivés là ? Une première raison ancestrale de cet égarement est que ce client particulier se voit traité par au moins trois institutions – la police, la justice et la médecine –, lesquelles adoptent à son endroit des attitudes disparates. Ce sont déjà plusieurs discours. Une autre raison, plus psychiatrique, est que trois traditions historiques, française, germanique et anglaise, en proposent des analyses notoirement diverses. Les Français d’autrefois, MagnanMagnan” “A et MorelMorel” “A, faisaient du psychopathe un dégénéré constitutionnel portant dans son capital héréditaire son déséquilibre. Ce dernier terme désignait une prise de pouvoir flagrante, bestiale et inhumaine, des pulsions instinctives sur la raison. L’impulsivité, retrouvée çà et là dans les instruments modernes de diagnostic, est une trace ultime de cette conception.
L’école anglaise, avec PritchardPritchard (1835) et MaudsleyMaudsley” “A (1879), définissait cette pathologie comme une anomalie de la morale : elle se réduisait à une transgression des lois et des usages, sans autre trouble adjacent de nature intellectuelle ou affective. Récemment, sous l’influence du comportementalisme, cette conception a été renforcée. L’expression de personnalité psychopathique a été remplacée par celle de personnalité antisociale et sa définition se réduisait, dans le DSM-III-R, à une énumération quasi policière de transgressions diverses : destruction de biens, exercice d’une activité illégale, chômage de longue durée, voyage d’un lieu à un autre sans projet précis, malnutrition d’un enfant, etc. Une telle description, extérieure et sociale, très fragile au gré des époques et des pays, apparaît comme frustrante et sommaire, niant toute psychologie. Dans la pratique, elle a eu l’inconvénient de laisser inclure dans la catégorie des personnalités antisociales des troubles, éventuellement circonstanciels, qui avaient une autre origine. Vivement critiquée par plusieurs auteurs, elle a été remaniée pour aboutir dans le DSM-IV à une définition plus large et plus psychologique (Widiger et Corbitt, 1993). Au comportement de délinquance, ce manuel ajoute l’inconséquence, avec incapacité à maintenir des engagements, le manque de scrupules vis-à-vis des autres, le mépris du danger – pour soi et pour les autres. L’impulsivité est une dernière caractéristique, bien classique.
L’école germanique, avec K. SchneiderSchneider” “A, est à l’origine du terme de personnalité psychopathique. Le trouble est ici conçu comme le dérèglement de certaines facultés psychologiques ; la transition est progressive par rapport à la personnalité normale. Schneider décrivit plusieurs types de personnalités psychopathiques en fonction de la dysrégulation concernée : psychopathes hyperthymiques, dépressifs, fanatiques, explosifs, etc. Les psychopathes instables correspondent à ceux qui nous intéressent dans ce chapitre. Ce sont les impulsifs, les vagabonds, les gaspilleurs, les incendiaires, les kleptomanes. Schneider s’interrogeait sur l’origine thymique ou épileptique de ces manifestations impulsives. Dans son évolution jusqu’à nos jours, le concept de personnalité psychopathique s’est enrichi diversement, en particulier dans la mouvance de la psychanalyse et du cognitivisme. Le terme est réutilisé aujourd’hui, en particulier par R.D. Hare qui a proposé une échelle graduée de psychopathie, la Hare’s Psychopathy Checklist, en vingt items (Hare, 1980, 1991). Cette échelle se décompose en deux facteurs. Le premier facteur rassemble les traits suivants : narcissisme, égoïsme, orgueil, charme superficiel, absence de remords et d’empathie. Le second facteur est plus antisocial, avec un comportement de délinquance, de l’agressivité et une intolérance à la frustration.
Sous ce terme de trouble psychopathique, le tableau se complète et prend une plus grande rondeur psychologique. Il a l’intérêt, déjà présent chez SchneiderSchneider” “A, de situer une compréhension du trouble qui se trouve ailleurs que dans les agissements du sujet, et de restaurer ainsi la position du psychiatre par rapport à celle, empirique, du policier, pour lequel l’antisocial n’est rien d’autre qu’un sujet qui manifeste un comportement antisocial – comme le toxicomane n’est rien d’autre qu’un sujet qui consomme de la drogue. Mais il faut alors trouver les clés qui ouvrent la boîte noire. Elles sont peu nombreuses malgré les recherches attentives des psychologues, des neurophysiologistes et des généticiens. Une fois de plus, les cognitivistes sont attendus avec impatience.
Avant d’aborder notre réflexion, posons d’emblée les axes de la perspective cognitive. Il n’est pas question ici de prendre comme dimension première de cette personnalité la transgression des lois sociales, caractéristique culturelle, acquise ou imprégnée par imitation et par conséquent non naturelle. Nous devons situer les dysfonctionnements en amont, la délinquance s’en proposant ensuite comme une suite logique. Trois traits de personnalité peuvent nous servir de repères. Le premier est la facilité à agir, quel que soit le domaine de cette action : « J’agis, donc je suis. » C’est un élément bien classique qu’il faut comprendre comme une toxicomanie comportementale, prenant la place de la réflexion, de l’imagination et de l’anticipation. Le deuxième est l’obsession de s’affirmer de façon solitaire et téméraire, en méprisant la douleur, l’émotion, l’introspection, en laissant de côté les conseils des autres. Le psychopathe avance et ne s’écoute pas. Cette particularité est mise en avant par des auteurs récents tels que MillonMillon et Everly (1985), KaganKagan (1986) et BeckBeck et Freeman (1990). Un troisième trait fondamental est le mépris des émotions tendres qui sont considérées comme des marques de faiblesse. Il en résulte une prédilection pour le mal et la douleur, plutôt infligés que subis, avec une attitude de triomphe dans la perversité que KernbergKernberg qualifie de narcissisme malin (Kernberg, 1989, 2007).
L’épidémiologie a varié avec les époques, les contrées et les méthodes. La prévalence de 0,2 % estimée par Maier et coll. (1992) en Allemagne avec le SCID (cité par de Girolamo et Reich en 1993) contraste avec des prévalences sur la vie entière qui se stabilisent autour de 2 et 3 % pour des auteurs récents. Pour Grant et coll. (2004) qui ont mené une enquête épidémiologique aux États-Unis portant sur l’ensemble des troubles de la personnalité, la personnalité antisociale apparaît comme la plus fréquente, avec une prévalence à 3,6 %. La même équipe constate une comorbidité importante avec l’usage de drogues et d’alcool, observé dans 60 % des cas, particulièrement chez les hommes jeunes, vivant seuls, de bas niveau socio-économique (Compton et coll., 2005 ; Goldstein et coll., 2007). Dans une population de patients consultant en psychiatrie, la fréquence de ce trouble de la personnalité est de 3,6 % pour Zimmerman et coll. (2005). Pour Nestadt et coll. (2010), cette personnalité est stable sur une durée de douze à dix-huit ans. Plusieurs auteurs ont remarqué une comorbidité manifeste entre le trouble de la personnalité antisociale et le déficit de l’attention avec hyperactivité, corrélation également observée chez les délinquants et prisonniers de sexe masculin ou féminin (Semiz et coll., 2008 ; Goldstein et coll., 2010 ; Rösler et coll., 2009). Rappelons également la corrélation avec le trouble oppositionnelTroubleoppositionnel avec provocation observé chez l’enfant (Burke et coll., 2010).
Comportement et stratégie interpersonnelle
Le psychopathe passe à l’acte : c’est un de ses comportements principaux. L’action est chez lui une habitude, une idéologie qui prend la place de la réflexion, de l’émotion, des projets. Devant toute anxiété qui s’ébauche, incertitude qui se profile, menace qui rôde, le psychopathe répond par une décision impulsive qui est sensée tout résoudre, même si elle est absurde, hasardeuse ou violente. L’acte réalisé n’a souvent une signification qu’après coup. Il se déclenche au hasard, sans direction particulière : c’est une fugue, un geste violent ou délictueux, la rupture rapide d’une relation, l’absence inopinée lors d’un engagement concerté à plusieurs.
Ce désir de trancher se renouvelle de façon compulsive, s’auto-alimentant de sa propre jouissance, sans considération particulière pour le résultat. Limité par l’horizon court du passage à l’acte, le psychopathe ne prend pas le temps de la réflexion, de l’imagination, de l’hypothèse. Il se déploie sans tenir compte des usages, des opinions des autres. Ses comportements transgressent volontiers les lois, sans qu’il s’en soucie ou s’en rende compte. Cette méconnaissance donne à son impulsivité un caractère à la fois naïf et conformiste. Pour inventer ou créer, il faut s’appuyer sur des fantasmes ou des rêveries que le psychopathe n’a guère le temps d’ébaucher ; ses improvisations ne dépendent que du hasard ou d’un modèle convenu.
Cette toxicomanie de l’agi explique aisément l’instabilité et l’inconséquence. Certes, le psychopathe bâtit, à la va-vite, des plans et des projets mais de façon peu cohérente, inadaptée, et qui seront bouleversés par des impulsions ultérieures. Ce qu’il ressent est aussi urgent et volatil que ce qu’il mobilise, d’où des inspirations et des engouements qui accentuent encore son impatience et son insatisfaction.
La méconnaissance des lois et l’absence de référence culturelle n’expliquent pas toutes les transgressions du psychopathe. Il est facilement violent et agressif, prêt à se battre à la moindre alerte. C’est qu’il tient à s’affirmer par les moyens les plus élémentaires, les plus physiques. Il croit en lui, il méprise les autres et ne leur fait pas confiance ; il y a là une morale simplissime, bâtie depuis longtemps et largement éprouvée, une morale de jungle, sans tendresse aucune. C’est une éthique solitaire, qui ne demande ni ne donne, qui se veut réaliste, pragmatique, débarrassée des subtilités ou des sentiments. Les lois, les engagements, les impôts, les limitations de vitesse : tout cela le gêne. De la même façon, il ne s’encombrera pas de souvenirs, de remords, de chichis ; il fonce, il veut bâtir ; telle est son unique loi.
Derrière elle tout s’efface, en particulier les autres, dont il n’imagine jamais la position ou la souffrance ; lui-même n’en éprouve guère. Le mensonge, dans lequel il se dupe lui-même, ne le dérange pas car, en permanence, la fin justifie les moyens. De même, il joue sans remords tel ou tel personnage qu’il n’est pas, s’improvise, se coule dans un mimétisme fascinateur qui contredit pour un temps son désir d’originalité. Sa morale, non indexée sur la culture, l’émotion ou l’altruisme, est égoïste, personnelle, irréelle. Pris la main dans le sac, le psychopathe invoque des raisonnements alambiqués, incompréhensibles pour le quidam : « Elle n’avait pas qu’à se trouver là, elle m’a provoqué, c’est elle qui le souhaitait, elle n’a rien senti, elle exagère, une fracture du maxillaire, c’est pas bien grave… » Derrière le rempart bétonné de cette justification unique, le psychopathe évacue sans cesse la culpabilité ; il ne veut pas la voir. Cela tient à sa fondamentale affirmation de lui-même, à son incapacité à imaginer la situation de l’autre.