35. La Gestalt-thérapie, une thérapie de l’expérience
J. Blaize
Dialogues imaginés, mais non imaginaires
1) – Je viens vous voir parce que vous êtes Gestalt-thérapeute : je cherche une thérapie émotionnelle, et je sais que c’est là la spécificité de la Gestalt-thérapie.
– Je ne sais comment vous répondre…
2) – Je viens vous voir parce que vous êtes Gestalt-thérapeute : je cherche une thérapie corporelle, et je sais que c’est là la spécificité de la Gestalt-thérapie.
– Je ne sais comment vous répondre…
3) – Je viens vous voir parce que vous êtes Gestalt-thérapeute : je cherche une thérapie non verbale, et je sais que c’est là la spécificité de la Gestalt-thérapie.
– Je ne sais comment vous répondre…
Prologue
Le « je ne sais comment vous répondre » des dialogues ci-dessus vient ici marquer le fossé qui sépare certaines manières de regarder la Gestaltthérapie de ce qu’elle est véritablement, du moins à mes yeux : la Gestalt-thérapie, contrairement à certaines images, qu’elle a d’ailleurs parfois contribué à entretenir, ne s’occupe ni de l’émotionnel, ni du corporel, ni, non plus, du non-verbal. Elle s’intéresse à l’expérience en cours, ou, pour le dire autrement, elle se centre sur la capacité dont dispose la personne à être au monde de manière diversifiée, sur sa capacité, dirait Husserl, à varier ses modes de visée intentionnelle.
Husserl n’était pas thérapeute mais philosophe, et pourtant je crois que, sans lui, la Gestalt-thérapie n’aurait jamais vu le jour, ou se résumerait tout au plus à un ensemble de techniques plus ou moins hétéroclites. C’est en effet lui, le fondateur de la phénoménologie, qui a ouvert la voie à une conception de l’être conscient indissociable de ce dont il est conscient : sans un quelque chose dont je suis conscient, « ma » conscience n’existe plus ; et, inversement, si je ne suis plus conscient de rien, rien, au niveau de l’expérience, n’existe.
C’est aussi lui qui a permis de se représenter l’émotion, le souvenir, la perception, la sensation, ou encore la raison non pas comme des facultés intrapsychiques disposant chacune de leurs propres « lois » de fonctionnement, mais tout simplement comme autant de manières d’être conscient de quelque chose.
Et c’est cela que reprend, parfois sans le savoir, la Gestalt-thérapie : ce n’est ni une thérapie émotionnelle, ni une thérapie corporelle, ni une thérapie non verbale. Ce qui l’intéresse, c’est la manière d’être au monde du patient ou de la patiente. Ainsi, si ce patient, ou cette patiente, est en permanence sous l’emprise de l’émotion, alors le travail thérapeutique sera non pas de soutenir l’émotion, non pas non plus de la bloquer. Ce sera simplement d’aider cette personne à percevoir, à se souvenir, ou à raisonner, bref, de l’aider à pouvoir être au monde d’une manière plus riche et plus diversifiée, et pas seulement sur le mode émotionnel.
Inversement, si cette personne ne sait plus que raisonner, alors le travail sera peut-être de l’aider à ressentir, à accepter d’être émue, ou à imaginer. Le travail thérapeutique ne consiste jamais, dans la perspective gestaltiste, à empêcher ou à enlever quoi que ce soit, fût-ce un « symptôme », mais toujours à essayer d’élargir la gamme des possibilités d’être au monde.
Husserl est décédé en 1938. Le texte fondateur de la Gestalt-thérapie, signé par Perls, Hefferline et Goodman, est paru, lui, en 1951, aux États-Unis, sous le titre Gestalt therapy : Excitement and growth in the human personnality. Il ne s’agit pas ici d’établir une filiation directe entre la phénoménologie de Husserl et la Gestalt-thérapie de Perls, Hefferline et Goodman, mais, à tout le moins, d’en reconnaître les influences. C’est d’ailleurs ce que font Isadore From, l’un des fondateurs de la Gestalt-thérapie, et Michael Vincent Miller (1994): « La phénoménologie, écrivent-ils, en se référant directement à Husserl, est, avant tout, une alternative à la méthode scientifique dominante : elle n’affirme ni ne rejette l’existence d’un monde physique “extérieur”, elle insiste simplement sur le fait que l’investigation philosophique ne doit commencer qu’avec le monde tel que nous le connaissons, c’est-à-dire tel qu’il se présente à la conscience. Par conséquent, la philosophie se doit être l’étude de la structure de l’expérience subjective immédiate. » Et ils ajoutent : « la Gestalt-thérapie, c’est de la phénoménologie appliquée ».
Le Gestalt-thérapeute, un contactologue
Bien sûr, « contactologue » est un mot barbare, un néologisme peu encourageant, et pourtant je ne trouve pas de meilleur terme pour définir le rôle du Gestalt-thérapeute. On me dira peut-être que son rôle est celui de tout psychothérapeute, que son travail est de s’intéresser à la psyché de son patient et d’essayer de faire que cette psyché « aille du mieux possible ». Encore faudrait-il s’entendre sur ce terme de « psyché », ou encore sur celui de « psychisme » ! « Psyché », « psychisme », ces deux termes renvoient, dans notre culture, à une entité individualisée, à une forme de solipsisme dans laquelle la rencontre avec l’environnement, quel qu’il soit, ne serait qu’un événement parmi d’autres.
De son côté, la Gestalt-thérapie affirme : je ne suis jamais rien d’autre que la totalisation, jamais achevée, sauf au moment de la mort – et encore ; voir Heidegger (1927)–, de mes expériences, ou, en d’autres termes, de mes tentatives, réussies ou avortées, de faire de mes contacts avec l’environnement quelque chose qui me permet ou m’empêche de croître.
Alors, si le « psychisme » n’est que la totalisation progressive des expériences, si le « sujet » n’est, en schématisant, que le fruit de son engagement dans les situations auxquelles il est confronté, cela veut dire que la « psychothérapie » n’a de sens que si elle met au centre de ses préoccupations, plutôt que l’analyse de la « psyché », l’analyse du contact, ou mieux des modalités du contact entre le « sujet » et son « environnement ».
Le contact, ce n’est pas la relation. Dans la perspective gestaltiste, le contact entre l’organisme et l’environnement, entre « je » et le « monde », désigne ce moment dans lequel quelque chose de nouveau advient et qui me fait devenir un peu autre. Le contact nécessite un « aller vers » et un « prendre de ». « Aller vers », c’est aller vers la nouveauté, vers l’inconnu, c’est se risquer à… « Prendre de », c’est se nourrir de ce contact, mais c’est aussi, et peut-être surtout, accepter l’altérité, et accepter que cette altérité me modifie.
Le contact (il serait plus juste de dire le « contacter », ou « l’événement de contact ») est donc un moment, un acte créateur, par lequel de la nouveauté se crée et peut être assimilée. La relation, elle, implique la durée, et, alors que le contact a à voir avec la nouveauté et le changement, la relation a à voir avec la continuité et la stabilité. Or, chacun a pu en faire l’expérience, beaucoup de relations sont presque dépourvues de contact : cela s’appelle l’habitude ou la routine.
Contactologie et formation de formes
Contacter l’environnement, ou se laisser contacter par lui, que cet environnement soit un « autrui », un objet ou un événement, c’est donner une nouvelle forme à l’expérience en cours. Ainsi, la Gestalt-thérapie regarde l’existence humaine, dans sa temporalité, comme une succession ininterrompue de construction et de déconstruction de formes. Gestalt est un terme allemand qui signifie justement « forme », et si les fondateurs de la Gestalt-thérapie ont choisi cette appellation, c’est bien pour insister sur ce processus de construction et de déconstruction.
La forme est ce qui est au premier plan de l’expérience en cours, mais, bien entendu, elle n’existe, ou du moins elle n’est perceptible, que si elle apparaît sur fond d’autre chose, en particulier sur fond d’expériences antérieures auxquelles elle ressemble mais en même temps dont elle est différente. C’est pourquoi les gestaltistes parlent du « processus ».
D’instant en instant, l’environnement dans lequel je vis se modifie ; d’instant en instant, l’organisme que je suis se modifie, à la fois physiologiquement et psychologiquement, qu’il s’agisse de mes croyances, de mes valeurs, de mes préoccupations, de mes besoins ou de mes désirs. La forme « juste » advient si je suis présent – pas nécessairement de façon délibérée : il s’agit le plus souvent d’une simple présence –, comme ouverture, à ce processus d’instant en instant qui englobe à la fois cet organisme que je suis et cet environnement dans lequel je vis.
Cette « justesse » de la forme, ou plutôt de la création de formes, est l’un des critères de « santé » ; peu importe ici que cette forme soit celle du plaisir, celle de la souffrance, ou encore celle de la dépression – la dépression, elle aussi, peut être une manière ajustée de vivre certains événements.
La création de formes, ou le contact, se fait donc toujours, on l’aura compris, à ce que, métaphoriquement, on a appelé la « frontière organisme/environnement ». Cette création de formes, ce contact en action, c’est aussi ce que les fondateurs de la Gestalt-thérapie ont appelé le déploiement du self.
Ce terme de self est un peu ambigu, d’une part au sens où il est aussi utilisé dans d’autres approches, d’autre part et surtout au sens où il induit un retour sur soi, alors que ce qu’il cherche à nommer c’est ce processus du « contacter » qui n’appartient ni à l’organisme ni à l’environnement, mais qui les implique et les englobe tous les deux.
Mais il arrive que ce processus de construction – déconstruction des formes soit perturbé. Le plus souvent, cette perturbation est liée à l’angoisse face à la nouveauté : être présent à soi et à son environnement revient à accepter que quelque chose de nouveau, d’inattendu, de déstabilisant surgisse. Être présent à soi et à son environnement, c’est accepter le fait que l’expérience en cours ne soit pas réductible aux expériences précédentes ; c’est accepter aussi le fait que cette expérience, au moins pour un temps, et peut-être définitivement, n’ait pas de sens.
Or l’être humain a besoin de sens ; c’est peut-être son besoin essentiel. Dans notre culture, nous sommes habitués à aller chercher le sens du côté d’un déjà-là, voire d’un au-delà, du côté d’explications causales, la plupart du temps en référence au passé ou à un ailleurs ; ou encore du côté d’interprétations qui, bien entendu, ne peuvent se faire que parce que celui qui interprète « sait » (même s’il ne s’agit que d’un « supposé savoir »). Ce sens déjà-là est rassurant : même si je souffre, je sais pourquoi, et même si je vais mal, je sais que je suis comme tout le monde.
Pour garder la sécurité d’un sens déjà-là, nous avons souvent besoin que le processus du « contacter » soit perturbé. La Gestalt-thérapie, au contraire, dit que le sens n’est jamais pré-donné, qu’il est toujours, non pas à découvrir, mais à inventer, qu’il n’est jamais dans un avant mais seulement dans un « maintenant et ensuite », qu’il ne peut jamais se construire dans une généralisation, mais toujours dans la présence à la singularité de l’expérience en cours. Bien entendu, cela peut être anxiogène, voire insupportable.
Comment faire pour éviter cette présence au présent, anxiogène et insupportable ?
Quelques recettes simples pour perturber ou interrompre le contact
Une première manière, relativement simple, d’interrompre le contact est, paradoxalement, de ne pas l’interrompre, ou, pour le dire autrement, de tout faire pour que l’expérience précédente, dans sa forme particulière, reste en l’état : on peut alors parler de fixation ou, dans le langage de Perls, de « morsure crampon ». On se cramponne à ce qui est là, la nouveauté n’existe pas, et, du même coup, on se conforte dans l’idée non consciente qu’il est de son pouvoir d’immobiliser le temps. Le temps n’a plus de prise sur « l’exister », toute « nouveauté » devient une pseudo-nouveauté qui ne change rien, et même si, par exemple, dans un couple, la relation change, ce sera regardé comme un pseudo-changement qui ne change rien. Ici, le gestaltiste parlera de Gestalt fixée, du refus de laisser cette forme se déconstruire pour laisser la place à la possible construction d’une nouvelle forme.
Cette première manière d’interrompre le contact en cours peut se perfectionner : il suffit de lui adjoindre la non-conscience de l’interruption ; il s’agit de ce que la Gestalt-thérapie appelle « confluence ». Cette confluence – mais l’expression de « non-conscience de ce qui se passe » serait sans doute plus appropriée – peut se décliner sur au moins deux modalités différentes. L’une de ces modalités est la non-conscience de la nouveauté (dans le couple, tout va toujours de la même manière, que ce soit satisfaisant ou non), l’autre de ces modalités étant la non-prise en compte des différences et donc de la singularité des expériences. Par exemple, à la sortie d’un cinéma, il est demandé à deux personnes leur opinion, et l’une d’elles répond, sans que l’autre s’en offusque : « Vous savez, nous, nous n’aimons pas ce genre de film. »
À l’opposé de la confluence – mais ici encore il s’agit d’une manière d’éviter la nouveauté –, une autre « recette » est celle de l’égotisme : pour éviter la nouveauté de l’expérience qui va nous faire changer, fermons les frontières, ne nous laissons toucher par rien de ce qui surgit dans l’environnement, ou alors a minima : « Ceci, c’est ton problème, je n’y suis pour rien, et cela ne me concerne pas. D’ailleurs, moi, de mon côté, je ne viens pas t’envahir avec mes préoccupations. » C’est une autre possibilité, bien entendu non consciente la plupart du temps, pour éviter la nouveauté du présent.
Viennent ensuite, dans le catalogue des recettes, l’« introjection », la « projection » et la « rétroflexion ». Quand j’écris « ensuite », ce n’est évidemment pas un ordre chronologique mais simplement un ordre d’exposition.
Nous savons tous introjecter : c’est accepter comme vrai, et le plus souvent sans nous en rendre compte, ce que l’on nous dit comme étant vrai. Ici, le « on » peut renvoyer à une figure particulière, parentale par exemple, mais aussi à une norme sociale, culturelle, idéologique, ou religieuse. Par exemple, tout le monde sait qu’il ne faut pas montrer ses émotions, surtout s’il y a des témoins ; tout le monde sait aussi qu’un psychothérapeute ne doit pas nommer à son patient, ou à sa patiente, qu’il est touché par ce qui est en train de se passer là, en séance.
Bien entendu, pour que cette introjection ou, plutôt, pour que l’introject, sorte de corps étranger résultant du processus d’introjection, puisse être opérant, il est nécessaire que tout cela se passe hors conscience, c’est-à-dire à nouveau dans une forme de confluence. Mais, pour que cet introject puisse contribuer à perturber, ou à interrompre l’expérience en cours, encore faut-il qu’il soit projeté sur ladite expérience.
La projection représente encore une manière de perturber le contact : plutôt que de voir le film que je suis en train de regarder pour la première fois, je n’ai de cesse de le voir comme celui que j’ai déjà vu peut-être dix fois, et d’en éviter la nouveauté. Plutôt que de prendre en compte mes propres difficultés, je les attribue à quelqu’un d’autre, voire au monde entier, dans une dimension de type paranoïaque. Plutôt aussi que d’assumer le désir que j’ai pour l’autre, je l’attribue à cet (te) autre.
Ne nous y trompons pas : cette manière de projeter l’agressivité, ou le désir, voire d’autres mouvements, ne tient pas (du moins le plus souvent) à une forme de perversion, mais tout simplement à la nécessité de donner du sens à une expérience inassimilable, à la nécessité de trouver des repères au sein d’un environnement qui n’a plus de sens.
Pour tenter de clore ce catalogue de recettes, un détour par la rétroflexion est nécessaire. Rétrofléchir, c’est bloquer le mouvement d’aller vers ; c’est aussi, le plus souvent, transformer ce mouvement d’aller vers l’environnement en un mouvement contre soi : il est parfois (souvent ?) plus simple de s’en vouloir plutôt que d’en vouloir à l’autre, surtout si des loyautés familiales, sociétales ou culturelles sont en jeu.
Il va de soi que ce catalogue reste ouvert : les différentes modalités que j’ai tenté de décrire ne sont évidemment pas les seules possibles, et leur combinatoire nous ramène, une fois de plus, à l’infini des possibles, et toujours à la nécessité, en tant que Gestalt-thérapeute, de se centrer sur ce que chaque combinatoire particulière présente de spécifique et de singulier.
Interruptions du contact ou tentatives de contacter autrement ?
Bien entendu, il est possible de regarder ces différents processus (confluence, égotisme, introjection, projection, rétroflexion) comme des « résistances », comme des interruptions du contact ; cependant, on peut aussi les voir comme des tentatives, maladroites peut-être, mais ultimes, de créer à nouveau du contact. Si le thérapeute les voit comme des « résistances », son projet sera de les surmonter, voire de les détruire ; s’il les voit comme les seules possibilités d’être au monde de son patient ou de sa patiente à ce moment-là, son projet sera, on l’a déjà vu, non pas de faire disparaître ces possibilités-là, mais d’essayer d’en ouvrir, ou d’en réouvrir, d’autres.
La nuance introduite ici est importante. Même si, pendant longtemps, les Gestalt-thérapeutes ont été amenés, peut-être par mimétisme avec d’autres approches, à parler de « résistances », il semble aujourd’hui beaucoup plus important de regarder ce que ces « résistances » tentent de créer plutôt que ce à quoi, ou à qui, elles s’opposeraient. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans une logique de la « positivation », mais simplement de considérer que ce que nous avons tendance à regarder comme des « interruptions du contact » ou comme des « résistances » représente, possiblement, des tentatives pour entrer en contact d’une manière que nous ne comprenons, ou ne connaissons, pas encore.
La « résistance » serait alors à regarder non plus comme une résistance du patient, ou de la patiente, à notre égard, mais comme notre résistance à nous, en tant que thérapeutes, à nous laisser aller à la nouveauté de ce que cette personne est en train de créer dans ses modalités d’être au monde.
Dans cette logique-là, il est un autre concept de la Gestalt-thérapie qui serait, lui aussi, à réinterroger, celui de « situation inachevée ». En effet, dire qu’une situation est restée inachevée, c’est dire au moins deux choses : d’une part, qu’il y avait une autre issue possible ; d’autre part que, dans l’après-coup, il est encore possible de compléter ce qui est resté inachevé.
L’exemple qui me vient – classique malheureusement – est celui d’une personne qui a été dans l’enfance abusée sexuellement ou psychologiquement et qui n’a jamais pu, à l’âge adulte, se confronter à l’abuseur. Si, en tant que thérapeutes, nous considérons qu’il est capital que cette personne puisse enfin se confronter à l’abuseur pour « achever la situation », cela risque de déboucher pour elle sur une nouvelle expérience de culpabilité, ou de honte, liée à l’impossibilité de le faire.
À l’inverse, une autre manière d’« achever la situation » serait d’accepter, avec toute la douleur et la souffrance que cela implique, qu’il n’est plus possible d’y changer quoi que ce soit. Il ne s’agit pas ici de résignation ; il s’agit simplement, sans doute, d’une forme de deuil, mais surtout d’un passage qui, possiblement, va permettre que l’énergie investie dans cette tentative impossible d’achèvement devienne, ou redevienne, disponible pour la création de nouvelles formes.
Autrement dit, « achever une situation », ou « terminer une Gestalt », peut se faire de deux manières : l’une consiste à revenir sur l’inachevé et à tenter de faire en sorte que l’achèvement arrive ; l’autre consiste à clore le désir d’achèvement, à considérer que parfois il n’y a pas de réparation possible. La première logique est celle de la tentative (tentation ?) de combler le manque, la seconde étant, elle, la reconnaissance du manque, de l’imperfection, voire de l’insupportable, comme faisant partie intégrante de la condition humaine.
En ce sens, vouloir nier le manque, l’imperfection ou l’insupportable reviendrait à se nier soi-même, alors que le projet de la Gestalt-thérapie est à l’opposé, puisqu’il s’agit de faire que la personne soit au maximum consciente de son être au monde, y compris de ses manques, frustrations et insatisfactions.
En écrivant ces lignes, j’ai conscience que cela n’a pas toujours été la position de la Gestalt-thérapie, loin de là ! Dans les années 1970 – 1980, en effet, la tendance, sous l’influence de Perls en particulier, était de considérer que l’important était la satisfaction des besoins, et que donc le manque ne pouvait avoir qu’un statut d’inachevé à combler ; il ne pouvait être que provisoire. À mon sens, et je ne suis, bien évidemment, pas le seul à le penser, c’est vouloir faire comme si l’être humain n’était pas toujours fondamentalement en manque de quelque chose, que ce soit en manque de ce qu’il désire ou en manque de lui-même.
Seul existe le présent
Vouloir achever une situation inachevée, c’est vouloir, dans l’aprèscoup, remplacer une forme par une autre ; c’est un autre avatar de la tentative d’immobiliser le temps à laquelle je faisais allusion plus haut à propos de la fixation ou de la « morsure crampon ». Une telle tentative d’immobiliser le temps relève d’une prétention illusoire ; plus fondamentalement, il s’agit d’un déni du présent toujours changeant, c’est-à-dire de la seule instance temporelle dans laquelle nous existons.