IX. L’alcoolomanie

Nous devons la révision totale de ce chapitre au docteur J.-P. Descombey, Psychiatre des Hôpitaux, coordinateur des activités d’alcoologie au Centre Hospitalier Général d’Orsay.


L’alcoolisme Comme Addiction



L’exposé sera centré sur une conduite (mortifère), donc sur la clinique et la psychopathologie, c’est-à-dire sur ce qui permet au contexte de prendre un sens pour chaque individu. On ne peut pas se limiter à un alcoolisme dit « psychiatrique » (symptomatique d’une névrose, ou d’une psychose) et on se penchera surtout ici sur les formes dites « simples » et réputées « non psychiatriques ». Or les facteurs « psy » font partie de l’histoire propre du sujet, ils ne peuvent pas être considérés comme une addition de facteurs indépendants. C’est eux qui donnent sens à tous les autres. C’est plutôt à une causalité dialectique qu’il faut recourir, où l’intrication de phénomènes multiples compose chaque individu singulier, objet de la clinique, comme être social et biologique, certes, mais aussi surtout comme acteur, souvent inconscient, de sa conduite.


I. — ÉVOLUTION DES IDÉES


Après Magnus Huss (1852), l’école française (Lasègue, 1851 ; Magnan, 1874 ; Legrain, 1889 ; Garnier, 1890 ; Mignot, 1905) apporte à la fois des vues cliniques pénétrantes (sur le délirium et le rêve chez Lasègue) et des considérations étio-pathogéniques moralisantes (la « dégénérescence »). L’école allemande (Krae-pelin, Heilbronner, Bonhoffer et, en Suisse, Forel et Bleuler) est essentiellement clinique, nosographique. Les pionniers de la psychanalyse (Freud, Abraham, Ferenczi, Tausk) sont des références traditionnelles mais qui restent ici marginales.


Certaines doctrines alcoologiques tendent, sous couvert de dépsychiatrisation, à éliminer la psychopathologie et à substituer au concept jugé moralisant d’alcoolisme celui de « buveur excessif », de pathogénie purement toxique, nutritionnelle, voire sociale, ce qui constitue, à l’égard d’un sujet très complexe, une réduction rassurante, mais erronée.

Seule la définition de Fouquet est simple, rigoureuse, centrée sur ce qui est commun, fondamental : l’addiction, la dépendance. « Est alcoolique tout individu qui a, en fait, perdu la liberté de s’abstenir de consommer de l’alcool. »

Les autres (Duchêne, O. M. S., etc.) additionnant le plus de caractères possible et excluant (à tort) certaines réalités cliniques, sont normatives, voire moralisantes.

Séparer conduite alcoolomaniaque et syndromes psychiatriques liés à l’alcoolisation est arbitraire car l’organisation psychopathologique sous-jacente est commune, bien éclairée par les psychoses elles-mêmes. Mais l’économie générale du Manuel commande cette disjonction didactique. On trouvera les manifestations psychiatriques de l’alcoolisme aux pages 735-759.

Quelques définitions doivent être données préalablement :


Appétence : le goût de l’homme pour l’alcool dépend de ses effets toniques, euphorisants, anxiolytiques, libératoires, plus que de sa saveur. Elle varie selon les individus. C’est la recherche dionysiaque.


Tolérance : la relation doses-effets, nécessaire à la satisfaction et à son maintien, varie selon âge, sexe, état organique et psychique, hérédité, habitudes. Elle diminue à la dernière phase de l’alcoolisation.


Accoutumance : elle est secondaire à l’usage. L’alcool devient nécessaire, avec augmentation des doses, longue stabilisation, puis diminution et intolérance, mais l’envie de boire persiste sans ivresse.


Dépendance : immédiate ou différée, c’est la nécessité sinon d’augmenter les doses, au moins de les assurer, ceci sous deux formes : a) impossibilité de s’abstenir un seul jour (alcoolisme gamma ay sens de Jellinek), avec signes de « manque », « besoin », « sevrage » (soif, bouche sèche, tremblement, angoisse) ; b) impossibilité de s’arrêter après le premier verre, jusqu’à l’ivresse, le coma (alcoolisme α et β). De toute façon il y a « perte de la liberté ».


II. — ÉPIDÉMIOLOGIE ET CORRÉLATIONS SOCIALES


Alcoolisation et alcoolisme sont ubiquitaires, contrairement à une opinion répandue (de Magnan à Freud et Melman). Ils ne sont pas l’apanage des classes laborieuses, ni du sexe masculin : les caractères distinctifs de l’alcoolisme féminin, plus dissimulé socialement, s’estompent ou se révèlent plutôt contingents (cf, p. 421). Des différences qualitatives et quantitatives marquent les différents peuples : France, Italie, Pologne, Suède, U. R. S. S., s’opposent à Norvège, Communautés Juives ou d’Extrême-Orient par leurs consommations forte ou faible. En France, Bretagne, Bourgogne, Nord, forts consommateurs, font évoquer des productions locales. La corrélation statistique ne doit pas être prise pour une explication causale. Si elle est du plus grand intérêt pour l’épidémiologiste, le sociologue, etc., pour le clinicien, c’est la vulnérabilité inégale qui est l’objet fondamental de l’étude psychopathologique.

Les corrélations sociales comprennent :


1) les rites primitivement religieux, laïcisés : rites familiaux, vins d’honneur, toasts, facteurs de cohésion entre individus ;


2) la valeur symbolique et les croyances populaires : chaleur, virilité, fécondité ;


3) les sollicitations affectives : cafés, publicités, « lobbies » politico-économiques, chauvinisme ;


4) les « professions exposées » sont innombrables ainsi que les traditions de groupes professionnels ;


5) surtout les normes sociales font de l’abstinent un déviant, jusqu’au point limite où la tolérance à l’alcool devient intolérance à l’alcoolique.

Tout ceci doit être mis en perspective dialectique avec le besoin plus ou moins grand de conformisme, la dynamique des groupes (du bistrot, de la corporation), opposés au groupe familial qui fait problème ; le rôle de la filiation paternelle (imitation en guise d’identification et choix électif de certaines professions, vécues comme « protégées »). Le « facteur social » n’est pas pure pression extérieure (Durkleim), mais un élément constitutif des individus humains (Halbwachs).


III. — CLASSIFICATIONS





1) La classification de Jellinek (tableau I) est basée sur les dépendances physiques et les conditions internes et environnementales, les dommages, l’évolution ; elle distingue bien intolérance et altérations consécutives, degré de vulnérabilité physique et psychique, les contextes psychopathologiques évidents et verbalisés, la part variable des troubles somatiques, les « professions exposées ». Mais ses présupposés théoriques latents (dualisme psyché-soma des deux dépendances, alcoolisme sans dépendance, réduction des troubles psychiques aux grands syndromes, à la conscience de ceux-là, dichotomie — exclusive — entre déterminisme individuel et social) font problème.








































Tableau XI Classification de Jellinek.
α β γ ϑ ε
1. dépendance purement psychique


— continue


— confiance (consciente) dans l’effet de l’alcool pour soulager douleurs physique et psychique


— désir pathologique pour soulager la tension
1. aucune dépendance psychique 1. dépendance psychique évoluant progressivement vers: 1. en principe, aucune dépendance psychique Dipsomanie avec accès


— massifs


— et espaces
2. phénomène de besoin


— nullement progressif


— sans perte de contrôle


— ni impossibilité de s’abstenir
2. aucune dépendance physique 2. dépendance physique
= état de besoin
• perte de contrôle (verre après verre)
2. dépendance physique
= état de besoin
• impossibilité de s’abstenir + limitation possible des quantités (voire jamais d’ivresse); jour après jour, chaque jour sinon, signes de sevrage
3. symptôme de déficience psychique pathologique (« boisson indisciplinée ») non conforme aux règles admises par la société 3. conséquence d’une forte sonsommation venant des coutumes dyu groupe social 3. pays anglo-saxons, Canada
← tr. métaboliques cellre ??
← ↗ tolérance des tissus à l’alcool ??
3. France, pays viticoles peu de vulnérabilité psychique préalcoolique
4. dommages causés dans:


— les relations inter-personnelles


— le budget familial la productivité (↘)


— équilibre nutritionnel
4. dommages causés:


— grandes complications hépatogastriques et neurologiques


— le budget familial


— la productivité


— l’équilibre nutritionnel
4. dommages causés:


— santé


— standing familial


— et social
4. troubles métaboliques, signes de « manque » :


— tremblements, myoclonies


— anxiété + + +


— calmés par de nouvelles ingestions dès le matin


— sinon bouffées confusooniriques, voire D. T.
5. évolution possible vers un alcoolisme γ 5. évolution possible vers un alcoolisme γ et surtout ϑ 5. peut succéder à un alcoolisme α et β 5. peut succéder à un alcoolisme β


2) La classification de Fouquet (tableau II), clinique, essaie d’éviter ces écueils : rupture avec les notions d’alcooliques non dépendants, de massivité, durée, continuité de l’alcoolisation, de chronicité (pessimisme). Mais le « goût pour la boisson », « le caractère tardif des rationalisations », la « sexualité longtemps normale », les facteurs « social » et « toxique » exclusifs dans la clinique des « alcoolites » font problème devant les rationalisations par « l’habitude, l’entraînement ». La sexualité perturbée — dès avant l’alcoolisation —, les troubles conjugaux, les troubles psychotiques ne sont pas l’apanage des « alcooloses » ; la névrose, spécifique ou atypique, comporte l’addiction dans son arsenal plus qu’elle n’en découle ; l’antécédent familial n’est pas synonyme d’hérédité. La massivité, la durée de l’intoxication sont réintroduites après avoir été récusées. Surtout le « psychisme normal » fait problème : cf. les sujets « non névrotiques », non porteurs d’un grand syndrome. Quel en est le fonctionnement ? Il y a ici impasse sur l’Inconscient. Le « pas de problème » (du malade, puis du médecin) est indice non de la normalité, mais d’un fonctionnement apsychognosique (négateur de la maladie) (cf. p. 419).















Tableau XII Classification de Fouquet.

ALCOOLITES = alcoolisme « simple » ALCOOLOSE = « alcoolisme névrotique » SOMALCOOLOSE = « dipsomanie » (»)



• % et répartition selon le sexe


• âge d’intolérance (consultation) alcool (et attitude vis-à-vis de lui)




— qualité


— quantités


— socialisation


— ivresse


— attrait


— consommation


— culpabilité

hérédité (?)
famille
Évolution



— Hommes : 45-50 %

Femmes : 1-5 %


— après 40 ans


— vin, bière + + +


— élevées


— en compagnie


— exceptionnelles


— goût pour ces boissons


— quotidienne et continue


— aucune rationalisations tardives (raisons sociales invoquées)


— alcoolisme du père


— épouse souvent plus âgée nombreux enfants sexualité longtemps normale tendance à la jalousie


— début : fin de l’adolescence


→ soit arrêt spontané possible au début de la sénescence


→ soit apparition d’intolérance

durée : longue : 20-40 ans


— lente : hépato-digestive


— brusque : D. T.


— progressive → alcoolose
Hommes : 40-45 %
Femmes : 80-85 %



— entre 20-45 ans


— apéritifs, liqueurs fortes (de préférence)


— moyennes


— souvent seul, dissimulé


— fréquentes et atypiques


— peu, parfois dégoût


— discontinue : intervalles libres de + en + rares et brefs


— nette, essai de lutte raisons personnelles invoquées


— névrose ou psychose d’un des parents


— différends conjugaux précoces, troubles de la sexualité


— début : tardif

durée : brève : 5-10 ans troubles graves et précoces du comportement évolution psychotique possible
Hommes : 1-5 %
Femmes : 15 %



— entre 30 et 60 ans


— pas de choix, parfois eau de cologne, alcool à brûler


— faibles


— strictement solitaire et clandestin


— anormales et immédiates


— dégoût, répulsion en dehors des crises


— exclusivement intermittentes Crises brèves (qq heures. qq jours). Compulsion


— très forte


— ?


— si malade ♀ maladie non identifiée pendant plusieurs années par le conjoint, troubles de la sexualité


— début : tardif

durée : indéterminée


→ forme de passage possible vers Falcoolose


B9782294711589500242/u24-01-9782294711589 is missing


3) La nosographie vulgaire et officielle est un outil réducteur, commode pour le médecin aux prises avec les alcooliques, mai; elle égare la recherche. « Il y a deux sortes de buveurs : les buveurs d’habitude, les plus nombreux, et les psychiques. » Cette thèse apparaît dans trois textes :


— Annexe de la circulaire ministérielle du 31 juillet 1975 (Le Go) ;


— Rôle de l’infirmière dans le dépistage et le traitement de la détérioration alcoologique (N. A. S. O.) ;


— Rapport de J. Bernard au président de la République (1980).

Selon cette nosographie officielle, on distinguerait :


a) Les alcooliques « psychiatriques d’origine » « prédisposés par la structure », groupant : 1) les alcoolomanes primaires (« troubles masqués par l’alcoolisation ») ; 2) les dipsomanes ; 3) les alcoolisations lors des névroses ; 4) les complications psychiques, délirium, ivresses pathologiques, Korsakov, délires chronique ; 5) les désordres familiaux et sociaux entraînant intervention ; 6) les échecs des traitements des Centres d’hygiène alimentaire (C. H. A.) (« alcooliques invétérés », démences, etc.). Soit un fourre-tout hétérogène, un rejet vers la psychiatrie de sujets qu’on pourrait croire hantés par les rejetons de la « dégénérescence », théorisation archaïque de la psychiatrie du xixe siècle.


b) Et les alcooliques d’habitude, « ne posant pas de problème psychique majeur » d’où « peu atteints dans leur personnalité profonde ». L’ « erreur alimentaire », l’ignorance, l’entraînement (professionnel), l’intoxication progressive seraient seuls en cause. Plusieurs « degrés » : B. E., buveurs excessifs « sans anomalies psychomotrices » ; Bl, 1er degré, « aux signes de détérioration nerveuse, ou digestifs, sans dépendance » ; B2, alcoomanes primaires (cf. Alcoolisme « psy ») ; B3, alcoomanes secondaires, après les stades B. E., Bl.

L’habitude, propos éludant des alcooliques repris par la « pathogénie » médicale, est un rappel (inconscient) de l’auto-érotisme : (mauvaise) habitude. La similitude des discours des malades « médicaux » et « psychiatriques », par-delà les symptomatologies différentes, doit faire dire non pas : « Il ne s’agit pas des mêmes malades », mais : « Ils n’obtiennent pas la même écoute. » A 1′ « autorité bienveillante et simple » (Le Go) s’oppose le désir d’entendre (comprendre) le sujet. Le médecin se débarrasserait magiquement du psychisme des alcooliques en cantonnant ceux-ci aux seuls « psychiques » (priés de se faire entendre ailleurs). Les autres, alcooliques « simples », « d’habitude », « opératoires », sont alors traités comme sans psychisme.



4) Situer les alcoolismes par rapport à névrose, psychose, perversion ne saurait être une réduction (impossible) à ces entités : un « résidu » (majoritaire) y est irréductible. L’appel à une autre structure : psychosomatique, états limites, psychopathique, poserait les mêmes problèmes. Le « cirque » alcoolique n’est pas le « théâtre » hystérique ; l’objet alcool n’est pas fétiche, le clivage alcoolique n’est pas déni de castration ; à l’opposé des autres paranoïaques, l’alcoolique boit ; le cycle pharmacothymique (Rado), la situation « à la jonction des positions paranoïdes et dépressives » (Rosenfeld) ne signifie pas « maniaco-dépressive ». Situer les alcoolismes vis-à-vis des trois axes Névrose, Psychose, Perversion, suppose un bilan complet, somato-psychique avec repérage des différences et des fonctionnements psychiques communs, donc une étude dynamique de chaque cas.

May 31, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on IX. L’alcoolomanie

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