La névrose obsessionnelle se définit par le caractère forcé (compulsionnel) de sentiments, d’idées ou de conduites qui s’imposent au sujet et l’entraînent dans une lutte inépuisable, sans qu il cesse pourtant de considérer lui-même ce parasitisme incoercible comme dérisoire. D’où les caractères classiques des obsessions : incoercibilité, automatisme, lutte et conscience de la maladie. Mais la névrose obsessionnelle doit se définir aussi par la structure propre de la personne de l’obsédé entièrement soumise aux obligations qui lui interdisent d’être lui-même.
Caractère forcé d’idées et d’actes « compulsionnels »…
La névrose obsessionnelle est caractérisée cliniquement :
1° par l’émergence de phénomènes obsessionnels (obsessions de la propreté, de l’infini, de la culpabilité, de la vérification, etc.) qui portent sur telle ou telle idée, représentation ou situation érigée en préoccupation exclusive ;
2° par les moyens de défense de l’obsédé contre sa propre obsession, moyens qui deviennent à leur tour obsédants (Cette expression « moyens de défense » est employée par les psychiatres classiques en un sens différent de celui des « mécanismes de défense » des psychanalystes ; elle vise non pas des mécanismes inconscients, mais les trucs et stratagèmes dont use consciemment l’obsédé pour lutter contre son obsession) ;
… contre les-quels l’obsédé dresse une véritable défense stratégique…
3° par une forme de troubles intellectuels et affectifs (doute, aboulie, perplexité, sentiment d’irréalité, d’étrangeté ou d’artifice) qui constituent les stigmates psychasthéniques (Janet) de l’obsédé.
Depuis Freud, l’école psychanalytique a approfondi l’étude de cette forme compulsionnelle des névroses en mettant en évidence dans ces cas : 1° une régression des systèmes pulsionnels au stade sadique-anal ; 2° les défenses excessives du Moi contre les pulsions instinctives; 3° les injonctions inconscientes du Sur-Moi.
… et exprimant le besoin profond de se martyriser.
C’est la force de cette infrastructure inconsciente qui constitue le dynamisme propre à la pensée compulsionnelle, qui gêne et entrave le sujet et contre laquelle il lutte. D’où le caractère symbolique des obsessions qui représentent sur le plan de l’imaginaire les exigences d’un système pulsionnel ou libidinal anachronique (complexes archaïques contemporains des premières relations objectales).
A. — LES SYMPTÔMES
1° le sujet est envahi par des idées obsédantes qui s’imposent à lui malgré lui : c’est la pensée compulsionnelle ;
2° il a tendance à des actes agressifs, impulsifs, particulièrement redoutés ou non désirés : c’est l’activité compulsive ;
3° il se sent forcé à accomplir des actes répétitifs de caractère symbolique : ce sont les rites de la pensée magique ;
4° cette lutte épuisante est à la fois l’effet et la cause d’une asthénie psychique (psychasthénie).
L’ensemble de ces symptômes mérite le nom classique d’« obsession », car le malade « s’assiège » lui-même par ses propres défenses.
I. — LA PENSÉE COMPULSIONNELLE (1) L’IDÉE OBSÉDANTE
L’intrusion d’une pensée non désirée dans le champ de conscience, insistante, répétée, reconnue par le sujet comme sienne et pourtant répudiée comme gênante ou odieuse, est un phénomène connu, au degré près, par tout le monde, particulièrement dans certains états de tension ou de fatigue. Ainsi les pensées « obsédantes » que nous pouvons tous éprouver nous donnent un aperçu de la pensée compulsionnelle, mais l’intensité de celle-ci, ses exigences exclusives et sa permanence transforment cette différence de degré en une véritable différence de nature, car l’obsession n’est plus seulement un phénomène isolé importun ou spontané, — elle traduit un bouleversement de l’équilibre instinctivo-affectif de la vie psychique.
La pensée intruse varie à l’infini selon les sujets. Chez le même malade, à une période donnée, elle ne se diversifie cependant qu’à l’intérieur d’un cercle restreint, véritable thème obsessionnel. Ce peut être une image : une dame pieuse et réservée voit les organes génitaux des hommes à travers leurs vêtements, spécialement si ce sont des prêtres, ou particulièrement si elle est à l’église. Ce peuvent être des idées : doutes, vœux, craintes, désirs, interdictions, commandements, etç. Parfois, c’est un problème et P. Janet a décrit les interrogations interminables de certains obsédés : leur oscillation intellectuelle, les manies de présage, les manies de la perfection, de vérification et de l’au-delà (aller toujours plus loin dans l’infini de ces recherches), les manies de la symétrie, les manies de l’interrogation (que se passerait-il si… ?), etc. Les scrupules constituent une variété fréquente de ces « idées » (recherche éperdue de moralité, de réparation, de purification). Ce peuvent être encore des mots ou des chiffres, qu’il faut répéter en série, un nombre de fois déterminé, sans omission ni erreur, ce qui conduit à reprendre toute la série pendant des heures (arithmomanie), etc.
La tendance à la répétition est inséparable de cette intrusion parasitaire. Chacun des traits obsédants se présente en longues séries, comme une manipulation idéoverbale en « allers et retours » incessants, déclenchée par un incident minime, un souvenir ou un geste anodins. Le sujet n’est souvent délivré de cette inépuisable répétition de mots, d’images ou d’idées que par une obligation intercurrente. Sinon la série s’épuise lentement, comme à regret, avec des reprises spasmodiques.
Cette modalité quasi pulsatoire de la pensée traduit la lutte du sujet contre l’intrusion. L’obsédé souffre de son symptôme, et généralement on le voit, pendant la crise compulsionnelle, concentré, absorbé, anxieux. Mais son opposition est ambiguë, car il a conscience de sa propre responsabilité dans le caractère forcé, mais artificiel, de ses obsessions. Il ne l’attribue pas à une intervention extérieure, comme le ferait un halluciné, mais il la vit comme le conflit de ses propres tendances. De ce conflit, il tire une sorte de satisfaction obscure, dont nous verrons qu’elle répond au désir de se martyriser, de se forcer et de « se retenir ». Il repousse ce qui l’attire mais s’abandonne à ce qu’il redoute : tel est le « jeu » compulsionnel.
II. — L’ACTIVITÉ COMPULSIVE. L’OBSESSION-IMPULSION
Cette manipulation indéfinie de virtualités, d’ambiguïtés, de schémas et d’abstractions aboutit à toutes sortes de difficultés dans la décision et dans l’action. Celle-ci est retenue, comme la pensée, dans la même lutte suspensive et paralysante. Mais sur le fond de stérilité et d’aboulie apparaissent les obsessions-impulsions, véritables fringales d’actions retenues.
Le malade se plaint en effet de « ne pouvoir se retenir » qu’à grand-peine de se laisser aller à un acte qu’il ne veut pas commettre : la jeune mère a peur de tuer son enfant, le prêtre a peur de dire des grossièretés du haut de la chaire. C’est ici qu’il convient de rapprocher ces « phobies d’impulsions » (peur de se jeter par la fenêtre ou sous un train, phobies de couteaux, d’épingles, etc.) de ce que nous avons étudié à propos de la névrose phobique. Que l’acte soit ridicule, odieux, grotesque, sacrilège ou criminel, il est toujours un acte chargé d’agressivité contre le sujet ou contre autrui et c’est parce qu’il ne doit pas se faire que l’obsédé se trouve dans l’obligation de l’accomplir.
Les actes retenus à grandpeine.
Le passage à l’acte redouté est d’ailleurs exceptionnel. Cependant, il arrive qu’il soit exécuté. Le plus souvent, c’est seulement à titre d’ébauche presque symbolique : quand l’opposition à la tendance impulsive concède un geste de menace refréné : le bras se lève, une insulte est marmonnée. Un degré de plus et la soumission obséquieuse de l’obsédé se renverse tout à coup en une décharge impulsive avec torrent d’injures, menaces grandiloquentes. Parfois l’acte est accompli et l’obsédé en est soulagé. Certaines kleptomanies constituent de tels « passages à l’acte » de nature obsessionnelle ; de même certaines exhibitions (exhibitionnisme type Lasègue). On rencontre beaucoup plus rarement des crimes ou des suicides de l’obsédé. Quoi qu’il en soit, notons que le plus souvent ces tendances restent « compulsives », c’est-à-dire qu’elles se circonscrivent dans le champ d’une lutte ambiguë des tendances, lutte dont les systèmes antagonistes s’épuisent et s’annulent en circuit fermé. L’obsédé poursuit la chimère ou si l’on veut le phantasme de donner et de retenir à la fois. Il ne pousse pas son acte, il le « compulse », dans la succession rapide et rythmique de mouvements opposés qui traduisent l’incapacité de résoudre sa propre contradiction.
III. — LES RITES OBSESSIONNELS. LA PENSÉE MAGIQUE DE L’OBSÉDÉ
« Quand j’entre dans ma chambre pour me coucher, je commence par vérifier les tableaux et images pieuses sur les murs, je les compte et dois les regarder plusieurs fois. Puis je dois déposer ma montre sur la cheminée, l’argent sur la commode, les allumettes sur l’étagère. Pour la montre, il faut faire bien attention que l’ardillon de la boucle du bracelet ne soit pas dirigé vers le crucifix ni vers la statue de la Vierge. Probablement que tout ça dépend de vœux que j’ai faits autrefois (si je ne fais pas telle chose, de telle manière, il arrivera malheur à ma mère). Mais ça s’est stabilisé, c’est devenu une habitude. Je n’ai plus peur qu’en voyage, jusqu’à ce que j’aie trouvé ce qui corpond à la cheminée, à la commode, à l’étagère. »
Le rituel conjuratotre.
L’exemple des grands obsédés nous donne parfois de ce rituel obsessionnel une vision caricaturale car toute la journée chez eux n’est plus qu’une suite ininterrompue de rites grotesques, qui entourent et compliquent les contacts sociaux, les repas, la défécation, l’habillage, etc.
Si un pareil excès du cérémonial est relativement rare (et d’ailleurs parfois difficile à faire préciser, car le malade cache ces comportements dont il a honte), on peut affirmer que la ritualisation de la vie est le but final de l’activité obsessionnelle. Comme le disait le malade qui vient d’être cité « la conduite y trouve une stabilité. » Le formalisme vide de la conjuration remplace ou soulage, sans cesser de l’entretenir, la contrainte interne. L’obsédé tend à s’aliéner dans le rite pour échapper à ce qu’il lui reste encore de liberté dans le conflit compulsionnel.
Quelques-uns de ces comportements obsessionnels méritent d’être signalés comme particulièrement fréquents ou typiques.
I) Folie du doute. — Celle-ci a toujours été associée — comme elle se présente en clinique — avec ce que l’on a appelé le délire du toucher (Legrand du Saulle). Ces obsédés sont incapables de toucher les boutons de porte, vivent dans la terreur des microbes, se livrent à des lavages compliqués. C’est que la certitude de la propreté ou tout au moins la croyance rassurante en une propreté relativement suffisante leur fait défaut. L’incertitude et la crainte entraînent alors des opérations interminables et vaines où se volatilisent tout espoir, tout désir de penser et d’agir ou d’être autrement que coupable et menacé.
Quelques obsessions typiques
II) Obsession-impulsion des actions criminelles (suicide, homicide, attentats aux mœurs, incendie, etc.). — Elle représente une sorte de tragi-comédie d’actions criminelles tout à la fois désirées et redoutées. Les tourments du châtiment mérité par la seule possibilité de la faute sont déjà vécus comme une punition anticipée, comme un remords préalable et d’autant plus lancinant qu’il n’a pas d’objet. Il arrive que le sujet pantelant passe à l’acte comme pour soulager à rebours sa conscience en se chargeant ainsi et enfin d’un péché à ses yeux déjà consommé. D’où le caractère de détente qu’entraîne alors l’exécution du geste criminel.
III) Onomàtomanie. — Parmi les actions dérisoires et vaines, l’onomatomanie s’inscrit tout naturellement comme cogitation stérile : les séries indéfinies de nombres et de calculs constituent un objet pour ainsi dire privilégié pour la technique de sabotage de l’action par la pensée magique. L’obsédé trouve dans les opérations arithmétiques un véhicule commode pour le circuit indéfini de son angoisse. Il compte, additionne, divise et multiplie à l’infini, c’est-à-dire qu’il fragmente jusqu’au néant toutes les formes possibles de ses actes dans l’espace et dans le temps.
IV. — LE FOND PSYCHASTHÉNIQUE
Il a été admirablement décrit par Janet qui parle à son sujet d’une baisse de la tension psychologique. Les agitations psychomotrices (tics, actes stéréotypés, gestes conjuratoires, etc.), les agitations idéo-verbales (ruminations, men-tisme, litanies, oraisons jaculatoires, etc.) constituent un aspect fondamental de ce désordre de la vie psychique de l’obsédé entièrement soumis à des activités de bas niveaux (automatisme psychologique).
B. — LE CARACTÈRE ET LA PERSONNE DE L’OBSÉDÉ
La névrose obsessionnelle a pour condition et pour infrastructure une forme d’organisation pathologique du Moi. On a insisté (comme nous le verrons plus loin) soit sur la faiblesse opérationnelle de la synthèse psychique (P. Janet) de ces névrosés abouliques, fatigués et déroutés ; soit sur les forces inconscientes et répressives du Sur-Moi inconscient (Freud), chez ces malheureux qui se martyrisent avec une sorte de bonheur. Aussi décrirons-nous, d’une part, les stigmates psychasthéniques de l’obsédé et, d’autre part, les traits du caractère sadique-anal de l’obsédé. Mais ces deux perspectives doivent se recouper dans l’analyse structurale de leur personne. Celle-ci en effet ne parvient à se constituer comme telle que par une soumission abusive à une contrainte idéale et abstraite qui fait de l’homme obsédé le Maître absolu de son propre esclavage. Il ne peut pas être lui-même, étant pris dans l’impératif catégorique d’une loi idéale qui le réduit à n’être plus rien.
L’obsédé à faible potentiel psychique est voué aux forces de ses pulsions sadomasochistes.
Rappelons encore que, comme les autres caractères névrotiques, les traits de caractères répondant à la névrose obsessionnelle se rencontrent, sous forme souvent atténuée, en l’absence des symptômes précédemment décrits ; le clinicien a alors devant lui un obsédé en puissance, réduit au caractère névrotique. Cette éventualité est bien plus fréquente que la grande névrose obsessionnelle.
I. — LES « STIGMATES PSYCHASTHÉNIQUES »
Comme l’ont vu les anciens auteurs (Morel, Magnan, Pitres et Régis), la névrose obsessionnelle se développe sur des anomalies du caractère ou, comme on le disait à l’époque de ces auteurs, sur un « état dégénératif » de la personnalité psychophysique. On insistait spécialement sur l’hyperémotivité (Dupré). Plus tard, on a mis l’accent sur la constitution et la biotypologie de l’obsédé, qu’avec l’école de Kretschmer on peut considérer comme un schizoïde au sens large du terme. Nous avons indiqué au chapitre des généralités sur la névrose les quelques points retenus par les écoles américaines (Cattell) ou anglaises (Eysenck) de psychologie factorielle comme corrélations somatiques de la tendance obsessionnelle. Pierre Janet à son tour avait mis en évidence comme fond constitutionnel de l’obsédé le caractère psychasthénique.
C’est ainsi que tous les classiques ont contribué à former la physionomie du caractère de l’obsédé. Ses traits essentiels sont :
1° la tendance au scrupule, à l’aboulie et au doute — 2° la tendance aux crises de conscience morale (notamment dans l’enfance et l’adolescence, aux moments de la première communion et de la puberté) — 3° la timidité et l’inhibition dans les contacts sociaux — 4° la tendance à l’introspection et à l’auto-analyse de la vie intérieure — 5° les troubles de la sexualité (apragmatisme, impuissance, frigidité) — 6° les stigmates psycho-moteurs (bégaiements, tics, syndrome de débilité motrice de Dupré).