18. Hypoxémies inexpliquées
S. Duperret and P. Vignon
L’hypoxémie est un problème quotidien en réanimation. Elle est le plus souvent liée à une pathologie pulmonaire qui est responsable d’un shunt vrai ou d’un effet shunt. En présence d’un shunt vrai sans infiltrat radiologique, un shunt anatomique droit-gauche intracardiaque dû à un foramen ovale perméable (FOP) ou plus rarement intrapulmonaire doit être cherché par échocardiographie Doppler qui est la méthode diagnostique de référence [1]. Le diagnostic repose sur la mise en évidence d’un passage anormal de sang veineux systémique dans les cavités cardiaques gauches (Figure 18-1). Deux méthodes sont utilisées : l’injection de microbulles (épreuve de contraste) pour le diagnostic de FOP ou de shunt anatomique intrapulmonaire et la cartographie Doppler couleur pour le diagnostic de FOP uniquement. Face à une hypoxémie inexpliquée, la recherche de shunt anatomique droitgauche est pratiquée dans deux situations cliniques très différentes : l’hypoxémie persistante sous ventilation mécanique et plus rarement le syndrome de platypnée-orthodéoxie chez un patient en ventilation spontanée [2]. La recherche d’un shunt anatomique à l’origine d’une embolie paradoxale est traitée par ailleurs (voir chapitre 17).
Hypoxémie et shunts anatomiques droit-gauches
Shunt droit-gauche intracardiaque à travers un FOP
L’existence d’un shunt anatomique droit-gauche à travers un FOP peut être à l’origine d’une hypoxémie selon le débit sanguin veineux shunté, lui-même proportionnel au gradient de pression existant entre l’oreillette droite et l’oreillette gauche [3]. Le foramen ovale constitué par l’accolement du septum primum contre le septum secundum à la naissance devient définitivement étanche au cours des deux premières années de vie [4].
Cette fusion peut rester incomplète et aboutir à un FOP, ou se rouvrir à l’occasion d’une pathologie [5]. La fréquence du FOP dans la population générale est difficile à préciser, mais elle est située aux alentours de 25 % des cas dans les séries nécropsiques [6, 7]. Elle diminue avec l’âge, mais la taille du FOP augmente. Toute pathologie qui augmente électivement les pressions cardiaques droites favorise la réouverture du foramen ovale, alors que le FOP est rare en cas d’élévation des pressions cardiaques gauches [8]. C’est pourquoi la fréquence du FOP dans les études cliniques est si variable : 5 % chez des patients ayant une cardiopathie gauche [8], 9 % chez des patients sous anesthésie générale [9], 15 à 22 % chez des patients sous ventilation mécanique pour détresse respiratoire [10, 11], 26 % chez des patients de chirurgie cardiaque sous ventilation mécanique [12], et enfin 39 % en cas d’embolie pulmonaire avec cœur pulmonaire aigu [13].
Shunts droit-gauches intrapulmonaires
Bien que cette pathologie soit plus rare que le FOP dans la population générale, sa prévalence peut être élevée dans certaines hépatopathies. On distingue schématiquement les shunts localisés, parfois multiples, secondaires à des fistules artérioveineuses et les shunts diffus par dilatation des artérioles pulmonaires précapillaires [2]. Les fistules artérioveineuses sont rares, en règle post-traumatiques ou liées à une maladie de Rendu-Osler [14]. Les shunts intrapulmonaires diffus sont plus fréquents car généralement associés à une hépatopathie sévère avec troubles de l’hématose dans le cadre d’un syndrome hépatopulmonaire [15]. Ce syndrome associe une hépatopathie avec hypertension portale, une augmentation du gradient alvéolo-artériel en oxygène en air ambiant et une dilatation diffuse des artérioles pulmonaires précapillaires [2]. Celle-ci explique le shunt intrapulmonaire et l’hypoxémie par trouble de la diffusion [16, 17].
Mécanismes et mode de révélations des shunts anatomiques droit-gauches
Le shunt intracardiaque à travers un FOP, qu’il soit constitutionnel (pas de fermeture après la naissance) ou acquis (réouverture à la faveur d’une pathologie), est le plus souvent lié à une inversion du gradient de pression interauriculaire normal, la pression dans l’oreillette droite excédant alors celle de l’oreillette gauche [18]. Le FOP se révèle par une hypoxémie inexpliquée ou une embolie paradoxale (voir chapitres 9 et 17). Plus rarement, les pressions droites ne sont pas élevées et le gradient de pression interauriculaire reste normal, et c’est une modification des rapports anatomiques normaux qui est à l’origine du FOP [19, 20 and 21]. L’hypertrophie de la valve d’Eustachi pourrait être un facteur favorisant [22]. Dans ce cas, le FOP se révèle par un syndrome platypnée-orthodéoxie, ou simplement par une hypoxémie inexpliquée [23]. L’hypoxémie sévère peut nécessiter la fermeture (en règle percutanée) du FOP [23]. Les autres shunts anatomiques droit-gauches intracardiaques dans le cadre d’un syndrome d’Eisenmenger sont exceptionnels [24].
Le shunt intrapulmonaire secondaire à une maladie de Rendu-Osler n’entraîne généralement pas d’hypoxémie, mais se révèle plutôt par une embolie paradoxale, une complication infectieuse ou une hémoptysie parfois massive [25]. En revanche, le shunt intrapulmonaire dans le cadre d’un syndrome hépatopulmonaire peut être responsable d’une hypoxémie sous respirateur ou d’un syndrome platypnée-orthodéoxie [26, 27].
Diagnostic échocardiographique de shunt anatomique droit-gauche
La recherche d’un shunt anatomique repose dans tous les cas sur la réalisation d’une épreuve de contraste qui est complétée par une cartographie Doppler couleur lorsqu’un FOP est suspecté [2]. En effet, la sensibilité respective de ces deux méthodes pourrait être influencée par la taille et la pression intracavitaire de chaque oreillette [28]. Un examen en Doppler couleur négatif ne suffit pas à éliminer un FOP qui doit être systématiquement cherché par épreuve de contraste. Le rôle respectif des échocardiographies transthoracique (ETT) et transœsophagienne (ETO) dépend de la localisation du shunt (intracardiaque ou intrapulmonaire), du contexte clinique (patient ventilé ou non), du produit utilisé pour réaliser le contraste (cristalloïde ou colloïde) et de la qualité des images obtenues (imagerie de seconde harmonique ou fondamentale).
En ETT, la recherche d’un shunt anatomique s’effectue en vue apicale des 4 cavités ou en vue sous-costale centrée sur le massif auriculaire (Figure 18-2). En ETO, elle s’effectue en vue transœsophagienne des 4 cavités centrée sur le massif auriculaire en coupe transversale (0°), et surtout en coupe longitudinale (90°) qui permet de visualiser précisément la fosse ovale et l’abouchement des veines caves dans l’oreillette droite, d’où l’appellation de vue « bicavale » (Figure 18-3). C’est pourquoi l’utilisation d’une sonde œsophagienne multiplan est indispensable pour éviter les faux diagnostics négatifs de FOP décrits en ETO monoplan [29], et améliorer ainsi la sensibilité de l’examen [30]. De plus, l’ETO multiplan permet de dégager au mieux l’abouchement des veines pulmonaires dans l’oreillette gauche pour chercher un shunt anatomique intrapulmonaire. La recherche d’un shunt anatomique droit-gauche est bien codifiée (Tableau 18-1). On réalise successivement la cartographie Doppler couleur de la fosse ovale puis l’épreuve de contraste, car celle-ci peut perturber l’évaluation Doppler en créant des artefacts, et on examine les veines pulmonaires lorsqu’un shunt anatomique intrapulmonaire est suspecté [2].
Figure 18-2 |
Figure 18-3 |
CIA : communication interauriculaire ; ETO : échocardiographie transœsophagienne ; ETT : échocardiographie transthoracique ; FOP : foramen ovale perméable ; SIA : septum interauriculaire. | ||
Étape | Technique | Pièges à éviter |
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1 | Utiliser la vue apicale 4 cavités ou souscostale en ETT, ou la vue transoesophagienne 4 cavités centrée sur le massif auriculaire (0°) et la vue des 2 veines caves (90°) en ETO | Tronquer le plan de coupe et mal visualiser la fosse ovale en ETT Ne pas se centrer sur le FOP en ETO |
2 | Chercher un défaut de coaptation évident du septum primum ou une anomalie du SIA associée à un FOP (anévrisme du SIA) | Ne pas identifier des variantes anatomiques normales (réseau de Chiari, veine de Thébésius) |
3 | Cartographie Doppler couleur centrée sur la fosse ovale Réduire la largeur et la profondeur de champ de manière à augmenter la cadence image Utiliser le zoom centré sur la fosse ovale Régler la limite de Nyquist assez basse (30 à 40cm/s) Identifier le sens du shunt Mesurer bien perpendiculairement la largeur du jet au niveau du FOP | Faire d’abord l’épreuve de contraste qui peut gêner l’examen Doppler en créant des artefacts Manque de sensibilité si limite de Nyquist trop haute Ne pas identifier une CIA ou plus rarement un shunt gauche-droit à travers un FOP |
4 | Épreuve de contraste Injecter en bolus les microcavitations par une veine antébrachiale, ou à défaut un cathéter dans le système cave supérieur Répéter la procédure jusqu’à obtenir une opacification complète de l’oreillette droite Considérer l’injection par un cathéter placé dans le système cave inférieur (fémoral) en cas d’échec Identifier le passage de microcavitations dans l’oreillette gauche et noter le délai En cas d’opacification précoce de l’oreillette gauche, confirmer le FOP dans la vue des 2 veines caves et faire une évaluation semiquantitative du shunt droit-gauche En cas d’opacification tardive de l’oreillette gauche, examiner les valves pulmonaires pour confirmer que les microcavitations arrivent de la circulation pulmonaire | Injection trop lente ne permettant pas d’obtenir un contraste intense et homogène Opacification incomplète qui épargne la fosse ovale (injection par un cathéter veineux central dans le système cave supérieur, valve d’Eustachi développée) Connaître les exceptions à la règle des 3 battements Connaître les limites des échelles de quantifications proposées, en particulier pour les shunts droit-gauches importants Attribuer une fistule aortoveineuse pulmonaire à un FOP non formellement visualisé et méconnaître les formes associées |
Épreuve de contraste
Principes et réalisation pratique
Des microbulles injectées rapidement dans le courant veineux sont de puissants réflecteurs d’ultrasons et produisent ainsi un « contraste » sanguin. Ces microbulles sont obtenues en mélangeant 9,5ml d’un produit de remplissage vasculaire et environ 0,5ml d’air que l’on agite en réalisant des va-et-vient entre deux seringues reliées par deux robinets à trois voies (Figure 18-4). Le résidu d’air contenu dans la seringue est évacué avant l’injection des microbulles ainsi obtenues. Le sérum salé isotonique est le véhicule de choix. Lorsque des macromolécules sont utilisées, les microbulles obtenues sont de plus petite taille [31], et le contraste est plus intense – avec parfois des ombres acoustiques et – plus prolongé qu’avec les cristalloïdes (Figure 18-5).
Figure 18-4 |
Figure 18-5 D’après [2] ; reproduction autorisée. |
Les microbulles sont injectées en bolus par un cathéter veineux antébrachial plus que par un cathéter veineux central afin qu’elles puissent se mélanger au courant sanguin et que le contraste obtenu soit homogène lorsqu’il entre dans l’oreillette droite (Tableau 18-1). Le critère de qualité d’une épreuve de contraste est l’obtention d’une opacification complète de l’oreillette droite, notamment de la fosse ovale. L’injection des microbulles dans la veine fémorale semble augmenter la sensibilité de l’épreuve de contraste pour la détection du FOP [32, 33]. En effet, les microbulles injectées dans le système cave supérieur suivent le courant sanguin qui est dirigé vers la valve tricuspide, alors qu’il est dirigé vers la fosse ovale lorsqu’il provient de la veine cave inférieure (Figure 18-6). Après leur passage dans les cavités cardiaques droites, les microbulles sont bloquées par le filtre vasculaire pulmonaire dès que leur diamètre excède 9μm, ou bien elles se dissolvent très rapidement dans le courant sanguin veineux pulmonaire [34, 35]. Cela explique qu’elles n’apparaissent normalement pas dans l’oreillette gauche. Les épreuves de contraste sont inoffensives lorsqu’elles sont réalisées selon la méthode précédemment décrite [36].
Figure 18-6 |
Critères diagnostiques de shunt droit-gauche
Une épreuve de contraste est considérée comme « positive » lorsque des microbulles apparaissent dans les cavités cardiaques gauches en raison d’un shunt anatomique qui peut être intracardiaque ou intrapulmonaire [1]. Le délai d’apparition des microbulles dans les cavités cardiaques gauches oriente vers le siège anatomique du shunt droit-gauche (figures 18-7 et 18-8) : moins de trois cycles cardiaques en présence d’un FOP et plus de trois cycles cardiaques en cas de shunt intrapulmonaire [1, 14]. Cette règle des trois battements est parfois prise en défaut [35]. Un FOP intermittent chez un malade ventilé peut entraîner un shunt interauriculaire droit-gauche uniquement pendant la phase expiratoire, lorsque le régime de pression favorise le retour veineux au cœur droit [37]. Le shunt peut aussi être intermittent lorsqu’un anévrisme du septum interauriculaire a une excursion phasique intermittente vers l’oreillette gauche. Dans ces cas, le passage de microbulles à travers le FOP peut survenir au-delà du troisième battement cardiaque qui suit l’opacification complète de l’oreillette droite. Inversement, en présence d’un shunt anatomique intrapulmonaire à haut débit (fistule artérioveineuse proximale), les microbulles peuvent apparaître dans l’oreillette gauche via les veines pulmonaires avant le troisième cycle cardiaque qui suit l’opacification complète de l’oreillette droite. La localisation anatomique formelle du shunt droit-gauche repose donc plutôt sur la visualisation directe en ETO du passage des microbulles à travers un FOP – notamment en vue « bicavale » – ou dans les veines pulmonaires, ou sur la combinaison des deux (Figure 18-9).
Figure 18-7 |
Figure 18-8 |
Figure 18-9 D’après [2] ; reproduction autorisée. |
Le seul diagnostic différentiel du FOP est la communication interauriculaire [35]. Dans ce cas, le shunt gauche-droit peut créer un aspect de « contraste négatif » sous la forme d’une image de soustraction dans l’oreillette droite opacifiée par les microbulles. Certaines structures anatomiques normales, telles que la crista terminalis (bandelette musculaire proéminente, située le long de la paroi postérolatérale de l’oreillette droite et reliant les orifices des deux veines caves), le réseau de Chiari (structures fibreuses naissant de la région inférieure de la crista terminalis ou de la valve d’Eustachi et s’étendant dans l’oreillette droite), la valve de Thébésius (située à l’abouchement du sinus coronaire), et la valve d’Eustachi (située à l’abouchement de la veine cave inférieure), doivent être connues pour ne pas dérouter l’opérateur lorsqu’elles sont particulièrement développées (Figure 18-10). Les causes de faux diagnostics négatifs de FOP sont rares [35]. La sensibilisation de l’épreuve de contraste par des manœuvres qui inversent transitoirement le gradient de pression entre les oreillettes a été proposée [2], y compris chez les patients ventilés [9, 10]. Ces manœuvres sont pertinentes dans la recherche d’une embolie paradoxale [38], mais inutiles dans l’indication présente car seul un shunt permanent et important peut expliquer une hypoxémie symptomatique, que le patient soit en ventilation spontanée ou sous respirateur [37].
Figure 18-10 |
L’ETO a une capacité diagnostique supérieure à celle de l’ETT en mode d’imagerie fondamentale [27, 39]. L’ETT a bénéficié de l’apport diagnostique de l’imagerie de seconde harmonique [40, 41]. Couplée à une manœuvre de provocation (Valsalva plus que toux), elle est proposée comme examen de dépistage d’un FOP à l’origine d’une embolie paradoxale chez les patients en ventilation spontanée [42, 43 and 44]. En revanche, l’ETO reste indispensable pour l’exploration d’une hypoxémie inexpliquée.
Quantification du shunt
La quantification du shunt repose sur le compte du nombre de microbulles visibles ou sur une appréciation semi-quantitative de la densité du contraste qui apparaît dans les cavités cardiaques gauches. Les essais de quantification concernent principalement les shunts droit-gauches secondaires à un FOP. La comparaison entre le diamètre du FOP mesuré au cours d’une nécropsie et les résultats de l’épreuve de contraste réalisée en ETO a conduit à l’échelle d’évaluation semi-quantitative suivante [45] : grade I, ≤ 5 microbulles ; grade II, entre 6 et 25 microbulles ; et grade III, > 25 microbulles. Cette gradation reste imprécise, notamment en présence de shunts droit-gauches importants qui correspondent tous au grade maximal, alors qu’ils traduisent un shunt anatomique en réalité de taille variable. La reproductibilité intra- et interobservateur de cette évaluation semble satisfaisante [46], notamment pour le diagnostic de shunts minimes (< 10 microbulles) ou absents [47].
Cartographie Doppler couleur
Le Doppler pulsé à codage couleur ne peut être utilisé que pour le diagnostic de FOP.
Réalisation pratique
Seule l’ETO est utilisée avec les mêmes incidences que pour l’épreuve de contraste (Tableau 18-1). Afin d’obtenir une cadence d’images élevée, le secteur bidimensionnel est réduit le plus possible aussi bien en largeur qu’en profondeur, de manière à n’examiner que le septum interauriculaire dans sa globalité. L’échelle de vitesses Doppler couleur (limite de Nyquist) est réglée à environ 30 à 40cm/s de manière à pouvoir détecter des shunts à vitesses basses (Figure 18-11).
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