12. Groupe et psychodrame psychanalytiques
A. Deneux
Longtemps les psychanalystes se sont désintéressés des thérapies de groupe. Ceux-ci ont rapidement reconnu les possibilités offertes par le psychodrame, mais l’analyse de groupe peine encore à obtenir en France la place qu’elle mérite. Les pratiques groupales sont néanmoins nombreuses, essentiellement dans les institutions soignantes et sous forme de groupes à médiation (musicothérapie, relaxation ou expression corporelle, art-thérapie, etc.).
L’évolution des pathologies, à savoir l’effacement des névroses classiques pour lesquelles Freud a élaboré le dispositif de la cure, et le développement des troubles narcissiques qui appellent des aménagements de ce dispositif, les prises en charge du couple et de la famille, le travail sur l’institution, ainsi évidemment que la reconnaissance progressive des travaux consacrés au groupe par des psychanalystes de renom ont permis d’affirmer la pertinence théorico-clinique des démarches psychanalytiques groupales.
Repères historiques
Les fondateurs
Les groupes à but thérapeutique remontent à l’Antiquité, mais c’est Jacob Levy Moreno (1892 – 1974) qui, le premier, parla de psychothérapie de groupe. Il inventa le psychodrame. À la même époque (les décennies 1930 – 1940), Kurt Lewin (1890 – 1947), immigré comme Moreno aux États-Unis, conçut le premier dispositif d’analyse en groupe : les « groupes de diagnostic ».
Apport des psychanalystes
Opposé à la psychanalyse en groupe, Sigmund Freud s’est néanmoins beaucoup intéressé aux faits sociaux et à la culture. Son texte de référence, « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), débute ainsi : « Dans la vie d’âme de l’individu, l’autre entre en ligne de compte très régulièrement comme modèle, comme objet, comme aide et comme adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée, simultanément, psychologie sociale, en ce sens élargi mais tout à fait fondé. » Freud décrit le grand groupe (la foule, la masse) comme étant le lieu de régression des individus par identification les uns aux autres dans l’attachement commun à la figure du chef ; cette imago paternelle vient alors prendre la place de l’Idéal du moi de chacun.
L’œuvre de Wilfred Ruprecht Bion (1897 – 1979), bien connue quant à ses développements sur la genèse des processus de pensée, est considérée comme première référence psychanalytique du groupe. Bion propose en effet de nouveaux concepts : il met en évidence une affectivité groupale spécifique et étudie les mécanismes de défense qui s’y développent.
En France, les écrits de Didier Anzieu (1923 – 1999) ont largement contribué à légitimer le point de vue psychanalytique groupal. Il associe ses recherches sur les enveloppes psychiques et celles sur les groupes, dans une perspective proche de celle du conteneur de Bion d’une part, et des phénomènes transitionnels de Winnicott, d’autre part.
Approche théorico-clinique
Approche de Bion
Selon Bion (1961), tout groupe fonctionne à deux niveaux : le groupe de travail, qui vise à réaliser la tâche pour laquelle les participants sont réunis, et le groupe de base, c’est-à-dire la dimension émotionnelle sous-jacente qui perturbe la réalisation de cette tâche. Le groupe suscite des mécanismes de défense pour circonvenir le conflit existant entre les désirs individuels et la mentalité globale qui s’installe dans le groupe, mécanismes nommés présupposés ou hypothèses de base (basic assumptions), de couplage, d’attaque-fuite, et de dépendance :
– le couplage (pairing) se reconnaît par l’établissement ou le projet d’établissement d’une relation duelle, dont il est attendu que quelqu’un ou quelque chose de grandiose adviendra pour le groupe ; ce qui s’apparente à un fantasme originaire ;
– l’attaque-fuite (fight-flight) consiste à s’en prendre à quelque ennemi imaginaire, en principe au-dehors du groupe, et ainsi à se détourner des conflits intra- et intersubjectifs dans le groupe ; c’est une sorte de confrontation à une imago paternelle externalisée ;
– la peur est le mobile de la dépendance à l’égard d’un leader choisi pour soulager l’angoisse dans le groupe, à la manière d’une imago maternelle toute-puissante.
Le groupe a une fonction de transformation qui favorise les processus de pensée. Sa « fonction alpha » en fait un « appareil à penser les pensées ». Bion prolonge les théories kleiniennes qui l’ont inspiré pour comprendre les mécanismes de défense les plus souvent observés dans les groupes : clivage et identification projective notamment.
Ce sont précisément les aspects les plus archaïques des psychés individuelles qui sont sollicités dans les groupes. À cet égard, on cite volontiers les travaux J. Bleger pour ses études sur le syncrétisme1 dans les cadres psychothérapiques et dans les institutions.
Hypothèse d’une entité groupale spécifique
L’hypothèse d’une entité groupale spécifique, dotée d’une réalité psychique propre, qui résulterait de la conjonction des subjectivités individuelles et de l’intersubjectivité groupale, a été avancée par nombre d’auteurs sous des termes variés : « matrice groupale » de S.H. Foulkes (contemporain de Bion et, comme lui, immigré en Angleterre), « appareil psychique groupal » de R. Kaës, par exemple. Il ne s’agit cependant que d’un modèle peu utile au praticien, lequel se réfère plutôt, comme J.-C. Rouchy (1998), à la notion d’« espace analytique groupal ». Car la visée du clinicien est toujours in fine la position de chaque individu : comment le groupe sert ou inhibe son développement personnel.
Approches de D. Anzieu et R. Kaës
En 1966, D. Anzieu établit une analogie entre le groupe et le rêve, comme étant deux possibilités d’actualiser les désirs inconscients. Sa première étude sur l’illusion groupale2 date de 1971. On lui doit également des notions aussi fondamentales que celles d’organisateur groupal3 et de résonance fantasmatique4 (voir Anzieu, 1975-1981).
R. Kaës, disciple d’Anzieu, a élaboré une œuvre personnelle. On lui doit notamment quelques notions et concepts communément admis : l’« appareil psychique groupal1», les « fonctions phoriques2», le « pacte dénégatif3», le fonctionnement idéologique4, entre autres. Par analogie aux transfert et contre-transfert, il a proposé le terme d’intertransfert pour spécifier la relation inconsciente qui s’établit entre les thérapeutes d’un groupe ou d’une équipe.