États Anxieux et Névrose

8. États Anxieux et Névrose

Critique des Concepts



Plus que tout autre, la clinique des névroses de l’adolescence rend difficile de s’en tenir à une conception purement fonctionnaliste du psychisme et à faire l’impasse d’une analyse psychopathologique globale. Juxtaposer les ensembles complémentaires, les fonctions, comme autrefois les facultés mentales, s’accorde parfois difficilement à l’expérience clinique quotidienne.

Nous avons cependant voulu respecter les deux grandes tendances de la psychiatrie actuelle: la nosographie comportementale des classifications contemporaines et les grandes synthèses psychodynamiques confondant souvent l’histoire des névroses à celle de la psychanalyse.


L’ANGOISSE



Certes, dans beaucoup de cas la crise d’angoisse reste limitée, mais fréquemment cette crise constitue la porte d’entrée dans l’une ou l’autre des conduites symptomatiques durables. À proprement parler l’angoisse ne constitue pas une conduite mentalisée en tant que système particulier d’opération psychique (qu’il s’agisse d’une séquence fantasmatique, d’un mécanisme de défense ou des deux). Toutefois, comme elle représente presque toujours la situation préalable à l’entrée dans une pathologie franche, et que la fonction essentielle des systèmes de conduites mentalisées est précisément l’élaboration de cette angoisse, il nous paraît utile de la définir brièvement.

On peut distinguer trois étapes dans le développement de l’angoisse: 1) l’excitation somatique diffuse qui se caractérise par un riche cortège de manifestations physiques; 2) l’angoisse psychique envahissante marquée par une crainte extrême envahissant la psyché et dont les phobies archaïques constituent un exemple; 3) l’angoisse, signal-symptôme où le moi suscite l’angoisse face à un danger potentiel (seconde théorie de l’angoisse de Freud). Chez l’adolescent, on peut retrouver ces trois paliers d’angoisse.

Avant d’aller plus loin, il est également nécessaire de distinguer, à propos des transformations de l’angoisse à l’adolescence, deux plans d’observations:




– le premier concerne les différents types d’anxiété qui peuvent se succéder au cours d’un processus psychopathologique débutant: anxiété généralisée anticipatoire, crise d’angoisse, phobie, hypocondrie, etc.;


– le second porte sur les transformations de l’angoisse infantile reconstruite dans l’histoire d’un adolescent manifestant pour la première fois cliniquement un ou plusieurs états anxieux aigus évoqués précédemment.


ÉTUDE CLINIQUE


Beaucoup pensent encore qu’on ne peut pas parler chez l’adolescent de troubles anxieux bien fixés et bien catégorisables. Ils préfèrent encore parler d’anxiété à l’adolescence en général, ou penchent plus volontiers vers le fait qu’à cet âge de la vie, si l’on veut se référer aux classifications diagnostiques récentes, on devra parler de «troubles de l’adaptation avec humeur anxieuse ou anxiodépressive».




Continuité de l’enfance à l’âge adulte.


— L’évolution de l’enfance à l’âge adulte des troubles catégorisés par les classifications actuelles est mal connue. Les études rétrospectives concernent essentiellement les adultes. En 1972, K. Abe avait mis en correspondance une corrélation entre la présence de symptômes anxieux chez l’adulte et une forte anxiété pathologique dans leur enfance en interrogeant 243 femmes sur leurs symptômes anxieux et leurs peurs actuelles, ainsi que leur mère sur la prévalence de ces mêmes troubles dans l’enfance de ces patientes. D’autres auteurs (B.A. Thyer et coll., 1985) concluent au fait que seuls 20% des adultes présentant un trouble anxieux généralisé signalaient un début de ce trouble dans l’enfance ou l’adolescence sous la forme d’une hyperanxiété. Les études prospectives s’appuyant sur des échantillons homogènes suivis pendant une durée suffisante sont encore très peu nombreuses. L’étude de C.G. Last et coll. (1992), porte sur une cohorte d’enfants, âgés de cinq à dix-sept ans, consultant pour des troubles anxieux, suivis de trois à cinq ans avec une évaluation tous les ans. Par ce type de suivi les analyses actuelles suggèrent que la plupart des troubles anxieux ne se maintiennent pas tels quels au cours du développement. En outre, selon ces auteurs, les enfants et les adolescents présentant un trouble anxieux n’ont pas de risques accrus pour des troubles dépressifs.

Trois manifestations pouvant se rattacher à l’anxiété semblent toutefois présenter une certaine continuité de l’enfance à l’âge adulte:




– les phobies simples particulières (phobie du sang, phobie des blessures corporelles) qui seraient retrouvées inchangées à l’adolescence et à l’âge adulte (I. Marks, 1988);


– l’inhibition anxieuse qui montrerait une assez grande continuité de l’enfance à l’adolescence (étude de J. Kagan, 1994);


– l’anxiété de séparation dont les symptômes varient avec l’âge (G. Francis, 1987) mais qui pour un certain nombre d’enfants se poursuivrait à l’adolescence, en particulier sous la forme de phobie scolaire, puis à l’âge adulte sous celle de «troubles paniques».


Les troubles paniques.


— Compte tenu de l’intérêt porté à la recherche de ce trouble chez l’adulte, un nombre assez important d’études y ont été consacrées chez l’enfant et chez l’adolescent. D. Moreau et M. Weissman (1992) ont collecté 63 articles sur ce thème. Ces articles incluent des études rétrospectives d’adultes présentant ce trouble, des rapports cliniques sur des enfants ou des adolescents manifestant également ces difficultés, des études d’enfants et d’adolescents consultant en psychiatrie, des études épidémiologiques de population générale, des études familiales et enfin des études de traitements chimiothérapiques. En conclusion, ces auteurs considèrent que ce trouble survient très probablement dès l’enfance, mais surtout à l’adolescence, et que sa présentation clinique est similaire à celle observée chez les adultes. Ils concluent au fait que beaucoup d’enfants et d’adolescents consultant pour des symptômes physiques, présentent ce trouble non identifié comme tel. D’autres études ont également étudié l’âge de survenu du premier accès de ce trouble, elles s’accordent toutes maintenant pour confirmer que l’adolescence représente l’âge préférentiel de survenue du «Trouble Panique».










B9782294089664500086/f08-01-9782294089664.jpg is missing
Fig. 8-1.
Âge de l’attaque. Âge de survenue du trouble panique.

Il semble même exister une corrélation avec les stades pubertaires (stades de Tanner) dont le déroulement produirait aussi la survenue des attaques de panique chez les jeunes adolescentes. À chaque étape de la puberté, C. Hayward et coll. (1992) retrouvent un taux progressivement croissant d’attaques de panique. Ces auteurs en ont conclu qu’il pourrait exister un lien entre la puberté et la survenue ou l’étiologie des attaques de panique.



Particularités générales de l’expression anxieuse à l’adolescence.


— Certes on peut rencontrer, comme nous l’avons vu, des tableaux analogues à ceux de l’adulte ou de l’enfant. Toutefois, l’expression corporelle de l’anxiété paraît très spécifique de l’adolescent. Celui-ci ne viendra pas consulter en disant «je suis anxieux» mais plutôt en exprimant une plainte somatique banale sans substratum physique. C’est un moyen pour l’adolescent de demander quelque chose, de faire un signe, d’émettre un appel, beaucoup plus tolérable que l’expression d’une anxiété à travers laquelle il reconnaîtrait sa dépendance alors que précisément la problématique d’autonomie domine l’organisation psychodynamique. Les plaintes somatiques sont toutes celles que l’on relève dans les états d’anxiété: palpitations, céphalées, vertiges, nausées, etc. rapportées aux médecins généralistes (voir ci-dessous), certains ont même été jusqu’à décrire les «bouffées hypochondriaques aiguës», craintes envahissantes ou paroxystiques (R. Eblinger et J.P. Sichel, 1971).

Une autre particularité de l’angoisse de l’adolescence, en particulier des phobies, est de se manifester sous la forme de phobies scolaires (celles-ci sont traitées chap. 17, Phobies scolaires).

L’expérience clinique, confirmée par les études faites sur ce sujet, montre que les troubles anxieux, tels qu’ils sont catégorisés actuellement, peuvent s’associer à des degrés divers chez un même sujet.

Enfin, citons ici le syndrome de menace dépressive (A. Braconnier, 1991). Ce syndrome, fréquemment rencontré à l’adolescence, se manifeste par une apparition plus ou moins brutale d’une appréhension, ou même d’une terreur intense de se sentir envahi par la tristesse, le cafard et les idées suicidaires. La perturbation prédominante de ce trouble est une anxiété aiguë ou subaiguë dont la caractéristique essentielle est la crainte non pas d’un objet, d’une situation ou d’activités spécifiques mais la crainte de se sentir envahi par un affect dépressif dont certains éléments peuvent surgir par moment mais ne persistent jamais plus de quelques minutes à quelques heures. Les symptômes les plus souvent ressentis sont un sentiment de tension psychique et physique accompagné, de façon variée, de troubles neurovégétatifs habituellement ressentis dans les états anxieux aigus: dyspnée, palpitations, douleurs ou gênes thoraciques ou abdominales, sensations d’étouffement, impression d’évanouissement, etc. À ces symptômes s’associent fréquemment d’autres manifestations caractéristiques: irritabilité, insomnies d’endormissement et cauchemars nocturnes. Cet état aigu ou subaigu n’est ni purement anxieux ni surtout déjà franchement dépressif. D’un point de vue psychopathologique cette menace dépressive est toujours liée à deux facteurs associés: les représentations angoissantes, douloureuses et conflictuelles d’une séparation d’avec les objets parentaux et les représentations qui peuvent tout autant être angoissantes, douloureuses et conflictuelles d’un lien sexuel, et le plus souvent de nos jours érotique, avec un nouvel objet d’amour. Ce syndrome se caractérise donc par la conflictualité de deux modes de relation objectale portant l’une sur l’objet à perdre et l’autre sur l’objet à investir. Il faut signaler ici que cette menace dépressive peut être vécue par certains adolescents comme tellement insupportable qu’aucune autre transformation de l’objet d’amour n’est possible et qu’une dépression proprement dite peut alors s’organiser.


Évolution de la pathologie anxieuse de l’adolescent.


— L’évolution des «Troubles Anxieux» de l’adolescence est de mieux en mieux connue. De plus en plus de recherches vont dans le sens que la survenue d’un «Trouble Anxieux» (ou dépressif) à l’adolescence constitue un risque important de nouvelles manifestations du même type à l’âge adulte (tout particulièrement pour les Troubles paniques) ou de troubles différents, trouble de la personnalité évitante, ou dépression (D. Pine et coll. 1998). D’autres pensent encore que la pathologie anxieuse à l’adolescence est étroitement intriquée avec le processus même de l’adolescence et qu’il est difficile de prévoir son évolution, surtout si un traitement approprié est entrepris. Que ce soit donc à court ou à long terme, le propre de la pathologie anxieuse, même dans ses formes sémiologiques déjà caractéristiques, est de se transformer. Ces transformations sont multiples; elles peuvent aller d’une franche amélioration à des conduites devenant autonomes par rapport à l’angoisse initiale, comme les comportements addictifs, ou plus classiquement les différents types de conduite névrotique.


ABORD PSYCHOPATHOLOGIQUE


Dans la compréhension psychopathologique de l’angoisse à l’adolescence il est possible de reprendre les deux grandes théories de l’angoisse avancées par Freud. Rappelons brièvement que, dans ce qu’on appelle la première théorie de l’angoisse (1905: Trois essais sur la théorie de la sexualité), Freud donne de l’angoisse l’explication suivante: la libido se change en angoisse au moment où elle ne peut atteindre son objet de satisfaction; ceci s’observe en particulier lorsque l’objet vers lequel est dirigée la motion pulsionnelle vient à manquer. La pulsion libre d’objet produit l’angoisse qui, secondairement entraîne le refoulement. Dans la seconde théorie (1926: Inhibition, Symptôme et Angoisse), l’angoisse ne provient plus d’une cause externe (l’absence de l’objet de la pulsion), mais d’une origine interne: l’angoisse est produite par le moi du sujet, sa fonction essentielle est de servir de signal de danger. Dans cette seconde théorie, «c’est l’angoisse qui produit le refoulement».


À l’adolescence, les modifications aussi bien somatiques pubertaires que psychiques pulsionnelles seront à l’origine d’une production d’angoisse dont la qualité dépend en grande partie de la capacité d’élaboration du Moi. Dans certains cas, il semble que le bouleversement de l’adolescence réalise un véritable traumatisme externe Ce traumatisme met en péril les divers objets d’investissement de l’adolescent, qu’il s’agisse des objets internes ou externes. L’adolescent se retrouve face à des pulsions libidinales et agressives, sans objet d’investissement, pulsions qui menacent alors la cohérence même de sa personnalité. Les crises d’angoisse accompagnées de phénomènes transitoires de déréalisation ou de dépersonnalisation apparaissent ainsi comme des pertes temporaires des limites internes et externes dues en partie à l’irruption traumatique de pulsions ressenties par l’adolescent comme étrangères. Dans ce cas, un premier mécanisme de contention de l’angoisse ou de limitation de la pulsion est constitué par le mécanisme projectif: la pulsion est projetée dans une partie du corps qui devient alors étranger et menaçant: c’est l’un des mécanismes de la plainte hypocondriaque.

Toutefois, pour beaucoup d’adolescents, l’émergence soudaine de la pulsion sexuelle réactive la crainte de la menace de castration et le sentiment de culpabilité en même temps que les pratiques masturbatoires nouvelles et l’obtention de l’orgasme viennent focaliser sur la zone génitale les diverses pulsions. La crise d’angoisse apparaît alors comme une manœuvre du moi destinée à signaler le danger interne sans s’accompagner des sentiments de déréalisation et de dépersonnalisation cités plus haut. Contre ce danger le moi utilise alors les défenses psychiques les plus diverses comme le montre A. Freud (cf. chap. 8, L’intellectualisation).

L’hypocondrie enfin apparaît comme un symptôme charnière où «l’angoisse et les mécanismes de défense mis en œuvre pour l’endiguer trouvent à se localiser dans une lutte contre la dépersonnalisation» (R. Ebtinger et J.P. Sichel, 1971). L’hypocondrie peut être comprise comme la projection dans une partie du corps, soit des mauvais objets et des mauvaises parties du soi, soit des pulsions agressives et destructrices. L’utilisation prévalente des mécanismes projectifs se laisse entrevoir grâce à l’association fréquente avec des positions persécutives de type paranoïde.


Au total, on pourrait dire que, dans l’hypocondrie, le corps semble être le simple vecteur de la souffrance psychique, alors que dans l’hystérie il est le représentant symbolique d’un conflit.


ATTITUDE THÉRAPEUTIQUE


Il y a des erreurs à éviter: la première serait de ne pas prendre en considération l’anxiété «pathologique» des adolescents et de minimiser systématiquement le trouble somatique sous prétexte qu’il n’a pas de support organique. Une autre erreur serait de ne tenir compte que du symptôme en lui accordant une place primordiale sans chercher à élargir l’exploration à l’ensemble de la personnalité et des problèmes psychiques. L’adolescent accepte beaucoup plus qu’on ne le croit un tel élargissement de l’exploration, opportunité possible tout autant au médecin généraliste qu’au psychologue ou psychiatre.

Dans les troubles anxieux manifestes (attaques de panique, anxiété généralisée, agoraphobie, etc.), l’écoute et la consultation thérapeutique (voir p. 614) représentent la principale approche thérapeutique. La prescription d’anxiolytiques et surtout d’antidépresseurs s’avère parfois nécessaire à condition que cette prescription soit particulièrement bien suivie, limitée dans sa durée et envisagée de façon variable en fonction de l’évolution. À cet âge, elle doit rester intermittente même si, en cas de rechute, elle doit être reprise. Si les troubles tendent à se fixer ou revêtir une sévérité plus grande, l’indication d’une psychothérapie d’inspiration psychanalytique doit être posée. De plus en plus, à cette indication pour l’adolescent doit être joint un accompagnement de soutien, de compréhension et de confrontation avec les parents, si possible le père et la mère.


LES CONDUITES NÉVROTIQUES


L’angoisse ne peut se résumer aux «Troubles anxieux» proprement dits, ni même aux «Troubles phobiques» les plus caractéristiques dans lesquels elle est, de toute évidence, aux premiers plans sémiologiques. Les différents types de conduite que nous allons voir représentent des modalités sémiologiques et psychopathologiques individualisables mais dans lesquelles l’angoisse constitue une composante explicite ou implicite majeure.


LES EXPRESSIONS NÉVROTIQUES CARACTÉRISTIQUES DE L’ADOLESCENCE




Les conduites phobiques.



Les dysmorphophobies, conduites particulièrement fréquentes, s’observent dans les deux sexes et sont étroitement liées aux transformations pubertaires. Kraeplin a forgé ce mot pour désigner «les préoccupations anormales concernant l’esthétique du corps». Il s’agit pour cet auteur d’un phénomène obsessionnel non délirant. Janet de son côté définit la dysmorphophobie comme la «honte de son propre corps». Les auteurs anglo-saxons (W.A. Schönfeld) font plutôt référence aux «perturbations de l’image corporelle» pour désigner des conduites proches des dysmorphophobies: ce sont les inquiétudes concernant la morphologie de l’ensemble ou d’un segment particulier du corps.

Au sens strict, les dysmorphophobies ne semblent pas être de vraies phobies (dominées par la peur de l’objet ou de la situation phobogène), mais se rapprochent plutôt des idées obsédantes. S’il y a une peur, c’est celle du rejet social. Cette double dimension situe d’emblée la place particulière des dysmorphophohies marquant, d’un côté le rapport de l’adolescent avec son corps propre, et de l’autre, l’engagement de ce corps dans le groupe social, c’est-à-dire le «corps social».

Les premières dysmorphophobies apparaissent vers l’âge de 12 ans. Les préoccupations corporelles s’estompent après 18-20 ans. Dans tous les cas il importe de souligner que le segment corporel ou l’organe incriminé par l’adolescent présente une morphologie normale, ou à tout le moins, une déviance minime, sans rapport avec l’intensité des préoccupations. Nous mettrons un peu à part, car de significations plus complexes, les préoccupations liées aux particularités raciales (couleur de la peau, aspect crépu des cheveux): le contexte socioculturel constitue un facteur important dans le déterminisme de ces préoccupations. Il en va de même quand les parents de l’adolescent sont d’ethnies différentes: dans ce cas les préoccupations morphologiques illustrent la quête d’identité de l’adolescent avec la recherche ou le rejet des caractéristiques attribuées à l’une ou l’autre des lignées parentales.




Description Clinique.

— Toutes les parties du corps peuvent être invoquées. Dans certains cas l’adolescent paraît préoccupé par la silhouette ou une partie de la silhouette (poids, taille, fesses, ventre, etc.). Dans d’autres cas, c’est un point précis du corps (pied, main) et tout particulièrement le visage dont chaque organe peut être l’objet d’une crainte dysmorphophobique. Tous les organes liés aux caractères sexuels sont évidemment surinvestis (pénis, sein, pilosité).





— Les préoccupations excessives sur la silhouette:





Maigreur: cette crainte paraît plus spécifique des garçons qui ne se trouvent pas assez «fort», s’estiment «maigrichon, l’air affamé». Cette crainte peut induire des comportements boulimiques.


Taille: qu’elle soit jugée trop grande ou trop petite, la taille qui s’écarte un peu de la moyenne est rapidement mal tolérée. Ceci est vrai surtout pour la petite taille qui, lorsqu’elle s’accompagne d’un sentiment d’infériorité, peut pousser l’adolescent à accomplir des actes compensatoires ou à adopter des attitudes de prestance réactionnelle (en particulier conduite délinquante: S. Tomkiewick, 1967).


Grosses fesses, gros ventre, grosses cuisses: fréquentes et alimentées par les mauvaises plaisanteries du groupe (gros cul, boudin, etc.), ces craintes sont renforcées par le stéréotype social actuel qui privilégie le morphotype longiligne. Les contraintes vestimentaires (blues jeans) les accentuent: certains adolescents en arrivent à adopter des styles vestimentaires dans le seul but de masquer cette dysmorphophobie.


— Les préoccupations excessives sur une partie du corps. — Les pieds sont parfois l’objet de crainte: trop grands ou trop petits, trop larges, mal formés. Les filles trouvent volontiers leurs pieds trop grands et inversement les garçons choisissent des chaussures dont la pointure est largement au-delà du besoin.

Le visage et la tête sont bien évidemment le siège des préoccupations les plus fréquentes et les plus importantes. Toutes les parties peuvent être incriminées: les oreilles, le nez, les lèvres, la bouche, les yeux, les cheveux, les dents, etc. Trop gros, trop petit, mal formé, mal implanté, sont les plaintes habituelles.

L’acné juvénile est l’objet, surtout chez les filles, de nombreuses préoccupations, associé à un intense sentiment de dévalorisation.

La peur de rougir (érythrophobie), crainte plus classique, ne fait pas partie à proprement parler des dysmorphophobies. Néanmoins, en raison de sa fréquence à l’adolescence et de son lien évident avec l’image du corps, nous l’inclurons ici. L’érythrophobie peut être provoquée soit par l’extérieur, une remarque anodine d’un tiers à travers laquelle l’adolescent s’estime visé, un regard à peine appuyé, soit par un mouvement interne: crainte de laisser découvrir une impulsion ou un désir sexuel, une pensée, etc. Un sentiment de honte s’y associe, sentiment qui peut susciter chez l’adolescent une inhibition plus ou moins grave (cf. chap. 8, L’inhibition).






La pilosité: poils pubiens, poils axillaires, pilosité faciale et sur le reste du corps. L’apparition de la pilosité pubienne, et à un moindre degré axillaire, est guettée parfois avec anxiété chez le garçon comme chez la fille. Tout retard d’apparition peut être l’objet de crainte. Chez le garçon, la peur du visage glabre ou chez la fille, celle de l’hirsutisme conduisent à de longues séances d’observation, et à utiliser le rasoir, soit pour stimuler la pousse, soit pour couper des poils imaginaires.



Les organes génitaux eux-mêmes sont l’objet fréquent de crainte, en particulier chez le garçon: la peau ridée du scrotum, l’asymétrie de la descente des testicules, la taille de la verge, la forme du prépuce, la qualité de l’érection peuvent focaliser des craintes sur la possibilité d’avoir une sexualité dite «normale». Chez la fille, les craintes ne portent pas tant sur la forme (il ne s’agit donc pas de dysmorphophobie au sens propre) que sur la signification de la menstruation, et surtout sur la capacité d’avoir des enfants.


La mue de la voix enfin provoque, surtout chez le garçon, des craintes largement renforcées par les réactions du groupe des pairs lors des changements involontaires du registre de la voix.


Signification psychopathologique.

— Les dysmorphophobies résultent de la confluence de plusieurs sources. W.A. Schönfeld distingue quatre facteurs: 1) la perception subjective de la transformation corporelle; 2) des facteurs psychologiques internalisés où les «préoccupations» concernant le développement physique ne sont qu’une rationalisation et une projection d’une frustration affective plus fondamentale; 3) les facteurs sociologiques; 4) l’attitude dérivée de l’observation des autres.

De leur côtéS. Tomkiewicz et J. Finder (1967) décrivent trois sources essentielles aux dysmorphophobies: 1) Une source biologique dominée par la perception subjective des modifications corporelles. Selon ces auteurs «on pourrait dire que les conditions biologiques rendent la dysmorphophobie inévitable à la période d’adolescence». 2) Une source affective qui ellemême a plusieurs origines. Tout d’abord l’établissement progressif de l’identité sexuelle pousse l’adolescent à se préoccuper de toutes les modifications corporelles spécifiques d’un sexe. Tantôt il trouve que ses caractères sexuels secondaires sont trop marqués, tantôt il les trouve insuffisamment développés, mais une période de doute et de flottement est quasi constante. Outre l’axe de l’identité sexuelle, une autre source affective s’observe souvent à travers les fréquentes perturbations familiales: père occupant une place médiocre et dévalorisée auquel le garçon ne peut s’identifier de façon satisfaisante, mais surtout attitude particulière de la mère. En effet, le comportement de la mère peut renforcer les craintes de l’adolescent(e): tantôt la mère rejette de manière franche et explicite la transformation pubertaire, déclarant ouvertement que l’adolescent est maintenant laid, difforme, disgracieux, tantôt la mère développe des craintes exagérées, surtout sur la virilité du garçon, n’offrant à ce dernier qu’une identité négative par rapport à un père dévalorisé (il devient comme son père…). 3) Une source sociale enfin sans laquelle la dysmorphophobie ne peut se comprendre: «ce n’est pas seulement un trouble de la relation avec soi-même, mais aussi une forme de perturbation des relations avec autrui» (S. Tomkiewicz et J. Finder). Le groupe des pairs, son avis, son acceptation ou son rejet (réel ou imaginaire) sont à la base de sentiment d’anxiété, d’infériorité. L’extrême dépendance de l’adolescent au groupe de ses pairs trouve, à travers les dysmorphophobies, son expression caricaturale.

Dans une perspective où l’axe de compréhension environnementale et sociologique est secondaire par rapport à l’axe psychodynamique, R. Canestrari (1980) distingue deux grandes catégories de dysmorphophobies en fonction de leur évolution avec l’âge de l’adolescent. Certaines dysmorphophobies correspondent étroitement aux changements du corps dans un lien temporel (croissance somatique, musculaire, mue de la voix, acné): ces préoccupations renvoient à l’évidence au problème de l’image du corps. Selon R. Canestrari, elles seraient plus fréquentes chez le garçon. Les autres dysmorphophobies sont indépendantes des transformations corporelles ellesmêmes (forme du nez, couleur des yeux, peur de rougir, peur de perdre les cheveux); elles s’observent chez l’adolescent un peu plus âgé (15-16 ans) et seraient plus fréquentes chez les filles, à l’exception de la crainte de perdre les cheveux. Ces préoccupations sans substrat physique réel «doivent être considérées comme une symbolisation par l’intermédiaire du corps, du conflit clé de l’adolescence», en particulier les conflits liés à la séparation-individuation et à la perte des objets infantiles.

Les craintes liées à la morphologie corporelle représenteraient une tentative thérapeutique naturelle consistant à utiliser le corps propre comme objet extérieur d’amour et de haine dans l’attente d’une substitution adéquate lors de l’investissement secondaire d’un objet externe. Les dysmorphophohies constitueraient donc des objets relais, transitionnels, sur lesquels se focalisent les pulsions libidinales ou agressives au moment de la rupture, normale à l’adolescence, de l’équilibre entre les investissements d’objets et les investissements narcissiques.


L’intellectualization.



Une des fonctions du moi est d’éviter le changement, de parer à cette exacerbation pulsionnelle pour retrouver la relative tranquillité de la période de latence. Aussi toutes les fonctions défensives du moi vont-elles s’intensifier: «dans la lutte qu’il soutient ainsi pour éviter que son existence ne change, le moi se sert indifféremment de tous les procédés défensifs qu’il a déjà utilisés dans l’enfance et au cours de la période de latence. Il refoule, déplace, nie, inverse, retourne les pulsions contre le sujet lui-même, crée des phobies, des symptômes hystériques, enfin mate l’angoisse par des pensées et des actes compulsionnels.» Les perturbations des conduites mentalisées traduisent selon A. Freud «le renforcement des défenses, c’est-à-dire des victoires partielles du moi». Elles s’opposent en cela à l’apparition de conduites agies ou corporelles qui reflètent, toujours selon A. Freud, des victoires partielles du ça.


Outre les défenses habituelles que sont le refoulement, le déplacement, le déni, etc. A. Freud décrit deux mécanismes de défense plus spécifiques utilisés à cette période par le moi de l’adolescent: l’ascétisme et l’intellectualisation. L’ascétisme est une défense dirigée contre les pulsions et les exigences instinctuelles avec une tentative pour les maîtriser. Sa traduction clinique la plus typique se focalise autour du corps et devient caricaturale dans le cas de l’anorexie mentale (cf. chap. 6, L’anorexie mentale). L’intellectualisation va de pair avec l’accession à la pensée formelle au sens piagétien, au plaisir pris par l’adolescent à manier des abstractions et à ne plus penser uniquement sur les catégories du réel. L’intellectualisation rend compte de l’ouverture psychique nouvelle sur les catégories du possible. L’adolescent tend «à transformer en pensée abstraite ce qu’il ressent». Il s’agit là encore d’une tentative de maîtrise des pulsions, mais en quelque sorte par des voies détournées en surinvestissant les processus mentaux. Si le versant positif d’une telle opération défensive est de stimuler l’intelligence, son versant négatif s’observe dans les multiples productions symptomatiques de type névrotique.

Only gold members can continue reading. Log In or Register to continue

Stay updated, free articles. Join our Telegram channel

Jun 22, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on États Anxieux et Névrose

Full access? Get Clinical Tree

Get Clinical Tree app for offline access