1. Épidémiologie et classification des troubles bipolaires
J.-M. Azorin and A. Kaladjian
Introduction
Les classifications officielles et les déclinaisons diverses de la notion de « spectre bipolaireSpectre bipolaire » s’y rapportant constituent l’essentiel des pages qui vont suivre.
En guise d’introduction seront rappelées, sous forme de généralités, les grandes étapes de l’évolution des concepts, ainsi que les données de base des études de prévalencePrévalence.
Généralités
Évolution des concepts
L’adjectif « bipolaire » a été utilisé pour la première fois par Kleist en 1953 pour qualifier une psychose comprenant, en alternance, maniesManie(s) et mélancoliesMélancolie(s) (Angst, 2002). À l’opposé, toujours selon Kleist, les manies isolées et les mélancolies isolées devaient être intégrées au sein des psychoses unipolairesPsychose(s)unipolaire(s) (Angst, 2002).
L’alternance ou l’association de manies et de mélancolies ont été initialement décrites par Falret ainsi que par Baillarger, la même année 1854, sous les vocables de folie circulaireFoliecirculaire et folie à double formeFolieà double forme (Azorin, 2008 ; Marneros et Angst, 2000). Souvent confondues, les deux notions diffèrent quelque peu : contrairement à la folie circulaire, la folie à double forme ne comporte pas d’intervalle libre entre manie et mélancolie.
Ces descriptions aboutissent à l’identification par Kraepelin, en 1899, de la folie maniaco-dépressive qui regroupe manies isolées, mélancolies isolées et alternance de manies et de mélancolies. En France, le terme consacré sera longtemps celui de psychose maniaco-dépressivePsychose(s)maniaco-dépressive(s), utilisé pour la première fois par Deny et Camus en 1907 (Angst, 2002).
À cette époque, le vocable de psychose, que l’on doit à von Feuchtersleben en 1845, s’applique à des affections de la personnalité dans son ensemble, qui s’accompagnent d’une perturbation des relations psychophysiques. Jaspers y ajoutera l’idée de l’incompréhensibilité psychologique (Azorin, 2008). Quoi qu’il en soit, le terme désigne un trouble psychologique particulièrement sévère, lequel bouleverse la vie du sujet qui en est atteint. Cette signification perdurera jusqu’aux descriptions de Kleist.
En 1966, sur la base d’arguments génétiques évolutifs tenant au sexe ratio et à la personnalité prémorbide, Angst avec d’autres séparera, d’une part, les dépressions unipolairesDépression(s)unipolaire(s) comprenant les mélancolies isolées et, d’autre part, l’association de maniesManie(s) et mélancoliesMélancolie(s), ainsi que les manies isolées qui font partie du trouble bipolaire (Marneros et Angst, 2000).
L’idée d’une, voire de plusieurs formes mineures du trouble, est de fait présente dès la fin du XIXe siècle : Hecker décrit, en 1877, la cyclothymieCyclothymie que Kahlbaum, en 1882, rangera avec l’hyperthymieHyperthymie et la dysthymieDysthymie dans le groupe des « troubles mentaux partiels » (Azorin, 2008 ; Marneros et Angst, 2000).
Mendel, en 1881, utilisera le terme d’hypomanieHypomanie pour caractériser des formes de manie de moindre intensité (Marneros et Angst, 2000). Jung, en 1903, insistera sur leur aspect chronique, quoique susceptible d’exacerbation, et leur association à des conduites d’alcoolisation et de délinquance (Marneros et Angst, 2000).
Plus récemment, le concept d’hypomanie sera repris par Dunner et coll. en 1976 (Marneros et Angst, 2000), qui l’intégreront au sein d’une entité indépendante, le trouble bipolaire IITrouble(s) bipolaire(s)type II, par opposition au trouble bipolaire ITrouble(s) bipolaire(s)type I comprenant manies et mélancolies.
Un certain nombre de ces formes mineures, et en particulier la cyclothymie, seront, à la suite des travaux de Kraepelin, conçues comme bases tempéramentales des formes constituées de l’affection (Angst, 2002).
Il en reste parfois l’idée d’une certaine confusion, dans la littérature actuelle, entre des formes mineures du trouble, vues comme des entités morbides autonomes, et des tempéramentsTempérament, non proprement morbides en tant que tels, mais pouvant représenter des facteurs de vulnérabilitéVulnérabilité(s) à la maladie.
Le résultat de cette évolution conceptuelle est d’avoir fait du ou des troubles bipolaires une notion beaucoup plus extensive que celle de psychose maniaco-dépressive.
Études de prévalence
Les études de prévalencePrévalence réalisées en population générale sont relativement concordantes à propos de la forme la plus classique du trouble.
La prévalencePrévalence sur un an se situe généralement entre 0,12 et 1,7 %, avec des taux majoritairement compris entre 0,3 et 0,7 % (Rouillon, 2005). Une étude réalisée en France en 1990 retrouvait une prévalence de 0,8 % (Rouillon, 2005).
En population clinique, la prévalence des troubles bipolaires serait de 10 à 15 % des consultations en psychiatrie, soit la moitié des consultations sollicitant des soins dans le cadre des troubles de l’humeurTrouble(s) de l’humeur (Rouillon, 2005).
La prévalence globale des troubles bipolaires ne semble pas varier en fonction du sexe, quoique certaines études aient pu mettre en évidence un plus grand nombre d’épisodes dépressifsDépression(s) chez les femmes bipolaires et une prédominance du sexe masculin dans les cas de maniesManie(s) isolées (Rouillon, 2005).
L’âge de débutÂge de débutÂge de début des troubles semble très variable. Environ un tiers des sujets bipolaires ont un âge de débutÂge de début inférieur à 18 ans (Suominen et coll., 2007). La plupart des études montrent que l’âge de débutÂge de début précoceÂge de débutprécoce est associé à la sévérité du trouble et à un mauvais pronostic (Suominen et coll., 2007). Chez les sujets âgés, le trouble bipolaire est souvent associé à une pathologie cérébro-organique (Rouillon, 2005).
La prévalence sur la vie entière varie en fonction du statut marital, avec des taux particulièrement élevés chez les sujets célibataires, séparés ou divorcés (Rouillon, 2005).
La prévalence semble également varier selon le lieu de résidence, avec des taux plus élevés en zone urbaine qu’en zone rurale (Rouillon, 2005). Elle est aussi plus élevée chez les sans-logis, ainsi que dans les populations de sujets incarcérés (Rouillon, 2005).
Les études de prévalence soulignent, en outre, la fréquence des comorbiditésComorbidité(s). Une étude, réalisée au sein du réseau collaboratif de la Stanley Foundation (McElroy et coll., 2001), montre que 65 % des patients bipolaires présentent les critères pour au moins une affection de l’axe I sur la vie entière, 42 % les critères pour deux affections et 24 % les critères pour trois affections. Les comorbidités les plus fréquentes concernent les troubles anxieuxTrouble(s) anxieux, l’abus de substancesAddiction(s)abus de substance(s) et les troubles des conduites alimentairesTrouble des conduites alimentaires (Kahn, 2005). Les comorbidités avec les troubles de l’axe II sont également fréquentes, de même que celles avec des troubles somatiquesTrouble(s) somatique(s) tels que l’obésité, le diabète, les maladies cardiovasculaires, les affections endocriniennes ou la migraine (Kahn, 2005).
L’ensemble de ces comorbidités contribue à modifier l’expression clinique des troubles et à compliquer leur évolution (Kahn, 2005). Cela explique, en grande partie, les difficultés et les retards diagnostiques, ainsi que le retentissement considérable des troubles en termes d’impact socioprofessionnel, familial et médico-économique, qui en font la sixième cause de handicapHandicap dans le monde au sein des populations de 15 à 44 ans (Kahn, 2005).
La prévalencePrévalence des troubles bipolaires dépend aussi, en grande partie, des formes étudiées. Ainsi certains travaux ont pu mettre en évidence des taux de prévalence entre 0,3 et 3 % pour le trouble bipolaire IITrouble(s) bipolaire(s)type II, des taux variant entre 0,5 et 2,8 % pour la cyclothymieCyclothymie et des taux de 2,2 à 5,7 % pour la seule hypomanieHypomanie (Angst et coll., 2003). Pour l’ensemble des troubles bipolaires s’étendant jusqu’aux formes mineures, les taux de prévalence pourraient ainsi varier de 2,6 à 7,8 % (Angst et coll., 2003).
En utilisant des critères relativement peu restrictifs pour la définition des troubles, les taux de prévalence pour l’ensemble du spectre bipolaireSpectre bipolaire seraient susceptibles d’aller jusqu’à des chiffres de plus de 24 % (Angst et coll., 2003).
Les classifications actuelles des troubles bipolaires
DSM-IV-TR
Le DSM-IV-TRDSM-IV-TR (American Psychiatric Association, 2003) reconnaît au trouble bipolaire des formes plurielles, parmi lesquelles quatre sont essentiellement retenues :
1. le trouble bipolaire ITrouble(s) bipolaire(s)type I, caractérisé par un ou plusieurs épisodes maniaques ou mixtes habituellement accompagnés d’épisodes dépressifs majeurs ;
2. le trouble bipolaire II, qui comporte un ou plusieurs épisodes dépressifs majeurs accompagnés par au moins un épisode hypomaniaque ;
3. le trouble cyclothymiqueTrouble cyclothymique, qui comprend de nombreuses périodes pendant lesquelles des symptômes hypomaniaquesSymptômesmaniaques/hypomaniaques sont présents et de nombreuses périodes dépressives ne remplissant pas les critères d’un épisode dépressif majeur pendant une période d’au moins deux ans ;
4. le trouble bipolaire non spécifiéTrouble(s) bipolaire(s)non spécifié(s), qui est une catégorie résiduelle destinée à pouvoir coder des troubles comportant des caractéristiques bipolaires, mais ne répondant pas aux critères des troubles précédents.
La définition des troubles bipolaires repose par conséquent, on le voit, sur la présence d’épisodes thymiques dont il est possible de spécifier, outre la sémiologieSémiologie, le degré de sévérité et l’évolution dans le temps.
L’épisode dépressif majeurDépression(s)majeure témoigne d’un affaissement douloureux de l’humeurHumeur qui affecte les différentes sphères de la vie psychique, la cognition, les émotions, la motricité, mais aussi les rythmes vitaux du sommeil et de l’appétit, ou la capacité à éprouver du plaisir, ainsi que l’image de soi. Les symptômes qui sont le reflet de cette affection (et dont il est exigé que cinq, sur une liste de neuf, soient présents pendant une même période d’une durée de deux semaines pour porter le diagnostic d’épisode dépressif majeur) induisent une souffrance cliniquement significative ou une altération du fonctionnement socioprofessionnelFonctionnementsocioprofessionnel.
L’épisode maniaqueManie(s) correspond, pour sa part, à l’occurrenceOccurrence d’une période nettement délimitée, durant laquelle l’humeur est élevée de façon anormale et persistante pendant au moins une semaine.
Au cours de cette période, il existe une atteinte des mêmes domaines que dans l’épisode dépressif majeur, mais seulement trois symptômes sur une liste de sept sont nécessaires au diagnostic d’épisode maniaque, accompagnés d’une altération marquée du fonctionnement professionnel, des activités sociales ou des relations interpersonnelles.
L’épisode mixteÉtats mixtes est défini par la présence des critères d’épisode maniaque et d’épisode dépressif majeurDépression(s)majeure à la fois, presque tous les jours pendant au moins une semaine. L’épisode hypomaniaqueHypomanie se distingue de l’épisode maniaque par sa durée (au moins quatre jours) et par une altération moindre du fonctionnement global.
Diverses spécifications peuvent s’appliquer à l’épisode le plus récent. Toutes s’appliquent à l’épisode dépressif majeur. Celles-ci concernent la sévérité (avec en particulier la présence ou non de caractéristiques psychotiques), la chronicité (épisode supérieur ou égal à deux ans), la présence de caractéristiques catatoniques, mélancoliques (avec notamment une absence de réactivité aux stimuli agréables, une qualité particulière de l’humeur et une aggravation matinale) et atypiques (réactivité de l’humeur, prise de poids, hypersomnie, sensibilité au rejet), ainsi que l’existence d’un début en post-partum. Aucune ne s’applique à l’épisode hypomaniaque. Pour ce qui concerne l’évolution des épisodes récurrents, la spécification de l’évolution longitudinale (avec ou sans guérison entre les épisodes) s’applique à tous les épisodes des troubles bipolaires ; la spécification de caractère saisonnierCaractère saisonnier (relation entre la survenue de l’épisode et une période particulière de l’année) concerne les épisodes dépressifs majeurs des troubles bipolaires I et II ; enfin, la spécification des cycles rapidesCyclesrapides (survenue d’au moins quatre épisodes thymiques au cours des douze mois précédents) s’applique à tous les épisodes des troubles bipolaires I et II.
Selon le DSM-IV-TRDSM-IV-TR (American Psychiatric Association, 2003), la prévalencePrévalence sur la vie du trouble bipolaire ITrouble(s) bipolaire(s)type I, en population générale, varierait entre 0,4 et 1,6 %, alors que celle du trouble bipolaire IITrouble(s) bipolaire(s)type II se situerait autour de 0,5 %, le trouble cyclothymiqueTrouble cyclothymique ayant, lui, une prévalence de 0,4 à 1 %. Sur une durée de cinq ans, environ 5 à 15 % des sujets présentant un trouble bipolaire II développeraient un épisode maniaque, alors que le risque de développer ultérieurement un trouble bipolaire I ou II serait de 15 à 50 % pour le trouble cyclothymique.
Le trouble bipolaire non spécifiéTrouble(s) bipolaire(s)non spécifié(s) est, à la vérité, une catégorie résiduelle dans laquelle figurent des tableaux qui peuvent sembler hétérogènes : une alternance très rapide, sur quelques jours, de symptômes maniaquesSymptômesmaniaques/hypomaniaques et dépressifsSymptômesdépressifs qui ne remplissent pas les critères de durée minimale d’épisode maniaque ou dépressif majeur ; des épisodes hypomaniaques récurrents sans symptômes dépressifs entre les épisodes ; un épisode maniaque ou mixte surajouté à un trouble délirant, à une schizophrénie résiduelle, ou à un trouble psychotique non spécifié ; une situation au cours de laquelle le clinicien a conclu à l’existence d’un trouble bipolaire, mais n’est pas en mesure de déterminer s’il s’agit d’un trouble primaire, ou d’un trouble dû à une affection médicale générale ou induit par une substance.
Les troubles inclus au sein de la catégorie des troubles bipolaires non spécifiés posent, de fait, la question des limites du trouble bipolaire tel qu’il est conçu à partir des éléments qui en permettent aujourd’hui la définition.
Il est apparu, semble-t-il, à un nombre croissant de cliniciens que ces éléments n’étaient pas suffisants pour répondre à de multiples situations cliniques.
Autres classifications
La CIM-10CIM-10 (Organisation mondiale de la santé, 1993) est caractérisée par l’existence d’une catégorie diagnostique dominante : le trouble affectif bipolaire, sans distinction entre troubles bipolaires I et II. La cyclothymieCyclothymie, dont les auteurs reconnaissent pourtant qu’elle se rencontre fréquemment dans la famille de sujets ayant un trouble affectifTrouble(s) affectif(s) bipolaire et qu’elle puisse faire le lit de ce dernier, est rangée dans la rubrique des troubles de l’humeurTrouble(s) de l’humeur persistants et non pas dans celle du trouble (affectif) bipolaire.