2. Approche cognitive de la personnalité
applications aux personnalités pathologiques
La réhabilitation du sujet en tant qu’être actif, libre et responsable de ses conduites, contrairement au modèle béhavioriste alors prévalant qui en faisait le jouet d’un déterminisme externe, dépendant des renforcements positifs et négatifs provenant du contexte, fut alors qualifiée de « révolution cognitive ».
Les sciences de la cognition
Les disciplines qui se réclament du cognitivisme sont désormais fort nombreuses, ce qui mérite clarification.
Les neurosciences cognitives étudient l’ensemble des théories et dispositifs expérimentaux qui sont relatifs au fonctionnement du système nerveux et qui incluent l’anatomie, la physiologie et les processus cognitifs, jadis appelés fonctions supérieures. Elles ont adopté les principaux concepts de la cybernétique tels que la régulation, le rétrocontrôle, puis ceux issus des théories du traitement de l’information.
La neuropsychologie, terme forgé en 1913 par Osler, concerne les relations entre les processus psychologiques et le fonctionnement du système nerveux central. C’est un domaine particulier de la neurologie consacré au fonctionnement cortical et qui intéresse à la fois les neurologues, les psychiatres, les psychologues et les neurophysiologistes. Elle étudie les troubles du langage, du comportement et de la perception, tant chez l’animal en situation expérimentale que chez l’être humain en situation expérimentale et clinique.
La psychologie cognitive est la science des opérations mentales qui permettent l’acquisition et le traitement des informations. Elle s’intéresse principalement à l’élaboration des connaissances et des savoirs qui organisent les solutions de problèmes et le contrôle des réalisations. Elle concerne le sujet étudié, soit dans un contexte expérimental de psychologie générale, soit en interaction avec d’autres individus (psychologie sociale).
La psychologie cognitive étudie le traitement de l’information filtrée par les schémas inconscients enfouis dans la mémoire à long terme. Ce filtrage tend à privilégier certains aspects (biais cognitifs) par le truchement de la modification de l’attention, de la perception et de la sélection des stimuli.
La psychothérapie cognitive concerne les processus des changements chez des sujets qui souffrent ou qui provoquent dans leur entourage un état de souffrance psychique. Le terme a été forgé en 1959 par Aaron T. BeckBeck “A qui s’était largement inspiré de précurseurs tels que Georges KellyKelly (Georges) “A, Albert EllisEllis “A, Karen HorneyHorney “A et Jean PiagetPiaget “A. Cette nouvelle forme de psychothérapie s’intéressait principalement aux pensées automatiques, dysfonctionnelles et aux schémas accessibles à l’investigation du patient et du thérapeute associés dans une démarche de coopération expérimentale.
La mise au jour des croyances dysfonctionnelles principalement responsables des souffrances psychologiques permet d’élaborer des hypothèses et de les confronter, sur un mode expérimental, à des épreuves de réalité destinées à les infirmer mieux que ne pourrait le faire l’argumentation la plus savante ou la confrontation intellectuelle à des preuves contraires.
Psychologie cognitive et personnalité
Parallèlement à l’approche factorielle et dimensionnelle de la personnalité normale qui débouche sur les modèles à trois et cinq facteurs (EysenckEysenck “A, Cloninger), la psychologie cognitive exerce une forte influence sur les théories de la personnalité. La notion de cognition concerne les savoirs, les croyances et les opinions qui façonnent la personnalité.
La cognition est « l’ensemble des activités par lesquelles toutes les informations sont traitées par un appareil psychique, comment il les reçoit, les sélectionne, les transforme et les organise, construit des représentations de la réalité et élabore des connaissances » (Codol, 1988).
Le traitement de l’information par le psychisme humain fait appel à des processus de comparaison des objets perçus avec d’autres objets mémorisés dans la mémoire à long terme. Il s’ensuit un processus de classement nommé catégorisation. Cette opération mentale est fondamentale : elle permet d’identifier et de classer les données par une comparaison à un référentiel de données qui présentent des attributs similaires. Elle permet d’attribuer une signification aux données perçues et fait partie intégrante du processus de perception.
La psychologie sociale s’est beaucoup intéressée aux différences intercatégorielles qui aboutissent à des processus de Discriminationdiscrimination et aux similitudes intracatégorielles qui débouchent sur les stéréotypies sociales. La catégorisation est un processus cognitif de base qui organise et structure la perception du monde physique et social.
Les interactions sociales concernent des individus ou des groupes qui présentent la caractéristique d’être prévisibles, de posséder une consistance cognitive. Cet anglicisme désigne la constance temporelle des comportements, des opinions et des croyances d’un individu ou groupe d’individus. Cette constance permet d’anticiper ses conduites futures, en inférant de leur caractère similaire.
Le concept de consistance cognitive débouche sur celui d’amorçage issu des études de facilitation de la mémoire par des tâches d’activation : il concerne la facilitation du traitement de l’information par une pré-exposition à une tâche réalisée préalablement. L’amorçage se traduit par l’accessibilité d’un Concept traitconcept trait ou construct (BrunerBruner “A, 1958) dont l’augmentation se traduit au niveau perceptif par trois conséquences indépendantes :
• l’abaissement du seuil de reconnaissance et d’identification catégorielle du stimulus ;
• l’augmentation du potentiel des stimuli pouvant être perçus ou identifiés par cette structure ;
• la capture du stimulus.
Il en résulte un biais d’Encodageencodage : le concept trait capture l’information cible et, lors du jugement, il utilise le concept trait le plus accessible, du fait soit de sa récence, soit de sa fréquence d’activation, indépendamment des informations recueillies sur la personne. Plus certains concepts traits sont fréquemment activés, plus ils restent accessibles en mémoire et fonctionnent dans la perception de la réalité. Le niveau d’activation peut devenir permanent tant leur fréquence d’emploi est élevée. Ils deviennent chroniquement accessibles (Bargh et coll., 1988), notion dont les implications sont capitales pour les personnalités pathologiques et leurs thérapies.
Ces notions sont corroborées par de nombreuses expériences reproductibles de psychologie sociale : elles ont démontré à maintes reprises que des tâches coûteuses sont facilitées par des tâches préalables moins coûteuses, quels que soient le contexte et la population étudiée.
La psychothérapie cognitive accorde un rôle prépondérant au concept de « Schémasschémas » qui constitue en fait un sous-ensemble de celui de « Catégoriecatégorie ». Les schémas sont à la schématisation ce que le tableau est à la peinture, le phénotype au génotype, c’est-à-dire leur aspect figuratif.
La schématisation est un processus général de catégorisation sociale, c’est-à-dire de vision de soi, des autres, du monde et du temps qui a tendance à confiner à la stéréotypie dans des conditions pathologiques.
La Triade de Becktriade de BeckBeck “A en est issue. Elle nous permettra tout au long de cet ouvrage de décliner les personnalités pathologiques sur ces trois axes : vision de soi, des autres, du monde.
L’attribution est un processus d’inférence permettant de donner une signification causale aux événements, à ses propres comportements et à ceux d’autrui. C’est un processus par lequel « l’homme appréhende la réalité, peut la prédire et la maîtriser en vue d’introduire de la cohérence, de la stabilité et du sens dans la perception de l’environnement » (HeiderHeider “A, 1958).
L’attribution consiste donc à rechercher des causes à partir des effets en remontant la chaîne des événements par un processus intuitif comparable à une « analyse factorielle implicite ». Celle-ci vise à différencier les facteurs liés au contexte et ceux liés aux personnes, à distinguer leur caractère intentionnel ou non. À la manière d’un « scientifique intuitif », l’homme infère des causes à partir des effets observés et cherche à répondre aux trois questions fondamentales que se pose tout scientifique :
• l’effet est il distinctif et spécifique d’une situation donnée ?
• l’effet est-il constant dans le temps ?
• l’effet est-il propre à l’individu observé ?
Les différentes théories de l’attribution revêtent une importance capitale dans l’approche cognitive de la personnalité et sont marquées par les noms de KelleyKelley “A, JonesJones “A et DavisDavis “A, NisbettNisbett “A et RossRoss “A.
Kelley (1967)étudie les motivations des processus d’attribution, en particulier internes et externes, et constate qu’en l’absence de données précises ou lorsque le temps manque, l’attribution de causalité aux dispositions d’un individu ou à la situation n’a pas la rigueur d’une analyse statistique et se réfère plutôt à l’expérience passée, sinon aux préjugés.
Si des faits contraires viennent contredire cette attribution, elle a tendance à être maintenue coûte que coûte en raison du biais de confirmation privilégiant l’explication établie.
Ainsi le scientifique intuitif pêcherait bien souvent par précipitation et idées toutes faites.
Jones et Davis (1965) centrent la question de l’attribution sur les mécanismes qui permettent d’inférer à partir de l’observation du comportement d’un individu autre que soi-même (Hétéro-attributionhétéro-attribution) s’il obéit à des dispositions internes stables ou à des facteurs externes contextuels. Un observateur a tendance à juger le comportement d’un sujet observé comme étant la conséquence de ses intentions et l’expression de ses motivations internes : ce processus d’inférence est la base des théories implicites ou naïves de la personnalité.
Outre les Biaisde complaisancebiais de complaisance, les mécanismes d’attribution sont fonction de l’issue positive ou négative d’une situation.
NisbettNisbett “A et RossRoss “A (1980) créent un concept dont l’importance est extrême pour ce qui concerne les troubles de la personnalité, à savoir l’erreur fondamentale ou Divergence acteur-observateurdivergence acteur-observateur.
L’erreur fondamentale constitue un biais d’attribution universel qui conduit à imputer aux sujets agissant, les « acteurs », la responsabilité de leurs actions en fonction de motivations internes supposées plutôt qu’à des facteurs contextuels. Les acteurs incriminent plus volontiers des facteurs situationnels tandis que les observateurs invoquent des causes dispositionnelles, des motivations internes. L’acteur rationalise ses motivations et l’observateur interprète de manière causaliste.
Ce biais est puissamment renforcé par les psychothérapies interprétatives. Le prétendu « masochisme » des victimes de violences intrafamiliales suspectées d’être la cause de leurs tourments (et souvent persuadées de l’être) s’alimente de cette erreur fondamentale.
Les biais d’attribution sont à l’œuvre dans de nombreux processus psychopathologiques, notamment dans les troubles de la personnalité. Les Attribution(s)externesattributions externes stables d’hostilité et de dangerosité caractérisent les sujets paranoïaques, schizoïdes, antisociaux, évitant dépendants et obsessionnels-compulsifs. Les Attribution(s)internesattributions internes stables de vulnérabilité ou de précarité concernent plutôt les schizotypiques, les histrioniques, les dépendants, les sujets évitants et dépressifs.
Les heuristiques sont des procédures abrégées d’élaboration de réponse visant à l’efficacité et susceptibles de biaiser le traitement de l’information par des erreurs systématiques.
KahnemanKahneman “A et TverskyTversky “A (1973), en étudiant les processus cognitifs impliqués dans les prédictions, constatent que les réponses fournies ne confirment pas l’aptitude à émettre des probabilités mise au crédit du statisticien intuitif que serait censé être l’être humain car il utilise des procédures accélérées. Kahneman et Tversky les nomment heuristiques.
Il s’agit de procédures d’assimilation. Elles accélèrent le processus de réponse et de prise de décision pour en accroître l’efficacité, sinon la rigueur. Moins coûteuses que les processus d’accommodation, elles sont à l’œuvre en permanence, tant chez les sujets normaux que chez ceux qui présentent des troubles de la personnalité.
Ces derniers sautent à pieds joints vers leurs croyances favorites : « De toute façon je suis spécial, nul, désirable, indésirable, faible, rejeté, menacé, à part, étrange, seul fiable, je suis un dur, etc. » ; « De toute façon les gens sont méchants, nuls, médiocres, bon à exploiter, rejetant, etc. » ; « De toute façon cela sera toujours pareil, jamais comme avant, de mal en pis, etc. »
Les biais cognitifs et les troubles de la personnalité
La notion de biais est issue de l’épidémiologie et de la statistique. Un biais concerne l’observation : c’est une erreur systématique qui s’introduit dans une enquête et qui vient en fausser ou en déformer les résultats. Sa mise en évidence constitue l’ordinaire du travail des statisticiens et des épidémiologistes.
Dans les années 1960 la métaphore du scientifique spontané ou intuitif fit place à celle de l’ordinateur défectueux (faulty computer), c’est-à-dire introduisant des biais, des erreurs systématiques dans la perception et le traitement des données, biais consécutifs au contexte, à l’observateur ou aux deux.
Ces biais sont multiples et relatifs au contexte ou à l’observateur.
Les biais relatifs au contexte sont :
• les biais de saillance ; un sujet singulier contraste sur des sujets différents, par exemple une femme seule dans un groupe d’hommes et réciproquement ;
• les biais d’abstraction ; une information concrète est davantage perçue qu’une information abstraite ;
• les biais de corrélation consécutifs aux corrélations illusoires créées entre des événements indépendants et simultanés ou séquentiels.
Les biais liés à l’observateur sont principalement :
• les biais de causalité créant des liens entre des phénomènes qui n’en ont aucun, par exemple : date et heure de naissance ↔ personnalité ↔ écriture, pour formuler des prédictions profanes (astrologie, graphologie) ;