Chapitre 6. Temporalité, mémoire et trauma
« Le péril s’évanouit quand on ose le regarder. »
François René de Chateaubriand
La temporalité, cette continuité dans le tempstemps, peut être gravement perturbée, que ce soit par un traumatismetraumatisme(s), une dépression, des troubles obsessionnelsobsessionnels (troubles)troubles obsessionnels compulsifs (TOC), etc.
Nous avons choisi de consacrer un chapitre spécifique aux perturbations mnésiques qui peuvent apparaître à tout âge lorsqu’elles sont dues à un traumatisme. Alors que l’expérience traumatique produite une « rupture de sens » selon Claude Barrois (1985), et que Briole (1988, 1994, 1998), lui, y voit un « trou dans le signifiant », pour d’autres il s’agirait d’une « expérience de non-sens ». Au regard de la phénoménologie, l’expérience traumatique, dans son surgissement comme dans sa durée, est un bouleversement profond du sujet dans son rapport avec l’autre, le monde et lui-même. Le patient ne se reconnaît plus, il n’est plus comme les autres, il est comme aliéné, figé dans une temporalité et dans la difficulté, voire dans l’impossibilité de donner un sens à ce qui lui arrive. Il est revenu des Enfers, non pas pour le monde des vivants, mais pour celui des survivants.
Mythologie et répétition
Claude Barrois rattache la névrose traumatique au mythe d’Orphée plutôt qu’à celui d’Œdipe. Comme Orphée, le traumatisé ne peut plus exercer de séduction, car il est assailli et dominé par une activité incoercible de « reviviscence ».
Rappelons qu’Orphée, fils d’Apollon et de Calliope, était un poète et un musicien très fameux de Thrace, dans l’Antiquité. Après la mort de son épouse Eurydice, Orphée, éperdu de chagrin, osa descendre aux Enfers pour demander à Pluton de le laisser ramener Eurydice dans le monde des vivants. Ce que les divinités infernales lui accordèrent, à la condition qu’il ne se retourne pas pour la voir tant qu’il ne serait pas sorti des Enfers. Mais son amour était si fort qu’il passa outre et se retourna, afin de contempler enfin Eurydice, la faisant ainsi disparaître pour la seconde fois et définitivement. Désespéré, il se retira sur le mont Rhodope, inconsolable et indifférent aux femmes.
Le voyage d’Orphée aux Enfers devait être le point de départ d’un mouvement religieux schismatique entre les iie et ive siècles, l’orphisme, qui était à la fois une explication de l’univers et une doctrine de l’autre vie, puis devint un courant philosophico-religieux.
« Souvenir de l’enfer, et enfer du souvenir », l’enfer étant impliqué à la fois par le contenu des reviviscences et par la fonction répétitive qui harcèle le patient.
Le mythe de Sisyphe, quant à lui, illustre parfaitement la douleur présente dans le syndrome de répétition. Sisyphe, fils d’Éole et fondateur de Corinthe, a été condamné par Zeus à une épreuve épuisante et éternellement renouvelée. Il doit faire rouler devant lui, en remontant la pente d’une montagne, un énorme rocher. Lorsqu’il est parvenu au sommet, le rocher lui échappe et redescend, forçant Sisyphe à recommencer éternellement. Mythe repris par Camus, pour illustrer le symbole de l’homme prisonnier dans sa lutte absurde contre un destin aveugle. Cela symbolise bien le syndrome de répétition des névroses traumatiques qui réitèrent aussi de manière absurde et vaine la tentative de maîtriser dans l’imaginaire une situation qui a surpris et débordé le sujet en surgissant dans la réalité.
Orphée ou le retour des Enfers, Sisyphe ou la répétition à perpétuité, Er ou la réminiscence du soldat laissé pour mort sur le champ de bataille, le trauma a entrouvert devant les yeux de la victimevictime(s) le spectacle terrifiant du chaos et du néant absolu, négation de la vie et de l’être humain.
Traumatisme et temporalité
Lorsque l’on parle de traumatisme, que ce soit en psychanalysepsychanalyse, en psychiatrie ou dans la classification des DSM (Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders), cela évoque toujours un événement. En psychanalyse, on insistera aussi et surtout sur sa trace, c’est-à-dire son impact sur le fonctionnement psychique et la mémoiremémoire. Il y a donc l’inscription traumatique et la remémoration traumatique ; avec l’écritureécriture comme médiation, ces deux aspects, complexes à appréhender d’un point de vue thérapeutiquethérapeutique(s), pourraient être plus faciles à réunir.
Dans la psychopathologiepathologie(s) du trauma, l’un des symptômes persistants est celui des troublestrouble(s) de la mémoire qui engendrent les troubles de la concentration ainsi que le syndrome de répétition. Dans ces cas-là, il ne s’agit ni d’un déficit intellectuel ni d’une altération neurologique, mais d’un problème d’accès à la mémoire, d’un problème de stockage : l’information serait parasitée par la répétition traumatique qui vient empêcher la mémoiremémoire à court terme de fonctionner correctement. Comme si, lors de l’effraction psychique qui s’opère au cours du traumatismetraumatisme(s) psychique, un « trou » s’était creusé, une « perforation ». Pour qu’un événement ou une expérience puisse donner lieu à un souvenir, il doit pouvoir s’inscrire dans le tempstemps et l’espace. Lorsqu’un traumatisme est refoulé, il ne peut se transformer en un souvenir dans la mesure où l’inconscient, atemporel, ignore les dimensions de temps et d’espace. Si un stockage mnésique envahit l’inconscient, les registres de temps et d’espace ne peuvent plus fonctionner normalement et le traumatisme continue de se reproduire sous la forme de souvenirs ecmnésiques. Tout se passe comme s’il s’agissait d’une quasi-inversion du modèle classique de la mémoire. Avec le traumatisme psychique, le terme même de mémoire est impropre, dans le sens où le sujet n’a pas à solliciter un rappel dans la structure de stockage de la mémoire. C’est au contraire le signifiant stocké qui se rappelle spontanément. Le régime économique du patient traumatisé impose répétitivement et inexorablement le traumatisme du passé jusqu’à l’inclure comme un morceau de réalité dans le présent. Cette inclusion, du point de vue de la réalité inconsciente, a une valeur hallucinatoire, quasi délirante par moments. Pour illustrer ce propos, André Green (Le Temps éclaté) prend comme métaphore dans le théâtre l’apparition de Banco à Macbeth après que celui-ci l’eut tué, par opposition à l’apparition des trois sorcières.