59: MÉDICAMENTS ET PERSONNES ÂGÉES

CHAPITRE 59 MÉDICAMENTS ET PERSONNES ÂGÉES





GÉNÉRALITÉS


Le vieillissement de la population est une réalité à l’échelle mondiale, et ce phénomène va se poursuivre dans les décennies à venir, avec comme caractéristique importante une progression démographique plus marquée pour les personnes de 85 ans et plus. D’ici 2025, presque 1 personne sur 5 sera âgée de 65 ans ou plus, et les personnes âgées de 85 ans et plus représenteront quant à elles 3 % de la population.


La population âgée est par définition hétérogène en termes de besoins liés à la santé. Par exemple, une femme de 83 ans qui fait encore ses courses elle-même et s’occupe de ses petits-enfants le mercredi n’aura pas les mêmes besoins qu’un homme de 72 ans avec une maladie d’Alzheimer, et qui a recours à une aide pour le ménage, la toilette et la préparation de ses médicaments. Cette hétérogénéité doit être prise en compte dans la stratégie de provision de soins pharmaceutiques. Les personnes âgées dites « fragiles «, ou « à profil gériatrique «, doivent certainement retenir toute notre attention.


La fragilité peut être envisagée comme un ensemble de caractéristiques d’un patient âgé qui le prédispose à une évolution vers le déclin fonctionnel (perte de capacité), ou qui augmente chez lui le risque d’apparition de syndromes gériatriques. Ces syndromes sont les suivants : instabilité et chutes, confusion aiguë (delirium), incontinence, dénutrition, infections, immobilisation, effets iatrogènes. Les effets iatrogènes sont donc reconnus, à juste titre, comme un élément important dans le concept de fragilité.


D’un point de vue clinique et pharmaceutique, les personnes âgées ont souvent de multiples comorbidités qui nécessitent la prise de plusieurs médicaments. En moyenne, 40 % des personnes âgées de plus de 75 ans prennent au moins 5 médicaments par jour, et les chiffres sont généralement plus élevés pour les personnes institutionnalisées et hospitalisées. Dans une étude récente menée dans plusieurs hôpitaux en Europe, le nombre médian de médicaments pris était de 6 et 44 % des patients qui prenaient plus de 5 médicaments par jour [1]. Une autre particularité de la population âgée concerne la présentation clinique des problèmes médicaux qui est souvent atypique. Par exemple, environ seulement la moitié des personnes âgées avec un infarctus du myocarde rapportent une douleur rétrosternale. De façon similaire, une douleur aiguë ou un problème infectieux peut se présenter uniquement avec de la confusion, sans les autres symptômes typiquement rencontrés chez l’adulte plus jeune. Cela rend le diagnostic plus difficile et retarde donc potentiellement la prise en charge adéquate du patient.



MODIFICATIONS PHARMACOCINÉTIQUES ET PHARMACODYNAMIQUES LIÉES À L’ÂGE


Plusieurs modifications physiologiques liées à l’âge sont susceptibles de modifier la pharmacocinétique et pharmacodynamie des médicaments chez les personnes âgées. Par exemple, il est bien établi qu’avec l’âge la proportion de graisse augmente et que l’espace hydrique diminue, ce qui peut avoir des conséquences sur le volume de distribution et la demi-vie de plusieurs médicaments. Malheureusement, force est de constater qu’il existe relativement peu de données relatives à la pharmacocinétique et pharmacodynamie des médicaments chez les personnes âgées et en particulier chez les patients fragiles.


D’un point de vue pharmacocinétique, plusieurs modifications liées à l’âge sont susceptibles de modifier l’absorption, la distribution, le métabolisme ou encore l’élimination des médicaments. Le tableau 59.1 présente les modifications pharmacocinétiques qui ont un impact clinique connu.



Un paramètre important à prendre en compte dans le cadre de soins pharmaceutiques est la diminution de la filtration glomérulaire. Il est important de pouvoir évaluer ce paramètre et ne pas se limiter à la valeur de la créatinine sérique. En effet, une valeur normale de créatinine sérique cache régulièrement, au vu de l’âge avancé et d’un poids parfois faible, une diminution significative de la fonction rénale. Il n’y a pas de consensus clair sur la meilleure formule à utiliser. La formule MDRD semble être un meilleur indicateur de la fonction rénale chez les personnes âgées. Cependant, lorsque la posologie des médicaments doit être adaptée, plusieurs sources recommandent l’utilisation de la formule de Cockroft & Gault.


Au niveau pharmacodynamique, l’âge entraîne des modifications dans la réponse pour plusieurs classes de médicaments agissant sur les récepteurs cholinergiques, dopaminergiques, adrénergiques et GABAergiques. Ces modifications ont un impact clinique non négligeable dans plusieurs situations. Par exemple, les personnes âgées sont plus sensibles à l’effet des benzodiazépines sur le système nerveux central, à l’effet analgésique des opiacés, à l’effet des anticoagulants. À l’inverse, il y a un effet diminué des médicaments agissant sur les récepteurs β. Les doses utilisées devront donc être adaptées en conséquence, le plus souvent à la baisse.



PROBLÈMES LIÉS À L’UTILISATION DES MÉDICAMENTS CHEZ LA PERSONNE ÂGÉE : GÉNÉRALITÉS



Épidémiologie


La littérature internationale met clairement en évidence que l’utilisation dite « inappropriée « des médicaments chez les personnes âgées est courante. Les événements iatrogènes sont environ deux fois plus fréquents chez les personnes âgées par rapport aux adultes en général. Cette utilisation inappropriée peut avoir des conséquences délétères en termes cliniques, économiques, et de qualité de vie des patients. Quelques exemples chiffrés pour illustrer la problématique : une étude à très large échelle réalisée aux États-Unis, chez des personnes âgées non institutionnalisées, a rapporté que sur plus de 1 500 événements iatrogènes détectés, plus d’un quart d’entre eux auraient pu être évités (ce chiffre s’élevait même à 38 % d’événements iatrogènes évitables parmi les événements sérieux ou potentiellement fatals). La plupart des erreurs associées à ces événements s’étaient produites à l’étape de la prescription, ou de son suivi. Une conséquence clinique importante de ces événements iatrogènes est l’hospitalisation. On estime qu’entre 5 et 25 % des admissions à l’hôpital sont la conséquence d’un événement iatrogène, et qui aurait pu être évité dans presque un cas sur deux. En termes économiques, une étude américaine a évalué pour chaque dollar dépensé pour l’achat d’un médicament, le coût de la prise en charge des événements iatrogènes s’élève à 1,33 dollars.



Pourquoi la personne âgée est-elle plus à risque ?


Tout d’abord, les personnes âgées souffrent souvent de plusieurs comorbidités, qui nécessitent la prescription concomitante de plusieurs médicaments. Par exemple, un patient avec insuffisance cardiaque, diabète et ostéoporose recevra souvent plus de 5 médicaments (par exemple un inhibiteur de l’enzyme de conversion, un diurétique, de l’aspirine, au moins un antidiabétique, du calcium, de la vitamine D et éventuellement un bisphosphonate). Or, il est bien démontré que plus le nombre de médicaments prescrits augmente, plus le risque d’événement iatrogène est grand.


Ensuite, comme expliqué plus haut, les modifications phar-macocinétiques et pharmacodynamiques augmentent le risque iatrogène si le prescripteur n’en tient pas compte (principalement pour adapter les doses). D’autres facteurs moins directement liés à l’aspect médical peuvent jouer un rôle déterminant dans l’iatrogenèse. Il s’agit par exemple de problèmes de compliance, dont les causes peuvent être nombreuses.


Enfin, il est important de mentionner que l’on dispose de relativement peu de données de type « evidence-based medicine « spécifiques à la population âgée fragile. Ces personnes sont souvent exclues des études cliniques, et on ne peut donc se contenter que d’extrapolation de données d’études cliniques réalisées avec des personnes plus jeunes et/ou en meilleure santé. C’est une limitation importante, qui peut expliquer que l’approche thérapeutique est souvent plus « empirique «, et donc en partie plus susceptible de mener à des effets iatrogènes.



PRESCRIPTION ET SUIVI DE LA PRESCRIPTION



Catégories de prescription inappropriée


Les erreurs de prescription, ou prescriptions dites « inappropriées «, sont une des causes principales d’événements iatrogènes chez la personne âgée. On distingue en général trois catégories de prescriptions inappropriées. Le tableau 59.2 illustre quelques exemples fréquents pour chacune de ces catégories.



Premièrement, il peut s’agir d’une utilisation (ou prescription) sans indication valable (appelée « overprescribing « en anglais). Bien que la polymédication soit souvent justifiée par la présence de plusieurs comorbidités, un message-clé est de réévaluer régulièrement le traitement afin d’arrêter les médicaments non nécessaires. On est souvent frappé de voir qu’aussi bien le médecin que le patient ne se rappellent pas toujours l’indication d’un médicament prescrit depuis plusieurs années.


Deuxièmement, la prescription peut être justifiée, mais être inappropriée par rapport aux critères suivants :



Le terme de « misprescribing « est alors utilisé. La cascade médicamenteuse en est un cas particulier. Elle débute lorsqu’un effet indésirable d’un médicament est interprété comme étant un nouveau problème médical, et qu’un nouveau médicament est introduit pour traiter ce problème, alors qu’il faudrait en priorité envisager une alternative au médicament ayant provoqué l’effet secondaire initial. En voici quelques exemples : prescription d’un antihypertenseur chez un patient prenant un AINS, prescription d’un antiparkinsonien chez un patient développant un syndrome extrapyramidal secondaire à la prise de neuroleptique, prescription d’étiléfrine chez un patient faisant de l’hypotension orthostatique secondaire à la prise d’un alpha-bloquant pour un problème d’hypertrophie bénigne de la prostate.


Enfin – et il s’agit d’une catégorie souvent oubliée –, la non-prescription d’un médicament alors qu’il y a une indication pour prévenir ou traiter une maladie (appelée « underprescribing «) est également très fréquente. Une des raisons à l’origine de cette sous-prescription est appelée « âgisme «, c’est-à-dire que le médecin décide de ne pas donner le médicament « parce que le patient est trop âgé «. Prendre l’âge seul comme critère de décision thérapeutique n’est pas acceptable. Ce type de décision doit plutôt venir d’une réflexion globale sur le statut du patient, ses préférences, et les objectifs du traitement.



Outils pour évaluer la prescription chez la personne âgée


Afin d’optimiser la prescription chez la personne âgée et de minimiser les risques d’effets indésirables, il est important d’évaluer le rapport bénéfice-risque des médicaments prescrits, de réévaluer régulièrement la pharmacothérapie, de prioriser les pathologies selon le processus évolutif et de revoir les mesures pharmacologiques selon les résultats recherchés.


Différents outils existent afin de pouvoir évaluer au mieux la prescription de médicaments chez la personne âgée. Ces outils trouvent leur intérêt en routine clinique, en recherche, ou encore dans un cadre pédagogique.


Certains consistent en des listes explicites de médicaments ou situations à risque impliquant des médicaments. Par exemple, aux États-Unis et au Canada, des consensus d’experts ont établi des listes de médicaments à éviter chez la personne âgée, parce que les risques liés à leur utilisation sont supérieurs aux bénéfices. La liste la plus connue est celle de Beers [5, 6]. Cette liste a le mérite d’attirer l’attention sur le rapport bénéfice : risque régulièrement défavorable chez la personne âgée. Elle présente toutefois de nombreux inconvénients. Tout d’abord, plusieurs médicaments figurant sur cette liste ne sont pas commercialisés dans d’autres pays, et inversément il est probable que certains médicaments commercialisés dans d’autres et non aux États-Unis pourraient y être ajoutés. Plusieurs équipes en Europe ont utilisé cette liste pour développer une liste plus adaptée à leur pays. C’est par exemple le cas de la France [7]. Ensuite, il y a des controverses sur certains médicaments inclus dans ces listes, comme par exemple l’amiodarone. Enfin, il ne faut pas tomber dans le travers de limiter la prescription inappropriée à la prescription de médicaments « à éviter en gériatrie «. En effet, les chiffres issus de la littérature montrent clairement que d’autres problèmes tels que la sur- ou sous-prescription ou que les problèmes d’interactions sont au moins aussi fréquents.


Un nouvel outil intéressant a été créé en 2008 par une équipe irlandaise [8]. Il s’agit des critères STOPP et START. Ces critères reprennent 65 situations cliniques où un médicament ne devrait pas être prescrit (STOPP) et 22 situations où un traitement devrait être introduit (START). Cette liste présente plusieurs avantages par rapport à la liste de Beers, en termes de pertinence, d’exhaustivité et de valeur prédictive pour les événements iatrogènes. Il a même été démontré que l’utilisation de cette liste en routine clinique permettait de diminuer les conséquences cliniques délétères en lien avec la prescription inappropriée. Une nouvelle version est en préparation. Il est à ce jour tout à fait envisageable pour des pharmaciens d’utiliser cette liste pour les aider à évaluer les prescriptions chez les personnes âgées.


D’autres outils sont moins explicites et proposent une liste de questions à se poser ainsi qu’une méthode pour y répondre. La plus connue est le MAI (« Medication Appropriateness Index «) [9]. Cet outil propose, pour chaque médicament pris par le patient, de répondre à 10 questions permettant d’évaluer la qualité de prescription de ce médicament. Une question concerne la surprescription (« y a-t-il une indication valable ?), les neuf autres concernent le « misprescribing «. Son avantage principal est qu’il est très complet, avec donc pour inconvénient le temps nécessaire pour pouvoir l’appliquer. D’un point de vue pédagogique, l’utilisation de cet outil est un excellent moyen de former les pharmaciens à la démarche d’analyse des prescriptions en gériatrie.

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May 4, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on 59: MÉDICAMENTS ET PERSONNES ÂGÉES

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