CHAPITRE 57 TRAITEMENT MÉDICAMENTEUX DE LA GREFFE
ÉPIDÉMIOLOGIE
La greffe fait partie de l’arsenal thérapeutique permettant de suppléer à l’insuffisance fonctionnelle chronique de nombreux tissus ou cellules par transplantation d’un donneur vers un receveur, de tissus ou de cellules. L’espérance de vie des patients transplantés a nettement augmenté ces dernières décennies, en raison des progrès réalisés dans les techniques chirurgicales et de conservation des organes, mais également suite au développement de nouveaux agents immunosuppresseurs résultant d’une meilleure compréhension des mécanismes cellulaires et moléculaires impliqués dans la réponse immunitaire [1].
Plus de 50 ans après les premières greffes rénales en France, la greffe rénale est la plus fréquente et la plus emblématique des greffes de par l’amélioration des conditions de vie des malades et l’augmentation de la durée de vie par rapport à l’hémodialyse. En 2003, 2126 greffes rénales ont été réalisées, dont 136 avec des donneurs vivants. En 2008, 2 937 greffes, dont 222 avec donneurs vivants, ont été réalisées. La survie est de 92,8 % à 1 an, 80,4 % à 5 ans. La survie à 10 ans est significativement meilleure avec donneur vivant (76,7 % contre 62,8 % avec donneur décédé p < 0,0001). Elle est en revanche diminuée chez les receveurs hyperimmunisés et pour les retransplantations [2, 3].
Après une période d’activité intense à la fin des années 1980, avec plus de 600 greffes cardiaques par an, ce nombre a chuté pour atteindre 283 greffes cardiaques en 2003 et 360 greffes en 2008. La survie après une greffe cardiaque réalisée entre 1993 et 2007 est de 74 % à un an 65,5 % à 5 ans et de 53 % à 10 ans. Elle dépend en particulier de l’âge du receveur : les malades de plus de 60 ans ont une survie significativement plus faible. La survie après une retransplantation est plus faible qu’après une première greffe [2, 4].
La greffe hépatique peut être réalisée avec tout ou partie du foie d’un donneur cadavérique ou d’un lobe de donneur vivant, selon le poids du receveur et du donneur. L’indication principale est la cirrhose, suivie par les hépatocarcinomes et les hépatites fulminantes. 833 greffes hépatiques, dont 42 sur donneur vivant, ont été réalisées en 2003. 1 011 greffes hépatiques, dont 10 sur donneur vivant, ont été réalisées en 2008. La survie du receveur après une greffe hépatique est de 92,5 % à 1 mois, 83,9 % à 1 an, de 72,7 % à 5 ans et 62,8 % à 10 ans. [2, 5].
PHYSIOPATHOLOGIE
Trois types de rejet sont observés.
– Le rejet hyper aigu. Il survient dans les heures qui suivent le geste chirurgical. Il est lié à l’action d’anticorps anti-HLA spécifiques du donneur présents chez le receveur. Ce type de rejet est à l’heure actuelle extrêmement rare. La recherche d’anticorps anti-HLA chez le patient en liste d’attente permet d’éviter les conflits antigènes anticorps (définition par les laboratoires d’histocompatibilité des antigènes permis et interdits). Lorsque la tolérance à l’ischémie de l’organe le permet (transplantation rénale et hépatique), la réalisation d’un cross match (test de cytotoxicité in vitro) avant la transplantation garantit la compatibilité.
– Le rejet aigu cellulaire. Il est dû à la reconnaissance des antigènes allogéniques du donneur par les lymphocytes T du receveur. Il survient essentiellement dans les trois premiers mois suivant la greffe. L’utilisation des médicaments immunosuppresseurs limite le risque de rejet aigu.
– Le rejet chronique. Il correspond à une dégradation progressive de la fonction du greffon, associée à la survenue d’une fibrose et d’une atteinte des vaisseaux artériels dont la lumière se rétrécit progressivement.
Des réactions à l’encontre du greffon médiées par les anticorps sont également observées, dues à des immunoglobulines de type G dirigées contre les cellules du greffon, entraînant un dysfonctionnement endothélial et une atteinte ischémique. Ce rejet humoral peut évoluer de façon aiguë ou faire partie des composantes d’un rejet chronique concomitamment ou non d’un rejet cellulaire [1, 6, 7].
– reconnaissance d’un déterminant antigénique du donneur, porté par une cellule présentatrice d’antigène, par le récepteur T du lymphocyte T naïf. Ce signal aboutit à l’activation des facteurs nucléaires de transcriptions NFκB, NFAT et AP-1 puis à la synthèse d’interleukine 2 par le lymphocyte ;
– la liaison de l’interleukine 2 à son récepteur entraîne la prolifération cellulaire des lymphocytes, l’expression des gènes antiapoptotiques et la sécrétion de cytokines et chémokines. L’expression de molécules d’adressage tel le S-1-P permet au lymphocyte T de quitter le ganglion où il est produit pour rejoindre le tissu cible [8].
La figure 57.1 illustre les sites d’action des médicaments immunosuppresseurs dans les étapes clés de la réponse immunitaires.
ASPECTS CLINIQUE ET SÉMÉIOLOGIQUE
Parmi les complications infectieuses, les infections bactériennes représentent la principale cause de mortalité par infection. Les principaux germes impliqués sont Pseudomonas aeruginosa, Staphylococcus aureus et Haemophilus influenzae. Dans la période postopératoire, des infections du site opératoire, du cathéter central, des pneumopathies, infections urinaires ou septicémies sont observées. Le patient transplanté garde, tout au long de sa vie, un risque d’infections bactériennes potentiellement graves comme la pyélonéphrite, l’angiocholite ou la pneumopathie, même si l’incidence est moins importante qu’en post-greffe immédiat [9]. L’infection à cytomégalovirus (CMV) est la complication infectieuse la plus fréquente. Le lien entre l’infection à CMV et le phénomène de rejet aigu ou chronique en transplantation a été établi [10, 11]. Des infections par d’autres agents viraux (Herpes simplex, Epstein-Barr virus, varicelle, zona, HHV8, HPV) ont été observées. Certaines infections (HIV1, HTLV1, hépatite B) sont prévenues par la sélection du donneur après les sérologies virales. Les infections parasitaires à Pneumocystis jiroveci sont efficacement prévenues par un traitement prophylactique approprié. Les conséquences d’une toxoplasmose chez le sujet déprimé sont importantes : pneumopathies, hépatite, abcès cérébral. Un traitement précoce est efficace. Il en est de même pour les infections fongiques (aspergilloses). Enfin, des manifestations malignes (cancers) peuvent survenir dont certaines sont associées à un virus (EBV, HHV8, HPV).
CLASSIFICATION DES IMMUNOSUPPRESSEURS UTILISÉS EN TRANSPLANTATION D’ORGANES SOLIDES
– les inhibiteurs de la calcineurine : ciclosporine et tacrolimus ;
– les inhibiteurs de la protéine mTOR (Target of Rapamycin) ou inhibiteur du signal de prolifération : sirolimus, évérolimus ;
– les inhibiteurs de la synthèse des cytokines : glucocorticoïdes ;
– les médicaments cytotoxiques : azathioprine, mycophénolate ;
– les anticorps : anticorps polyclonaux antilymphocytaires, ou anticorps monoclonaux : basiliximab.
Le tableau 57.1 présente les médicaments immunosuppresseurs commercialisés en France (banque de données ANSM 2012).
MÉCANISME D’ACTION
Inhibiteurs de la calcineurine
L’action imunosuppressive de la ciclosporine et du tacrolimus résulte d’une inhibition de l’activité catalytique d’une protéine intracellulaire, la calcineurine qui a pour conséquence l’inhibition de la synthèse de l’interleukine 2 (IL2) (figure 57.2) et des produits d’activation précoce (IL3, IL4, GM-CSF, IFN-α, IFN-γ).
Inhibiteurs de la mTOR
L’effet immunosuppresseur du sirolimus et de l’évérolimus est lié à une inhibition de la prolifération des lymphocytes T et B, due à une inhibition de l’activation de la cible de la rapamycine (mTOR). La mTOR est une kinase qui joue un rôle dans la prolifération cellulaire induite par les cytokines, dans la progression du cycle cellulaire de la phase G1 à la phase S.
Inhibiteurs de la synthèse des cytokines
Anticorps
Le basiliximab, anticorps monoclonal chimérique murin/humain (IgG1), bloque la chaîne α (ou CD25) du récepteur de l’IL2 et, de ce fait, inhibe l’activation des lymphocytes médiée par l’IL2 qui joue un rôle central dans la réaction immunitaire cellulaire intervenant dans le mécanisme du rejet.
RELATION STRUCTURE – ACTIVITÉ
PARAMÈTRES PHARMACOCINÉTIQUES
Glucocorticoïdes
Fixation aux protéines plasmatiques
Elle est variable selon le corticoïde :
Mycophénolate mofétil
Distribution
L’acide mycophénolique, métabolite actif, est lié à 94 %, principalement à l’albumine plasmatique.
CRITÈRES DE CHOIX THÉRAPEUTIQUES
Stratégies thérapeutiques
Traitement préventif du rejet de greffe
Le traitement immunosuppresseur de référence est constitué d’une trithérapie associant ciclosporine, glucocorticoïdes et mycophénolate mofétil en première intention. Cependant, le tacrolimus, le sirolimus, l’évérolimus, l’azathioprine et le mycophénolate sodique offrent aux prescripteurs des alternatives thérapeutiques intéressantes [12].
La ciclosporine est indiquée en prévention du rejet du greffon.
L’azathioprine (Imurel) est indiquée en transplantation d’organes pour la prévention du rejet du greffon en association avec des corticostéroïdes ou d’autres agents immunodépresseurs. Elle est en général utilisée en deuxième intention en cas d’intolérance avec le mycophénolate mofétil.
Traitement d’induction
En transplantation rénale, le traitement d’induction n’améliore pas la survie des patients ni celle des greffons à long terme, mais diminue le risque de rejet aigu. En France, en transplantation rénale, le traitement d’induction est réalisé par la majorité des centres de transplantation. Le basiliximab est utilisé chez les patients à faible risque de rejet aigu (sexe masculin, 1re greffe rénale, pas d’anticorps anti HLA préformés). La thymoglobuline est utilisée chez les patients ayant un risque immunologique élevé (greffe rénale itérativre, présence d’anticorps anti-HLA, femme ayant eu des grossesses) ou en cas de reprise retardée de fonction du greffon [8, 13]. En transplantation rénale, l’association du sirolimus à la ciclosporine microémulsion et aux glucocorticoïdes est une alternative intéressante. L’utilisation concomitante d’anticorps antilymphocytaires n’a pas été testée lors des essais cliniques du sirolimus.
En transplantation cardiaque, les bénéfices du traitement d’induction observés après greffe rénale sont controversés. De par l’augmentation des risques d’infection et de cancer, l’utilisation systématique d’un traitement d’induction n’est pas recommandée. Deux écoles s’opposent aujourd’hui : l’Europe favorable à l’induction et les États-Unis plus en retrait. En revanche, chez les patients ayant un risque immunologique élevé (retransplantation, patients jeunes), un traitement d’induction à base de basiliximab ou d’anticorps polyclonaux a un rapport bénéfice risque favorable [14].
Traitements adjuvants antimicrobiens
Une prophylaxie antivirale des infections à CMV ou herpès peut être entreprise pendant les premiers mois post-transplantation, selon le type de transplantation, la nature du traitement immunosuppresseur et la sérologie du donneur par rapport à celle du receveur. Un traitement prophylactique de plus de 6 mois est recommandé en transplantation pulmonaire. Le ganciclovir ou le valganciclovir (prodrogue) sont les molécules de référence du traitement préventif ou curatif. Le valaciclovir peut être utilisé en prévention d’une infection à CMV chez les transplantés rénaux ou cardiaques, mais n’est pas recommandé dans les autres types de greffe de par un manque d’efficacité. Des traitements préemptifs peuvent également être proposés [10].
Autres traitements adjuvants
L’aspirine à faible dose peut être donnée chez le greffé hépatique ou rénal récent, en prophylaxie du risque de thrombose, afin de maintenir une bonne perfusion de l’organe transplanté [15].
En transplantation cardiaque ou pulmonaire, l’utilisation de pravastatine à la posologie de 20 mg par jour la première semaine puis 40 mg par jour entraîne une diminution significative de la mortalité à un an et un maintien des fonctions du greffon [16].
Traitement d’entretien
En transplantation rénale ou cardiaque en France, l’association ciclosporine, mycophénolate et stéroïdes reste la plus utilisée. Néanmoins, la tendance est à une augmentation de l’utilisation du tacrolimus aux dépens de la ciclosporine, à une élimination précoce ou une non-utilisation des stéroïdes, puis au remplacement dès que possible de l’inhibiteur de la calcineurine par un inhibiteur de la mTOR [8]. En transplantation rénale, le bélatacept, molécule d’apparition récente, dans un essai comparatif de phase III versus anticalcineurine, est associé à une diminution importante de l’incidence de la néphropathie d’allogreffe, de l’hypertension artérielle et de l’hypercholestérolémie. Les immunoglobulines intraveineuses font l’objet d’un protocole thérapeutique temporaire dans la prophylaxie du rejet humoral de greffe rénale chez les patients immunisés ou l’ayant été [17, 18].
Traitement curatif du rejet de greffe
En cas de rejet humoral, plusieurs traitements ont été proposés pour bloquer l’action des anticorps en cause : immunogloblines polyvalentes intraveineuses, plasmaphérèse, photochimiothérapie extracorporelle. Le traitement curatif du rejet humoral de greffe rénal par immunoglobulines intraveineuses fait l’objet d’un protocole thérapeutique temporaire. La dose d’IgIV recommandée est soit de 0,1 g/kg après chaque échange plasmatique puis 2 g/kg sur 2 à 4 jours à la fin de la cure d’échanges plasmatiques, soit de 2 g/kg sur 2 à 4 jours [17, 18].
Molécules en développement
Le rituximab (Mab Thera) a également été proposé en deuxième intention hors AMM dans le traitement curatif du rejet humoral de greffe rénal à la posologie de 375 mg/m2 par semaine pendant 4 semaines. Le rituximab est un anticorps monoclonal chimérique dirigé contre le CD 20, entraînant une diminution forte et rapide du nombre de lymphocytes B. Son efficacité à court terme a été rapportée plusieurs fois. Il présente par ailleurs un bon profil de tolérance [6]. Cependant, l’utilisation en cas de traitement préventif ou curatif du rejet de greffe cardiaque ou rénale ou en traitement du rejet de greffe hépatique n’est pas recommandée par l’ANSM de par l’insuffisance de données permettant d’évaluer le rapport bénéfice/risque [17, 18].
Les études BENEFIT et BENEFIT-EXT ont comparé l’utilisation du belatacept versus ciclosporine chez des patients transplantés rénaux, en association avec une induction par basiliximab, mycophénolate mofétil et corticostéroïdes. Chez les patients sous belatacep, la fonction rénale s’est améliorée, alors que sous ciclosporine, la fonction rénale des patients diminue de 2 mL/min par an. En revanche, une moindre incidence des rejets aigus a été observée dans le groupe ciclosporine. Chez les patients traités par belatacept, la pression artérielle est plus faible et le bilan lipidique meilleur que chez les patients traités par ciclosporine [19].
Prescription des médicaments génériques
Des formes génériques de certains immunosuppresseurs sont arrivées ou vont prochainement arriver sur le marché français. D’après une enquête de la Société Française de Transplantation, la majorité des médecins spécialistes en transplantation ne sont pas favorables à la prescription de génériques de médicaments immunosuppresseurs. Le risque de confusions pour le patient entre les différentes dénominations d’un même médicament, la complexification de l’éducation thérapeutique, ainsi que le risque de variations brutales des concentrations sanguines lors du passage d’un générique à un autre ou du passage de la molécule princeps au générique sont les principales raisons invoquées par les cliniciens contre la prescription de générique. La marge de tolérance pour les études de bioéquivalence exigée par l’ANSM est trop importante pour les médicaments à marge thérapeutique étroite et les conditions des études de bioéquivalence ne sont pas adaptées à un traitement chronique [20, 21].