CHAPITRE 56 MÉDICAMENTS, GROSSESSE ET ALLAITEMENT
MÉDICAMENTS ET GROSSESSE
Des enquêtes récentes observent que, pendant la grossesse, la consommation de substances médicamenteuses, homologuées ou autres, est importante. Aux États-Unis, il est estimé que 92 %, 95 % et 45 % des femmes enceintes consomment des médicaments en vente libre, des médicaments prescrits (incluant les vitamines prénatales et les antibiotiques) et les produits de santé naturels, respectivement. Quand on exclut les multivitamines, 25 à 50 % des grossesses sont exposées à au moins un médicament [1]. Les femmes souffrant de maladies chroniques nécessitent un traitement médicamenteux à long terme et peuvent avoir tendance à vouloir cesser leur traitement pendant la grossesse. Les professionnels de la santé qui ne sont pas spécialistes dans le domaine de la pharmacothérapie périnatale sont souvent mal à l’aise de prescrire des médicaments à une femme enceinte, souvent par manque de formation et d’information. Puisqu’on ne peut pas connaître tous les risques, il faut minimiser toute exposition inutile et utiliser les médicaments des médicaments nécessaires et efficaces.
Modifications pharmacocinétiques associées à la grossesse et à l’allaitement
Absorption
L’absorption des médicaments est affectée de plusieurs façons par la grossesse. Il est difficile de prédire l’effet que cela puisse avoir sur leur efficacité. L’augmentation du temps de transit gastro-intestinal peut retarder le début d’action des médicaments et augmenter le temps de contact avec la muqueuse intestinale, favorisant ainsi l’absorption de certains médicaments. Le pH gastrique plus élevé chez la femme enceinte peut faire varier l’absorption de certaines bases ou acides faibles [2].
L’absorption cutanée, tissulaire et pulmonaire peut également être affectée par les changements physiologiques de la grossesse (tableau 56.1). Il faut aussi considérer que les vomissements associés à la grossesse peuvent affecter l’absorption des médicaments [2].
Distribution
En raison de l’augmentation du volume plasmatique, la présence du liquide amniotique, le placenta et le fœtus, le volume de distribution de la plupart des médicaments augmente pendant la grossesse. Ceci diminue la concentration des médicaments et peut affecter leur demi-vie. L’hypoalbuminémie et la modification de la liaison aux protéines plasmatiques modifient la fraction libre de certains médicaments [2]. Le tableau 56.1 indique les principales modifications engendrées par la grossesse.
Métabolisme
L’activité enzymatique du cytochrome P450 est affectée par la grossesse. Certains isoenzymes voient leur activité augmentée (CYP3A4, CYP2A6, CYP2D6, CYP2C9) tandis que d’autres ont une activité réduite (CYP1A2, CYP2C19). Le résultat final est difficile à prédire puisqu’il existe une grande variabilité interindividuelle et certains médicaments peuvent être méta-bolisés par plusieurs enzymes. L’activité des uridines diphosphates glucuronosyltransférase (UGT) est également augmentée pendant la grossesse [2] (tableau 56.1).
Élimination rénale
Le flot sanguin rénal et la filtration glomérulaire sont augmentés significativement pendant la grossesse. Le taux de filtration glomérulaire des médicaments éliminés dans l’urine est donc affecté de façon importante [2] (tableaux 56.1 et 56.2).
Utilisation des médicaments pendant la grossesse
Risque de la prise de médicaments pendant la grossesse
Tératogenèse
Un médicament (ou une substance) est qualifié de tératogène s’il modifie le développement d’un ou plusieurs organes fœtaux. Un effet tératogène peut se manifester par une malformation structurelle, un avortement spontané, une mort in utero ou néonatale, un retard de croissance in utero, un accouchement prématuré, un cancer, un problème de développement cognitif ou physique après la naissance. Les médicaments sont responsables de moins de 1 % des anomalies congénitales [3].
Règles qui régissent les principes de tératogenèse [3, 4]
– Le potentiel tératogène d’un agent dépend de son passage transplacentaire. Celui-ci est déterminé par les composantes physico-chimiques de l’agent et de sa concentration dans le sang maternel.
– La réponse d’un organe fœtal à l’exposition à un médicament dépend du génotype de l’embryon et de facteurs environnementaux. Ceci explique la variabilité observée entre les individus exposés au même médicament.
– L’effet d’un médicament varie selon l’âge de la grossesse au moment de l’exposition. Pendant l’embryogenèse (2 à 8 semaines après la fécondation) les organes en développement sont plus sensibles aux substances exogènes. Il en résultera surtout des anomalies majeures morphologiques. L’exposition à un médicament pendant la fœtogenèse (à partir de la 9e semaine après la fécondation) induira plutôt des malformations structurelles mineures ou fonctionnelles. La figure 56.1 résume la période sensible des principaux organes :
Le tableau 56.3 donne une liste des principaux médicaments tératogènes.
Classification de la FDA
– la classification donne une fausse impression que les médicaments cotés avec la même lettre ont un risque tératogène similaire ;
– pour obtenir la cote A il faut des preuves provenant d’études contrôlées la femme enceinte ;
– les cotes se basent principalement sur des études animales ;
– l’évaluation du risque ne tient pas compte de l’âge gestationnel, de la durée d’exposition ou de la sévérité de l’effet observé ;
– la classification n’informe pas le professionnel de la santé sur la conduite à tenir si une femme a été exposée ;
La classification du FDA fait l’objet actuellement d’une révision visant à abolir les cotes en les remplaçant par des énoncés qui incluront aussi des données sur l’allaitement. De plus, il y a une très faible concordance lorsqu’on compare les classifications australienne et suédoise à la classification américaine [1].
Sources d’information sur l’innocuité des médicaments durant la grossesse
Les livres de référence ont l’avantage de condenser l’information et d’émettre des recommandations cliniques pratiques. Plusieurs sites Internet sont très bien conçus, sont actualisés fréquemment, sont référencés et gratuits. Ils peuvent également constituer une bonne base pour débuter une recherche. Les bases de données informatiques payantes présentées dans le tableau 56.4 proposent des résumés complets et concis sur les médicaments durant la grossesse. L’avantage de ces références est leur mise à jour régulière ; toutefois l’abonnement à ces bases de données nécessite un investissement qui peut se justifier dans plusieurs milieux où les femmes en âge d’avoir des enfants constituent une part importante de la clientèle.
Place des suppléments vitaminiques et de minéraux
Acide folique
Malgré le fait que les aliments soient enrichis en acide folique au Canada depuis 1998, toute femme désirant une grossesse devrait prendre un supplément d’acide folique deux à trois mois avant la conception. Cette directive est rarement observée car 50 % des grossesses sont planifiées. La prise d’acide folique devrait se poursuivre pendant la grossesse et l’allaitement. La supplémentation en acide folique diminue les risques d’occurrence et de récurrence des anomalies du tube neural [26]. La dose à utiliser varie selon les besoins et les antécédents d’anomalies du tube neural. Les recommandations canadiennes sont données dans le tableau 56.5.
En Europe, la fortification des farines et des produits céréaliers n’est pas obligatoire et est faite sur une base volontaire. La Haute Autorité de Santé française recommande une supplémentation en acide folique à raison de 0,4 mg par jour de la 4e semaine avant la conception jusqu’à la 12e semaine d’aménorrhée (âge gestationnel). Une posologie plus importante (dose non mentionnée) est recommandée chez les femmes à risque soit celles avec un antécédent de spina bifida, atteintes de diabète ou prenant un traitement antiépileptique) [27].
Supplément de multivitamines et de minéraux
La prise de multivitamines contenant de l’acide folique diminue le risque d’autres malformations congénitales, telles les anomalies cardiovasculaires et les anomalies des membres et possiblement des fentes palatines, des anomalies des voies urinaires et de l’hydrocéphalie congénitale. Des études ont aussi observé que la prise de multivitamines pourrait diminuer, d’une part, le risque de pré-éclampsie chez les femmes de poids normal, et d’autre part, le risque de tumeur cervicale, de neuroblastome et de leucémie chez l’enfant [26]. Les femmes enceintes ont des besoins particuliers également en calcium, vitamine D, en fer et autres suppléments et minéraux [28–34].
Calcium et vitamine D
Le calcium est essentiel au bon fonctionnement du système nerveux et du cœur et est indispensable pour la contraction musculaire et la coagulation du sang. Il joue un rôle fondamental dans le développement du squelette fœtal et le maintien de l’intégrité de l’os. La vitamine D facilite l’absorption intestinale du calcium et son utilisation par l’organisme. Elle est produite à partir du 7-déhydrocholestérol présent dans la peau sous l’effet de la lumière. Elle peut aussi être obtenue avec des aliments enrichis (le lait et les produits laitiers faits à partir de lait enrichi, par exemple) ou non (par exemple le saumon) [35, 36].
Les apports recommandés pendant la grossesse sont de 1 000 à 1 300 mg de calcium et de 600 unités de vitamine D par jour [32, 35, 36].
La déficience en vitamine D est associée à des issues défavorables pour la mère et le fœtus : prééclampsie et diabète gestationnel pour la mère, retard de croissance intra-utérin, pathologies squelettiques, hypocalcémie néonatale et crise convulsives chez le nouveau-né [36]. Bien qu’il y ait des preuves physiologiques suggérant un lien de causalité, il est malaisé d’établir si la carence en vitamine D n’est pas seulement un marqueur d’un autre problème sous-jacent causal.
Les femmes défavorisées sur le plan socio-économique, les adolescentes et les végétariennes sont les plus à risque de carence en calcium. La déficience en vitamine D est plus fréquente chez les femmes qui portent régulièrement des vêtements couvrant la majeure partie de la peau, celles qui habitent en région septentrionale durant les mois d’hiver, celles qui s’exposent peu au soleil et celles qui ont une pigmentation de peau foncée, notamment les personnes d’origine asiatique. À la suite d’enquêtes sur les carences en vitamine D, Santé Canda a augmenté les apports de vitamine D quotidiens recommandés durant la grossesse à 600 UI tout en recommandant un apport maximal quotidien de 4 000 UI [36].
En France, dans les populations à risque de carence, lorsque la supplémentation n’a pas été entreprise dès le début de la grossesse, une dose unique de 100 000 UI est proposée au début du 6e ou du 7e mois [34].
Autres vitamines et minéraux
Un apport supplémentaire en vitamine A ou rétinol est nécessaire pendant la grossesse pour soutenir la croissance fœtale et des tissus maternels, en particulier au troisième trimestre. Les besoins sont augmentés d’environ 10 % durant la grossesse. Une association entre des niveaux bas de vitamine A chez la mère et un retard de croissance intra-utérin dans des populations à risque de déficience en vitamine A (comme les adolescentes) a été rapportée [37]. Une méta-analyse du groupe Cochrane a prouvé que la supplémentation prénatale en vitamine A réduit le risque d’anémie maternelle pour les femmes qui vivent dans des zones où l’avitaminose A est fréquente ou qui sont séropositives pour le VIH. Cette supplémentation aurait aussi un effet bénéfique sur le risque d’infection maternelle, mais les données sont de faible qualité [38]. Cependant, dans les pays industrialisés l’inquiétude porte surtout sur des apports excessifs de vitamine A, car elle est tératogène à forte dose [37]. Il est suggéré de ne pas dépasser 10 000 unités par jour [30]. Le foie et les produits à base de foie peuvent contenir de grande quantité de vitamine A ; les femmes enceintes devraient donc éviter de les consommer [31].
Les femmes enceintes ont aussi besoin de plus grandes quantités de certains autres nutriments comme le zinc, le magnésium et les vitamines B1, B2, B6 et C. Une réponse adaptative est la diminution de l’excrétion rénale de certaines nutriments comme la vitamine B2 [31]. On n’observe pas de déficiences de ces nutriments chez les femmes nord-américaines en bonne santé [30].