CHAPITRE 2 L’IATROGENÈSE MÉDICAMENTEUSE : QUELS ENJEUX POUR LA PHARMACIE CLINIQUE ?
Remerciements : Nous remercions Étienne Schmitt, praticien hospitalier du service de pharmacie de l’EPSM Montperrin d’Aix en Provence, pour sa relecture en sa qualité de coordonnateur de la rédaction du « Dictionnaire français de l’erreur médicamenteuse » de la SFPC ainsi que les auteurs de cet ouvrage : D. Antier (Tours), C. Bernheim (Paris), E. Dufay (Lunéville), M.C. Husson (Le Kremlin-Bicêtre), E. Tissot (Besançon-Novillars).
INTRODUCTION
L’évolution de la médecine moderne est étroitement liée aux progrès des thérapeutiques médicamenteuses. Néanmoins, l’usage des médicaments n’est pas sans risque et l’on parle d’iatrogenèse médicamenteuse lorsque la thérapeutique médicamenteuse induit des effets, réactions, événements ou accidents indésirables, tant en raison des effets propres des médicaments concernés qu’à cause du contexte et des modalités de leur utilisation. L’iatrogénie médicamenteuse représente un problème majeur de santé publique bien connu des pharmaciens depuis de nombreuses années, mais longtemps ignoré, en France notamment. Toutefois, cette situation change. Les pouvoirs publics ont fait de la lutte contre l’iatrogenèse médicamenteuse un des objectifs de la loi nº 2004-806 du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique. Le rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) relatif au circuit du médicament à l’hôpital paru en 2011 [1] met en avant la lutte contre l’iatrogenèse médicamenteuse par le développement des activités de pharmacie clinique dans les établissements de santé. L’usage des compétences des pharmaciens d’officine a également été souligné par l’IGAS afin de favoriser le bon usage du médicament et lutter contre l’iatrogenèse en ambulatoire [2]. L’Assurance Maladie s’engage également dans la prévention du risque médicamenteux évitable, en sensibilisant les assurés et en accompagnant les médecins [3]. Cette action répond aussi à une demande croissante d’information des Français, comme le montre une enquête réalisée par téléphone auprès d’un échantillon de 1 000 personnes en 2006 [4]. Cette enquête révèle que près d’un Français sur deux (47 %) considère « plus qu’auparavant » les médicaments comme des produits « qui exigent certaines précautions » et qui « présentent certains risques ». Cette prudence s’enracine dans le vécu des Français, puisque 42 % déclarent avoir connu des effets indésirables liés à des médicaments, soit personnellement (18 %), soit dans leur entourage (24 %). Aussi, pour la grande majorité des Français, les médicaments constituent une catégorie de produits spécifiques marquée par une sensibilité importante aux notions de risques et de bon usage. Les Français sont ainsi tout à fait d’accord (77 %) ou plutôt d’accord (20 %) avec l’idée selon laquelle les « médicaments sont des produits actifs présentant certains risques » [5]. Cette notion de risque est associée à une attente de services et de conseil vis-à-vis du médicament de la part des pharmaciens. Son rôle est reconnu dans la détection des interactions médicamenteuses (92 % des personnes interrogées) et l’alerte sur les effets indésirables (90 % des personnes interrogées) [5]. La population est également en attente d’informations sur le médicament. Alors que 61 % des Français recherchent sur internet de l’information spécifique sur le médicament, ils ne sont plus que 6 % à faire confiance à ce média pour les informer : les professionnels de santé restent la source de confiance majeure (82 % pour les médecins et 57 % pour les pharmaciens) [6].
Le rôle du pharmacien clinicien est de mettre en sécurité le patient puis d’optimiser sa thérapeutique. Afin de pouvoir assurer efficacement sa première mission, le pharmacien clinicien doit, dans un premier temps, comprendre et faire sienne cette problématique.
DÉFINITIONS
Les définitions proposées ci-dessous sont issues du Dictionnaire français de l’erreur médicamenteuse élaboré sous l’égide de la Société Française de Pharmacie Clinique (SFPC) [7]. Cet ouvrage diffusé librement par la SFPC a été développé selon une méthode rigoureuse, ce qui lui permet de faire autorité dans ce domaine.
Iatrogenèse médicamenteuse
Le terme « iatrogenèse » provient du grec iatros = médecin et génos = origine, causes. Il signifie donc « qui est provoqué par le médecin » [8].
Effet indésirable d’un médicament (EI) (figure 2.1)
Fig. 2.1 Les effets indésirables des médicaments (D’après Dictionnaire français de l’erreur médicamenteuse – SFPC) [7].
Le terme anglo-saxon correspondant est « adverse drug reaction » (ADR).
Exemple : hypotension orthostatique chez un malade traité par anti-dépresseur imipraminique.
Erreur médicamenteuse (EM) (figure 2.2)
Fig. 2.2 Les erreurs médicamenteuses (D’après Dictionnaire français de l’erreur médicamenteuse – SFPC) [7].
Par définition, l’erreur médicamenteuse est évitable car elle manifeste ce qui aurait dû être fait et qui ne l’a pas été, au cours de la prise en charge thérapeutique médicamenteuse d’un patient. L’erreur médicamenteuse peut concerner une ou plusieurs étapes du circuit du médicament, telles que : sélection au livret du médicament, prescription, dispensation, analyse des ordonnances, préparation galénique, stockage, délivrance, administration, information, suivi thérapeutique, défaut de prise du médicament par le patient ; mais aussi ses interfaces, telles que les transmissions ou les transcriptions.
Le terme anglo-saxon correspondant est « medication error » (ME).
Erreur médicamenteuse avérée ou potentielle
– Une erreur médicamenteuse avérée s’est effectivement produite et est parvenue jusqu’au patient sans avoir été interceptée.
– Une erreur médicamenteuse potentielle a été détectée et interceptée par un professionnel de santé, un patient ou son entourage avant l’administration du médicament au patient.
Événement indésirable médicamenteux (ou événement iatrogène médicamenteux) (figure 2.3)
Fig. 2.3 Les événements indésirables médicamenteux (d’après Dictionnaire français de l’erreur médicamenteuse – SFPC) [7].
Le terme anglo-saxon correspondant est « adverse drug event » (ADE).
L’ensemble de ces définitions est important à maîtriser afin de faire la part des choses entre ce qui est évitable de ce qui ne l’est pas, ce que l’on peut prévenir et ce que l’on peut atténuer, récupérer ou rattraper (figure 2.4). En effet, les différents acteurs du circuit du médicament, dont le pharmacien clinicien, doivent s’attacher à réduire les EIM évitables. Les EIM inévitables, correspondant aux effets indésirables non dissociables de l’activité thérapeutique, doivent pour leur part faire l’objet d’une collaboration étroite entre ces différents acteurs dans le but de gérer l’évolution clinique et d’assurer la notification auprès des centres de pharmacovigilance.
ÉPIDÉMIOLOGIE DE L’IATROGENESE MÉDICAMENTEUSE
Dans la littérature, effet indésirable (EI) et événement indésirable médicamenteux (EIM) sont souvent confondus. La connaissance de la survenue d’une erreur médicamenteuse (EM) sous-jacente permet de différencier les deux. Toutefois, l’analyse de la littérature internationale permet de prendre toute la mesure de l’ampleur de l’iatrogenèse médicamenteuse dans les pays développés et de mieux appréhender ses conséquences cliniques et économiques. Les États-Unis se sont les premiers intéressés à cette problématique ; de nombreuses données nord-américaines sont ainsi disponibles. Le taux d’hospitalisation aux États-Unis lié à un EIM a été estimé entre 1,8 % et 7 % dont 53 % à 58 % sont imputables à des EM [10, 11]. Une méta-analyse [12] a estimé qu’aux États-Unis en 1994, 2 216 000 patients hospitalisés auraient présenté un EIM grave et 106 000 patients hospitalisés seraient décédés suite à un EIM, ce qui représenterait la quatrième cause de décès après les maladies cardiovasculaires, les cancers et les accidents vasculaires cérébraux. Le Center for Disease Control and Prevention (CDC) étasunien a mené une étude entre 2004 et 2006 dans 63 services d’urgence hospitaliers mettant en évidence que 5,3 % des admissions sont associées à un EIM [13]. Selon une analyse des EIM ayant généré un recours aux services de soins entre 1995 et 2005, la survenue d’EIM seraient en progression de 9,0 à 17,0 sur la période de 11 ans dans les hôpitaux américains [14]. Ces résultats sont corroborés par une récente revue de la littérature sur les EIM en ambulatoire ayant nécessité un recours aux soins de premiers recours et/ou à l’hôpital [15]. La prévalence des EIM varie en fonction de la nature de l’étude, qu’elle soit rétrospective ou prospective, entre 3,3 % et 9,6 % et le taux d’évitabilité est estimé entre 16,5 % et 52,9 % suivant que l’étude s’intéresse au milieu ambulatoire ou hospitalier. Plusieurs études ont évalué les conséquences économiques des EIM. L’estimation du surcoût moyen des coûts hospitaliers aux États-Unis résultant des EIM rapportés varie de 1 939 $ à 2 595 $ par cas [16–19]. L’étude réalisée par Bates et al. [17], sur plus de 4 000 hospitalisations aiguës, montre que 6 % ont présenté un EIM, parmi lesquelles 1,5 % correspondaient à un EIM évitable (soit une EM), induisant respectivement une augmentation de 2,2 jours et 4,6 jours d’hospitalisation en moyenne pour ces patients, soit un surcoût de 2 595 $ pour un EIM et 4 685 $ pour une EIM évitable. L’extrapolation à un hôpital universitaire de 700 lits montrait un coût annuel de 5,6 millions $ pour les EIM et 2,8 millions $ pour les EIM évitable. Pour l’ensemble des patients hospitalisés aux États-Unis, les surcoûts hospitaliers liés aux EIM ont été estimés à 1,56-4 milliards $ par an [18, 20]. Les données récentes issues de l’étude néerlandaise HARM21, ont permis d’estimer à 5 461 le coût moyen d’une hospitalisation causée par un EIM. Le coût moyen total pour la collectivité, du fait des arrêts de travail associés pour des personnes de moins de 65 ans était estimé à 6 009 par EIM.
Qu’en est-il en France ? Avant la publication des résultats de l’Enquête Nationale sur les Évènements Indésirables graves liés au Soins (ENEIS) menée en 2004 peu de données étaient disponibles. D’autres études majeures ont depuis permis de préciser l’ampleur de l’iatrogenèse, notamment médicamenteuse, en France : l’étude ENEIS de 2004 (dite « ENEIS 1 » par la suite) reconduite suivant la même méthodologie en 2009 (« ENEIS 2 »), EVISA (Étude régionale sur les ÉVénements Indésirables graves liés aux Soins Ambulatoires extra-hospitaliers) et EMIR (Effets indésirables des Médicaments : Incidence et Risque) [22–24].
Les études ENEIS 1 et 2, portant sur plusieurs centaines d’unités de soins (respectivement 292 et 251) d’établissements hospitaliers français, étaient constituées respectivement de 8 754 et 8 269 patients, suivis pendant une période maximale de 7 jours. Ces deux études, aux résultats complémentaires, distinguent les événements indésirables graves (EIG) responsables d’hospitalisation des EIG survenus en cours d’hospitalisation, en s’intéressant au caractère évitable ou non de ces événements (tableau 2.1). Ces études ne se limitent pas uniquement à l’iatrogenèse médicamenteuse.
Les EIG ayant motivé une hospitalisation étaient responsables de 3 à 5 % de l’ensemble des séjours hospitaliers. Dans ENEIS 1, près de la moitié des EIG ayant motivé une hospitalisation (48 % dont 37 % liés au médicament) étaient associés à des produits de santé (médicament, sang, dispositifs médicaux) soit environ 1,9 % des séjours hospitaliers (1,5 % pour le médicament). Plus de la moitié des EIG liés au médicament étaient évitables. L’extrapolation des données de l’enquête de 2009 au nombre d’admissions permet d’estimer le nombre d’hospitalisations liées à un EIM grave entre 80 000 à 145 000 par an en France, dont la moitié est évitable. Ces enquêtes ont également permis d’estimer la densité d’incidence des EIG survenus au cours de l’hospitalisation : 6,6 (ENEIS 1) et 6,2 (ENEIS 2) pour 1 000 journées d’hospitalisation. Parmi ces EIG survenus en cours d’hospitalisation, plus du quart étaient associés à des produits de santé (respectivement 28 % et 39 %) et majoritairement aux médicaments (respectivement 20 % et 26 %). Plus de la moitié des EIG causés par un médicament étaient évitables (respectivement 51 % et 58 % pour ENEIS 1 et 2). L’extrapolation des données de 2009 au nombre de journées d’hospitalisation montre que 50 000 à 100 000 séjours hospitaliers sont concernés par un EIM grave par an en France. Néanmoins, ces études (ENEIS 1,2 et EVISA) [22, 23] présentent uniquement l’incidence des EIM graves. L’analyse d’autres études antérieures réalisées en France et à l’étranger laisse supposer que 1 séjour hospitalier sur 10 est marqué par un EIM dont le tiers est qualifié de grave.
Deux études spécifiques sur la proportion d’hospitalisations pour un EIG ont été conduites en France : EMIR et EVISA. EMIR est une étude prospective réalisée en 2007 sur 63 services hospitaliers et auprès de 2692 patients [24]. L’étude EMIR estime à 3,6 % la proportion des hospitalisations dues à un effet indésirable d’un médicament et à 30 % la proportion des EIG ayant entraîné une hospitalisation et provoqués par une interaction médicamenteuse. Ainsi, les auteurs estiment le nombre annuel d’hospitalisations dues à des effets indésirables de médicaments en France à 143 915 et le nombre annuel moyen de journées d’hospitalisation dues à un effet indésirable médicamenteux à 1 480 885. EVISA [23] ne s’attache pas uniquement aux hospitalisations provoquées par des EIG dus aux médicaments mais plus globalement aux EIG liés aux soins ambulatoires. EVISA [23] a été conduite sur 2 946 patients en 2008, en Aquitaine, suivant une méthodologie comparable à celle d’ENEIS. Le taux de patients hospitalisés en raison d’un effet indésirable lié aux soins ambulatoires a été estimé à 2,5 %. La majorité de ces EIG (71 %) a été jugée évitable. Parmi ces EIG évitables, 81 % concernait un médicament et dans 23 % des cas, une erreur d’indication ou un défaut de surveillance était mis en cause.
Ces quatre études [22–24] mettent également en lumière des spécialités médicales, des médicaments ou des pathologies particulièrement concernées par l’iatrogenèse. Il apparaît que le taux d’incidence d’EIG est le plus élevé dans les services de gériatrie, de réanimation et de chirurgie cardio-respiratoire. Les médicaments les plus souvent impliqués dans les EIG sont les anti-vitamines K, les neuroleptiques et les diurétiques. Enfin, la fibrillation auriculaire et la maladie d’Alzheimer sont les deux pathologies les plus souvent associées à la survenue d’un EIG nécessitant une hospitalisation.
Le plus souvent, la cause de survenue des EIG évitables est multifactorielle, rendant délicate l’identification d’une causalité précise. L’étude ENEIS 2 propose quelques pistes de causes responsables de la survenue des EIG (tableau 2.2) [22]. Ainsi, près de 80 % des EIG évitables ont pour cause principale une défaillance humaine d’un professionnel, une supervision insuffisante des collaborateurs ou un défaut de communication .entre professionnels. L’analyse approfondie des EIG dans l’étude EVISA a permis d’identifier le défaut de communication entre soignants ainsi que le manque de surveillance de l’état de santé ou le défaut de réévaluation des traitements médicamenteux comme principales causes d’EIG évitables [23]. EVISA a également mis en évidence que les erreurs de choix thérapeutiques par défaut de connaissances des recommandations sont fréquentes.
Facteurs ayant favorisé l’EIG | EIG évitables (%) |
---|---|
Défaillance humaine d’un professionnel | 27,6 |
Supervision insuffisante des collaborateurs | 26,4 |
Mauvaise définition de l’organisation et de la réalisation des tâches | 12,6 |
Communication insuffisante entre professionnels | 24,1 |
Composition inadéquate des équipes | 16,1 |
Infrastructures inappropriées | 17,2 |
Défaut de culture qualité | 8,0 |
Au-delà des conséquences cliniques et sociales, il faut également prendre en compte le coût de l’iatrogenèse médicamenteuse. Bien que les conséquences de l’iatrogenèse médicamenteuse n’aient pas encore été formellement étudiées en France, il apparaît clairement que le coût pour le système de santé français est colossal. La prolongation du séjour du patient est la première conséquence de la survenue d’EIG lors de l’hospitalisation. L’étude ENEIS 2 [22] révèle que la survenue d’un EIG double la durée de séjour. En effet, sur une durée moyenne de séjour de 16,8 jours pour les personnes ayant eu un EIG lors de leur hospitalisation, 8,7 jours sont imputables aux EIG. Pour les EIG à l’origine des hospitalisations, la durée moyenne de séjours est de 8,7 jours. Lors de l’étude EVISA [23], une estimation a été réalisée sur la base du coût total d’hospitalisation. Aussi, il en ressort qu’un séjour hospitalier provoqué par un EIG en ville coûte en moyenne 5 456 , et 3 475 lorsqu’il est en lien avec un médicament. Cette estimation rejoint le coût moyen de chaque EI survenu en France estimé à 4 120 par Bordet et al. [25] et 5 305 par Apretna et al. [26], eux-mêmes proches des données nord-américaines sur les EIM. Le coût hospitalier direct des seuls EIM admis dans les Services d’Accueil et d’Urgences pour l’ensemble des établissements publics français a été estimé à 636 millions d’euros, soit environ 1,8 % du budget de l’hospitalisation publique en France en 2002 [27].
La répartition des EM selon l’étape du circuit du médicament est la suivante :
– prescription (37 % ; 56 %) [28, 29] ;
– transcription de l’ordonnance (18 % ; 6 %] [28, 29] ;
– délivrance (22 % ; 4 %) [28, 29] ;