Introduction417
Modèles théoriques417
Processus de deuil420
Deuils compliqués422
Traitements425
Conclusion427
INTRODUCTION
Le concept de deuil recouvre de nombreux sens. Les principaux renvoient aux expressions «être en deuil», «porter le deuil», «faire son deuil». Le deuil qualifie le vécu pénible et douloureux consécutif à une perte quelle qu’elle soit (Eakes, 1990). Le deuil comporte plusieurs significations qui sont distinguées en anglais par trois termes différents (Averill, 1968; Stroebe et Stroebe, 1987; Stroebe, Stroebe et coll., 1982). On distingue «bereavement» qui désigne le deuil et la perte, du terme «grief» qui fait référence à la douleur morale et enfin «mourning» qui se réfère au fait de porter le deuil proprement dit (Osterweis, Solomon et coll., 1984).
L’événement de vie auquel il sera fait référence ici est exclusivement la perte d’un proche suite au décès de celui-ci. Le deuil représente un facteur de stress, l’un de ces quelques événements de vie qui mettent l’homme à l’épreuve dans ses capacités d’adaptation sociale, psychologique, et biologique. Il occupe le premier rang dans les échelles hiérarchisant la sévérité des événements de vie (Holmes et Rahe, 1967). Pour rappel, Parmi les facteurs de stress psychosociaux, la mort du conjoint est considérée comme un facteur de stress extrême et celle d’un enfant en particulier est considérée comme un facteur de stress catastrophique.
MODÈLES THÉORIQUES
Modèles psychiatriques et psychopathologiques
La psychiatrie identifie, dans les phénomènes de deuil, des symptômes et des syndromes. Elle utilise des systèmes de classification : le DSM-IV-TR de l’American Psychiatric Association, le CIM-10 de l’Organisation mondiale de la santé, des critères diagnostiques ainsi que des échelles d’évaluation (American Psychiatric Association, 2000; Organisation Mondiale de la Santé, 1992). La psychiatrie se réfère aussi à des modèles, à des interprétations et à des mécanismes psychodynamiques. La psychopathologie définit le deuil selon quatre modèles : la dépression, l’anxiété de séparation, le traumatisme et le deuil compliqué ou traumatique (Bourgeois, 1996; Bourgeois, 2003). Des symptômes dépressifs et anxieux sont observés au cours du deuil. D’autres sont plus caractéristiques du stress et du traumatisme. Parfois, un trouble psychiatrique (trouble dépressif majeur, trouble anxieux généralisé, trouble panique) est au premier plan. Il s’agit alors d’un deuil compliqué par un trouble psychiatrique.
Modèles psychanalytiques et modèles de transition
Le deuil occupe une place essentielle dans la théorie psychanalytique. Freud conçoit le deuil comme un travail de désinvestissement douloureux des liens avec le défunt (Freud, 1917). Il fait passer l’endeuillé d’une perte subie à une perte acceptée. Le deuil est un phénomène normal même s’il prend à son début tous les aspects d’un trouble pathologique. Freud établit une gradation en trois niveaux : deuil normal, deuil pathologique et mélancolie. Le modèle de l’ambivalence de Mélanie Klein a été très influant : tout deuil est une réminiscence d’un deuil original lié aux premières séparations maternelles (Klein, 1940). Un deuil réactive la détresse ressentie lors des premières distanciations ou pertes.
Lindemann est considéré comme le précurseur des travaux modernes sur le deuil aigu (Lindemann, 1994). Il s’inscrit dans la lignée kleinienne qui considère que le désir d’aimer est associé à celui de détruire. Il définit le travail du deuil par toute une série d’événements qui vont progressivement modifier l’habitus de l’endeuillé. Toutes les tâches partagées avec le défunt devraient être «déconstruites» en pensée. L’endeuillé pourra graduellement les assumer seul, puis envisager de les partager à nouveau. Lindemann pensait que les réactions intenses du deuil se résorbaient sur une période de six à huit semaines. Le concept de crise introduit par Lindemann évoque une rupture de l’équilibre émotionnel dont l’apparition est inattendue. Caplan remet en question la validité du modèle de crise de Lindeman (Caplan, 1974). Il suggère que le deuil ne peut être conçu comme une crise unique, mais plutôt comme une série de crises. Il serait composé d’une série de périodes durant lesquelles il y aurait apparition brusque de réactions de désorganisation. Cette formulation s’approcherait du modèle de transition selon lequel le deuil se ferait progressivement sur une période d’un an ou plus avec des avancées et des reculs. Les modèles de transition décrivent une succession d’étapes durant lesquelles l’individu gère, négocie les différents aspects de son deuil et s’adapte à la perte. Accepter la réalité de la mort, vivre la douleur du deuil, s’adapter aux nouvelles conditions de vie, réinvestir émotionnellement d’autres relations permettent de s’adapter à la situation (Worden, 1982). Le modèle de transition est largement reconnu. Cependant les auteurs ne s’entendent pas sur le nombre de phases, celui-ci variant de deux pour Moos, à sept pour Kavanagh, à dix pour Flatt (Flatt, 1987; Kavanagh, 1990; Moos et Tsu, 1972).
Parkes explique la réaction de deuil comme une transition psychosociale complexe, c’est-à-dire une phase de vie où des changements vitaux imposent aux individus une révision profonde de leur conception du monde (Parkes, 1986). Ce changement psychosocial est un bouleversement fondamental qui se réalise sur une période relativement courte, et implique des modifications rapides et durables d’un grand nombre de règles, d’habitudes et de rituels. Ce bouleversement entraîne une remise en question des projets, des conceptions de vie et de l’identité. Le monde externe, mais aussi interne, est modifié par la disparition d’un proche. Une nouvelle représentation stable du monde et une adaptation à ce nouveau modèle interne sont requises. La période d’adaptation est associée à un retrait nécessaire pour réorganiser le monde interne. Plus les règles à changer seront nombreuses et importantes, plus difficile, douloureux et long sera le deuil. Le deuil ne peut pas être conçu comme un phénomène unitaire, car l’expérience de la perte, son intensité et son impact varient selon les individus. Cette transition nécessite souvent des rites de passage socialisés.
Modèles éthologiques
Des observations éthologiques avaient dès la fin du XIXe siècle ouvert la voie à une autre conception du deuil, celle qui privilégie l’attachement. Darwin avait montré que le deuil était une réaction qui se retrouve tout autant chez l’homme que chez certaines espèces animales (Darwin, 1872). Brown (1879) avait décrit le deuil chez le chimpanzé en parlant de «preuves d’un certain degré de deuil véritable quand deux animaux ont été attachés l’un à l’autre : plaintes, tentatives pour réveiller le mort, crises de rage». La littérature éthologique a abondamment décrit ce type de réaction.
Bowlby a décrit les réactions d’attachement, de séparation et de perte chez différents types de primates et chez l’humain (Bowlby, 1961). Il a développé un modèle d’attachement et de perte dans lequel le deuil est conçu comme un processus de détachement de la relation d’amour entretenue avec le disparu. Si le modèle est largement inspiré par la psychanalyse, il est plus biologique et s’apparente au phénomène d’empreinte cher aux éthologues. Bowlby fait de l’attachement une pulsion autonome à former des liens puissants et durables. Le processus d’attachement est un processus qui perdure. Avec l’âge, ces comportements d’attachement s’organisent et se complexifient. Bowlby décrit trois étapes dans les réactions de séparation : la protestation et la rage, la recherche intense de l’objet perdu et le désespoir, et enfin le renoncement (Bowlby, 1961). On peut rapprocher ces observations à celles de l’hospitalisme et de la dépression anaclitique de Spitz (Spitz et Woff, 1946). Dans le modèle de Bowlby, l’anxiété de séparation domine et précède l’état dépressif. La réponse naturelle à la perte est une anxiété de séparation induisant un comportement prévisible, destiné à maintenir ou revitaliser la relation avec l’objet perdu. On retrouve un comportement de protestation puis de recherche de l’objet perdu. L’espoir d’un rétablissement du lien diminuant, la recherche laisse place au désespoir et au détachement. Quand la reconnaissance douloureuse de l’irréversibilité de la perte est acceptée, des comportements de réorganisation s’observent souvent. Le travail de deuil permet au survivant de redéfinir sa relation au défunt et de former de nouveaux liens, tout en maintenant des liens avec l’objet perdu en investissant certaines pensées ou certains souvenirs.
Modèles comportementaux et cognitivistes
La psychologie a produit de nombreux modèles explicatifs du deuil. Les modèles comportementaux conçoivent le deuil comme un processus naturel qui peut être inhibé ou renforcé par des stimuli externes ou environnementaux. Ils se focalisent essentiellement sur les comportements problématiques et sur les déviations du processus par rapport à la norme. Ramsay conçoit le deuil comme un phénomène universel (Ramsay, 1979). C’est un pattern de réponses complexes et stéréotypées associées à des symptômes physiques et psychologiques. L’humeur dépressive associée à un deuil est expliquée par une combinaison de théories. L’humeur dépressive s’explique par la perte de la principale source de renforcement. Ramsay s’appuie aussi sur la théorie de l’impuissance apprise (learned helplessness) de Seligman (Seligman, 1975). L’impuissance apprise se définit comme la conséquence négative d’expériences répétées d’insuccès entraînant ainsi un abandon des efforts. Les endeuillés vivent bien sûr cette impuissance car ils ne peuvent ni changer la situation ni retrouver l’objet perdu. La dépression du deuil serait aussi liée à la perte massive des renforcements provenant de la personne décédée (Brasted et Callahan, 1984). La présence de symptômes dépressifs ou anxieux chez l’endeuillé permet de faire un parallèle entre le deuil, les troubles anxieux et les troubles dépressifs (Mirabel-Sarron et Rivière, 1993). Un lien peut aussi être établi entre le deuil et les troubles phobiques, ceux-ci étant caractérisés par une anxiété et un évitement des situations (Ramsay, 1977). Le modèle comportemental conçoit le travail de deuil comme un processus de déconditionnement. La plupart des relations avec les proches sont considérées comme des récompenses. En l’absence de ces récompenses, la probabilité que le comportement initial se produise diminue; il y a extinction des conditionnements. La perte du lien privilégié avec le défunt se traduit par une série de déficits pour l’endeuillé, tant sur les plans matériels et affectifs, que sur le plan de l’image de soi. Ces déficits entraîneront un sentiment de dépression. La perte d’un être cher va augmenter les situations aversives et donc les comportements d’évitement. Les théories du conditionnement expliquent pourquoi l’endeuillé recherche son proche et pourquoi ce comportement s’éteint après un certain temps. Elles expliquent également les comportements d’évitement comme le refus de visites, la prise de médicaments.
Les modèles comportementaux ne permettent pas de faire la distinction entre les différentes formes de séparation contrairement aux modèles cognitivistes. Selon ceux-ci, la cognition est un médiateur entre l’événement et l’affect. Sur base d’expériences antérieures, l’individu se constitue des schémas de pensée. Ce modèle interne du monde permet à la personne de s’orienter, de reconnaître ce qui lui arrive et de planifier ses comportements. Ce modèle est aménagé continuellement en fonction des informations nouvelles. Chez le dépressif, des cognitions négatives engendrent une vision négative du monde qui s’accompagne d’émotions pénibles et d’inhibitions pour initier de nouveaux comportements. La théorie de l’anxiété suit le même schéma : le sujet entretient des pensées anxiogènes qui influencent ses affects et ses comportements (Mirabel-Sarron et Rivière, 1993). L’analyse que fait Horowitz du mécanisme d’adaptation à un événement stressant est appliquée au deuil (Cleiren, 1993; Horowitz, 1979). Toute nouvelle information doit être intégrée. Cette intégration est régulée par certains mécanismes de «contrôle». Après un traumatisme, le revécu de l’expérience faisant intrusion au niveau de la pensée peut entraver la vie quotidienne. Un contrôle est tenté sous forme d’évitement de pensées et de situations liées au traumatisme.
Stroebe et Schut ont conçu un modèle d’ajustement au deuil en double processus s’inspirant de la théorie cognitive du stress, du syndrome de réponse au stress et des théories de l’attachement (Stroebe et Schut, 1999; Stroebe, Schut et coll., 2005). Ce modèle intègre la coexistence de deux processus d’adaptation, d’une part la confrontation ou l’évitement de la perte ellemême et d’autre part la confrontation ou l’évitement des facteurs de stress secondaires à la perte. Les endeuillés ne doivent pas seulement s’ajuster à la perte de la personne aimée mais aussi à tous les changements de leur vie, qui sont des conséquences de la perte, considérés comme des facteurs de stress secondaires. Le modèle considère aussi l’oscillation entre deux types de tâches, les unes orientées vers la perte et les autres vers la restauration. Cette oscillation agit comme un régulateur, l’endeuillé passant d’un pôle à l’autre. Le modèle postule qu’il est essentiel de se confronter délibérément à la perte tout en étant capable de s’orienter vers l’oubli lorsque la confrontation est trop pénible. Dans les premiers temps, l’endeuillé est orienté vers la perte ensuite vers la restauration. Le modèle prétend que s’il n’y a pas d’oscillation ou si ce processus est perturbé, cela peut mener à un deuil compliqué. Le modèle postule des différences individuelles quant à l’orientation privilégiée des endeuillés. Les hommes utilisant plus volontiers des stratégies d’adaptation centrées sur la résolution de problèmes auraient tendance à être plus orientés vers la restauration. Les femmes privilégiant des stratégies d’adaptation centrées sur les émotions auraient plus tendance à s’orienter vers la perte (Stroebe, 2001).
PROCESSUS DE DEUIL
Maciejewski et coll. ont identifié cinq étapes dans la chronologie du processus de deuil (Maciejewski, Zhang et coll., 2007). La première réaction est caractérisée par l’incrédulité et l’incompréhension, la seconde phase par la nostalgie, la mélancolie et le chagrin. La troisième voit l’apparition de la colère. La quatrième est constituée par une forme de dépression et d’apathie. Enfin, s’ouvre la période d’acceptation. Il existe un consensus quant au déroulement de ce processus. Les différentes réactions de deuil peuvent se synthétiser en trois grandes catégories : la phase de choc, la phase de retrait et la fin du deuil.
Phase de choc
Les premiers moments sont marqués par l’état de choc. Silverman parle de «phase d’impact» et Clayton la qualifie d’ «hébétude» (Clayton, Halikas et coll., 1973; Silverman, 1986). L’endeuillé continue à vivre et à agir mais de façon automatique. La stupéfaction et la torpeur peuvent durer de quelques heures à quelques jours, parfois plus d’une semaine (Bourgeois, 1996). Bowlby scinde cette phase en deux parties : la première étant marquée par l’obnubilation et l’incrédulité, la seconde par les affects de manque et de nostalgie (Bowlby, 1980). L’état de choc entraîne des perturbations psychiques et physiques. Le vécu somatique se traduit par les manifestations fonctionnelles de toutes les émotions intenses. Une hyperactivité désordonnée aide le sujet à fuir son désarroi ou s’associe aux efforts de récupération de ce qu’il a perdu. Ce moment recèle divers vécus. Vient tout d’abord la dénégation, le refus de croire en l’événement. L’endeuillé s’efforce de récupérer l’objet perdu : rêve, rêverie, souvenir. Il peut aussi nier l’ampleur de l’événement, nier ses émotions, les employer à réconforter ses proches et à se charger des arrangements funéraires. Le plus souvent, il est pris par ces rituels sociaux. Une forme de dénégation plus sérieuse consiste à nier le décès lui-même, à faire comme si la personne n’était pas morte. Une réaction fréquemment observée peut découler d’une dynamique de la suppression : le sujet se débarrasse rapidement par exemple des possessions du défunt.
Phase de retrait
La phase de désorganisation dure de plusieurs semaines à un an. Clayton parle de phase de dépression, Silverman de repli (Clayton, 1973; Silverman, 1986). Cette phase se marque par une détresse émotionnelle, un retrait social et enfin une identification au défunt. Le sujet cesse de dénier et se laisse atteindre par la pleine réalité du décès. Cette phase est la plus importante du deuil. Les signes habituels de dépression se partagent en trois domaines essentiels : somatique, cognitif et affectif. Parmi les altérations somatiques, les troubles de l’appétit sont fréquents et relèvent de la perte du plaisir. La fatigue intense et une apathie générale s’associent à un désinvestissement des occupations antérieures. L’insomnie est habituelle; les rêves perturbent l’endeuillé par leur aspect répétitif et ceci d’autant plus lorsqu’il y a eu traumatisme. Un affaissement des performances cognitives avec la diminution de la concentration, de l’attention et de la mémoire à court terme s’observe alors souvent. L’ensemble de ces troubles peut renforcer l’isolement du sujet, déjà marqué par l’incapacité à maintenir ses habitudes de travail et ses relations interpersonnelles. Une sensibilité accrue à tous les détails, notamment aux détails évocateurs du disparu, s’observe aussi par ailleurs. Cette hypersensibilité conduit l’endeuillé à fondre en larmes. L’inhibition peut être spectaculaire. L’endeuillé donne l’impression d’être dans son univers. La phase de désorganisation comporte des réactions de nostalgie intenses donnant lieu à des comportements de recherche. Le disparu peut être recherché dans les endroits qu’il fréquentait, mais peut aussi être compulsivement recherché au cimetière s’il a été enterré. Il arrive que l’endeuillé soit obsédé par l’image du défunt : il croit le voir, l’entendre, sentir sa présence; ses impressions sont si vives qu’il s’en trouve troublé comme s’il avait été victime d’hallucinations. Cette recherche et l’obsession de son image vont se traduire par une intense activité onirique. Des comportements de protestation et de colère peuvent se produire. La colère est dirigée contre des cibles variées : le défunt lui-même à qui le sujet reproche de l’avoir quitté, l’entourage et le personnel médical à qui le sujet reproche de ne pas avoir fait son possible pour éviter la mort, et le destin, une divinité ou un dieu auquel on reproche de ne pas être intervenu pour éviter la mort. Le sujet peut la retourner contre lui-même et la transformer en culpabilité. Il se reproche ses maladresses et manques. La colère prend la forme d’une irritabilité diffuse face aux contraintes du quotidien et d’une amertume générale face à la vie. Un sentiment de soulagement peut apparaître surtout lorsque le décès est survenu après une longue maladie. Ce sentiment peut parfois faire place à un sentiment profond de libération. Ces sentiments exercent souvent un effet culpabilisant.
La phase de désorganisation inclut parfois des réactions d’identification au défunt. Les formes les plus fréquentes consistent à faire ce que le défunt ferait s’il était vivant et à reprendre ses rôles ou ses responsabilités non pas dans l’optique de redistribuer les responsabilités familiales, mais afin de le maintenir dans la famille. L’endeuillé se construit une représentation mentale du mort destinée à compenser sa disparition physique (Engel, 1964). Dans la réaction d’idéalisation, cette représentation se trouve dépouillée de tous les traits perçus comme négatifs que le défunt possédait en réalité.
Fin du deuil
La réinsertion commence effectivement lorsque l’endeuillé se reconnaît une nouvelle identité et accepte son nouvel état. La régression des réactions dépressives et la réinsertion sociale marquent l’entrée dans la phase de retour à l’équilibre affectif. Le deuil n’est pas terminé. Le défunt n’est pas oublié; il est accepté comme absent. Bien que fragile, la personne se rend de plus en plus disponible à ses engagements et occupations d’avant le décès. La phase de réinsertion est transitoire. Elle se complétera par l’accession à une identité partiellement réajustée. Le retour à une vie socialisée conduit à choisir de nouveaux objets d’amour. Le réinvestissement de soi-même, l’ouverture sur le monde et sur les autres sont dès lors assurés. La fin du deuil normal ne se solde pas par l’oubli. Il restera toujours une trace du bouleversement vécu lors du deuil.
La durée du deuil, dans le sens de l’expression «porter le deuil» est déterminée par la culture et l’histoire. Chaque époque établit ce qui constitue un attachement et un deuil normal. Celle où l’on définissait la durée du deuil, et en particulier le code vestimentaire, n’est pas si éloignée. Aujourd’hui, le consensus social quant à la durée et à la normalité des réactions a disparu (Séguin et Frechette, 1995). Il est généralement accepté que le deuil s’achève au bout d’une année. Les études montrent que le processus peut être atténué et/ou persister plus longtemps. Il faut distinguer les attentes sociales selon lesquelles un retour à la vie normale devrait se produire en deçà de six mois et la période effective de résolution psychologique qui varie entre douze et dix-huit mois selon Parkes, plus de deux ans selon Worden et quatre ans selon Rando (Parkes, 1972; Rando, 1984; Worden, 1982). Au-delà du temps, la récupération doit être évaluée qualitativement. Nouer précocement une nouvelle relation ne témoigne pas forcément d’une aptitude retrouvée à établir de nouveaux investissements affectifs. Un remariage rapide, une autre grossesse immédiatement après le décès d’un enfant peuvent représenter un évitement du deuil. Weiss propose cinq indices de récupération (Weiss, 1988). L’endeuillé retrouve l’aptitude et l’énergie lui permettant de fonctionner au quotidien. Il éprouve à nouveau un confort psychique. Il n’éprouve plus de rappels douloureux interférant avec son fonctionnement quotidien. Il recouvre son aptitude à anticiper et à expérimenter du plaisir. Enfin, l’endeuillé s’adapte correctement aux rôles sociaux qui sont désormais les siens. Le deuil est accompli favorablement lorsque le défunt n’est pas oublié, que son souvenir est intégré et que son évocation ne provoque ni douleur, ni pleurs (Worden, 1982).
DEUILS COMPLIQUÉS
Aucun système de classification des pathologies mentales ne reprend des critères diagnostiques de deuil pathologique. L’APA exclut même explicitement le deuil comme maladie. L’APA fait mention explicitement au «deuil non compliqué» (American Psychiatric Association, 1980). Le deuil non compliqué est considéré comme une manifestation normale bien que souvent douloureuse, pour laquelle le sujet peut demander une aide spécialisée. Les DSM-IV et le DSM-IV-TR consacrent une courte rubrique au deuil (American Psychiatric Association, 1994; American Psychiatric Association, 2000). Certains individus en deuil présentent des symptômes d’état dépressif majeur (sentiments de tristesse et symptômes associés tels qu’insomnie, baisse de l’appétit et perte de poids). Le sujet considère son humeur dépressive comme normale, bien qu’il puisse chercher de l’aide pour soulager les symptômes associés. La durée et l’expression du deuil normal varient considérablement suivant les groupes culturels. Le diagnostic d’état dépressif majeur n’est posé que si les symptômes sont encore présents deux mois après la perte. La présence de certains symptômes plaide pour un état épisodique dépressif majeur. Ces symptômes sont : une culpabilité à propos de considérations autres que les actes entrepris ou non entrepris à l’époque de la mort de son proche, des idées de mort chez le survivant ne correspondant pas au souhait d’être mort avec la personne décédée, des sentiments morbides de dévalorisation, un ralentissement psychomoteur marqué, une altération profonde et prolongée du fonctionnement, des hallucinations autres que celles d’entendre la voix ou de voir transitoirement l’image du défunt.
Le deuil peut aussi être compliqué et peut prendre dans ce cas différentes formes pathologiques qui ne font pas encore l’objet d’un consensus. On répertorie pas moins de dix-neuf termes caractérisant une variation par rapport au deuil normal (Bowlby, 1980; Hétu, 1989; Middleton, Raphael et coll., 1993b; Stroebe et Stroebe, 1987; Zech 2006). Certains auteurs prônent la notion de deuil compliqué (Horowitz, Siegel et coll., 1997), de deuil pathologique (Volkan, 1970), de deuil non résolu (Zisook et DeVaul, 1983), de deuil anormal (Hackett, 1974) ou de deuil traumatique (Jacobs, Mazure et coll., 2000). Middelton et ses collaborateurs ont essayé de clarifier la situation en définissant trois types de critères d’évaluation du pathologique (Middleton, Raphael et coll., 1993b). La première définition reprend un critère statistique. La pathologie serait ce qui s’écarte de 1,5 ou 2 écartstypes de la moyenne si une loi normale décrit le phénomène. La pathologie serait déterminée par une intensité excessive ou trop faible, par une durée excessive ou trop courte (Parkes, 1965). Un second type de définition résulte des processus qui sous-tendent les différentes étapes du deuil. Le deuil serait pathologique quand les processus de résolution de la perte ne surviennent pas (Bowlby, 1980). Enfin, le deuil pathologique se caractériserait par la présence de différents symptômes psychopathologiques qui ne sont pas censés se retrouver dans un deuil normal comme des symptômes somatiques, par exemple.
Deux types de situation clinique sont à différencier, d’une part les deuils non résolus, et d’autre part les deuils compliqués par un trouble psychiatrique. Dans le cas d’un deuil non résolu, la perte est connue, la réaction du sujet ne se conforme pas au stéréotype des étapes décrites dans le processus «normal» du deuil et de sa symptomatologie – selon les formes culturellement reconnues – soit parce que les manifestations en sont excessives, atypiques ou non résolutives, soit au contraire parce que le deuil semble absent, et que le sujet ne semble pas souffrir (Bourgeois, 1996). Les deuils compliqués par un trouble psychiatrique se caractérisent par la présence de symptômes psychiatriques. Deux situations sont à distinguer : soit le patient est déjà connu pour ses antécédents psychiatriques personnels ou familiaux et le deuil est l’événement déclenchant, soit il s’agit d’une première manifestation psychiatrique. Le lien causal doit être évident soit en raison de l’extrême brève latence entre le décès et le trouble mental, soit par l’importance de la thématique du deuil dans le tableau clinique.
Deuil traumatique
Au cours de la dernière décennie, deux groupes de chercheurs ont soumis des critères diagnostiques de deuil pathologique en tant qu’entité distincte du trouble dépressif, du syndrome de stress post-traumatique, du trouble panique ou du trouble de l’adaptation.
Horowitz et son équipe ont proposé un modèle où le deuil compliqué est partiellement similaire à l’état de stress post-traumatique (Horowitz, Bonanno et coll., 1993). Les endeuillés réagissent selon une séquence similaire à celle vécue à la suite d’un trauma. Le deuil compliqué serait caractérisé par des processus s’articulant autour de trois types de symptômes : les intrusions, les évitements et l’incapacité d’adaptation. Un certain nombre de symptômes – trois sur sept – doivent être présents pendant au moins un mois. Le tableau 19-1 reprend les critères diagnostiques proposés.
Facteur de stress – Perte d’une personne significative Intrusion – Images, idées, souvenirs induisant de la détresse, rêves et cauchemars récurrents : esprit submergé par des émotions sans avoir le sentiment d’une diminution d’intensité. – Illusions ou pseudo-hallucinations : esprit hanté par le sentiment de la présence du défunt sans avoir le sentiment d’une diminution d’intensité. Déni – Réduction ou évitement de pensées en rapport avec certains aspects importants liés à la perte. – Avoir une relation implicite de plus de 6 mois avec le défunt comme s’il était vivant : garder les possessions du défunt exactement ou complètement comme avant. Incapacité d’adaptation – Incapacité de travailler ou de reprendre des responsabilités à la maison endéans le mois après la perte. – Barrières pour former de nouvelles relations endéans les 13 mois après la perte. – Épuisement, fatigue excessive, symptômes somatiques ayant un lien direct temporel avec la perte et persistant plus d’un mois après la perte. |
Prigerson et coll. ont initié des recherches visant à déterminer les symptômes de deuil compliqué. Ils ont défini initialement le deuil compliqué comme l’incapacité du sujet à récupérer ses performances et son bien-être. La persistance de certains symptômes audelà de six mois après la perte indique la présence probable d’un trouble psychologique (Prigerson, Frank et coll., 1995). Le deuil et la dépression peuvent coexister. Si la dépression disparaît au bout d’un moment, les symptômes du deuil peuvent persister (Prigerson et Newson, 1995). Il s’agit alors d’un deuil compliqué.