Chapitre 18 Strabismes concomitants
Classification des strabismes concomitants
Principes généraux du traitement
Ésotropies précoces à binocularité anormale
Strabismes secondaires ou sensoriels
Ésotropies normosensorielles ou ésophories décompensées
Incomitances obliques et verticales associées (incomitances alphabétiques, verticales, obliques et/ou torsionnelles)
La chirurgie des strabismes concomitants a pour objectif de corriger la déviation des axes visuels, totalement ou, à défaut, de la réduire à un minimum, dans un but en premier lieu fonctionnel et conjointement esthétique. Elle vise à (r)établir une vision binoculaire performante :
sur la base d’une concordance sensorimotrice, si possible de correspondance rétinienne normale et d’orthophorie ou, à défaut, de correspondance rétinienne anormale et de microtropie stable ;
au moyen d’un minimum de temps opératoires (en moyenne inférieure à 1,5) ;
L’opération n’est qu’un temps du traitement du strabisme concomitant.
Classification des strabismes concomitants
Les strabismes concomitants, définis au chapitre 3, sont l’expression d’une inadéquation basique de la vergence tonique ; celle-ci se trouve dans l’incapacité d’assurer l’alignement des axes visuels et par conséquent de maintenir le lien binoculaire normal : le strabisme qui en résulte est convergent si la vergence tonique est excessive et divergent si elle est déficiente.
Les strabismes concomitants se présentent sous des formes cliniques différentes selon : l’âge de leur apparition, leur intermittence ou constance, leurs potentialités binoculaires et le sens de la déviation. Chaque forme correspond à une combinaison différente de ces caractéristiques (figure 18.1).
Joseph Lang, en rompant avec la classification de Worth fondée sur le facteur accommodatif, a montré, dès 1967, qu’il fallait différencier les strabismes à début précoce et ceux à début tardif en raison de leurs potentialités binoculaires différentes et, par suite, de leur pronostic thérapeutique différent [1–3]. En partant de cette distinction fondamentale qui vaut autant pour les strabismes convergents que divergents, A. Roth et C. Speeg-Schatz ont élaboré une classification globale des strabismes concomitants : celle-ci n’est possible qu’avec une double entrée, l’une selon l’âge auquel le strabisme est apparu avant ou après 2 ans et demi à 3 ans, portée en abscisse, et l’autre selon les potentialités binoculaires anormales ou normales, portée en ordonnée (figure 18.2) [4,5].
Fig. 18.2 Classification globale des strabismes concomitants à double entrée.
Source : A. Roth, C. Speeg-Schatz.
Strabismes à binocularité anormale
À leur place, les strabismes précoces développent une binocularité anormale, à moins que celle-ci préexiste en cas de microstrabisme, décompensé ou non [6]. Cette adaptation binoculaire sur la base d’une correspondance rétinienne anormale s’établit d’elle-même par l’usage ; elle ne peut pas être éduquée, ni rééduquée. Dans les suites opératoires elle est sous la stricte dépendance de l’angle résiduel : si l’angle reste inchangé, le sujet opéré tirera un bénéfice indiscutable de cette adaptation ; il acquerra progressivement un certain degré de vision stéréoscopique, d’autant plus performante que l’angle résiduel est petit et stable [7]. Mais cette binocularité anormale s’affaiblira, si l’angle augmente à nouveau ; elle est incapable d’assurer seule la stabilité motrice.
Pour que ce lien puisse atteindre un niveau de réelle efficacité, l’angle résiduel manifeste ne doit pas dépasser + 8 dioptries d’ésotropie ou − 4 dioptries d’exotropie dans l’horizontalité et 4 dioptries dans la verticalité, ainsi que Kitaoji et Toyama [8], Quéré et al. [7], Maruo et al. [9] et Kushner et al. [10,11] l’ont montré ; mieux encore, il ne doit pas dépasser + 4 dioptries d’ésotropie ou − 2 dioptries d’exotropie dans l’horizontalité et 2 dioptries dans la verticalité [12] (cf. chapitre 16).
Pour parvenir à ce résultat, l’intervention est toujours :
• précédée du port de la correction optique totale et du traitement de la dominance anormale – lui-même précédé au besoin de celui d’une amblyopie – afin d’obtenir une (quasi-)alternance spontanée ;
• suivie d’une surveillance, avec réajustement régulier de la correction optique, pour tenir compte de l’évolution de l’amétropie et de l’angle résiduel ; une postcure d’amblyopie est nécessaire, chaque fois qu’une amblyopie a dû être rééduquée.
Les ésotropies qui débutent avant l’âge de 6 à 8 mois représentent les ésotropies au sens restrictif du terme. Celles qui débutent entre 6 à 8 mois et 2 ans demi et 3 ans constituent des formes de transition de l’ésotropie précoce entre la forme précoce au sens strict du terme et les strabismes normosensoriels tardifs : le tableau clinique est d’autant plus atténué que le début est plus tardif et que l’expérience d’une binocularité normale est plus profondément enracinée ; les potentialités sensorielles restent cependant anormales. C’est pourquoi A. Roth leur a donné le nom d’ « ésotropies précoces différées » (figure 18.3) [4].
Fig. 18.3 Ésotropies précoces au sens restrictif et les deux sous-groupes d’ésotropies précoces différées.
Cette forme peut être divisée, avec de Decker, en deux sous-groupes, selon que le strabisme est apparu entre 6–8 mois et 18 mois, d’une part, ou entre 18 mois et 2 ans et demi et 3 ans, d’autre part ; il arrive, en effet, que des sujets du deuxième sous-groupe puissent récupérer une binocularité normale, alors que cela n’est jamais le cas pour ceux du premier sous-groupe [13].
Strabismes normosensoriels
Les strabismes dits normosensoriels ont conservé une visionbinoculaire potentiellement normale, sur la base d’une correspondance rétinienne restée normale ; ce sont des strabismes éventuellement précoces, mais restés intermittents, ou des strabismes constants, mais apparus tardivement, après l’âge de 2 ans et demi à 3 ans, une fois passée la période sensible de la vision binoculaire [13,14]. Parmi eux, il faut distinguer deux groupes, physiopathologiquement différents : les strabismes dus à un déséquilibre de la vergence tonique, c’est-à-dire les hétérophories décompensées, convergentes ou divergentes, et les strabismes accommodatifs.
Dans l’un et l’autre cas, le traitement vise à rétablir au plus tôt l’utilisation permanente de la vision binoculaire normale. Cela implique nécessairement – outre la récupération de l’isoacuité et le retour à une dominance physiologique – le réalignement exact des axes visuels pour toute distance. Pour parvenir à ce résultat, l’étape chirurgicale est toujours :
• précédée d’une étape préparatoire de :
• suivie d’une étape de suivi postopératoire pour s’assurer de l’utilisation permanente de la vision binoculaire normale, en la facilitant par le réajustement régulier de la correction optique, au besoin par l’adaptation de prismes, le maintien de verres progressifs ou en envisageant éventuellement une intervention complémentaire.
Principes généraux du traitement
Préparation préopératoire
Le traitement des strabismes concomitants comporte quatre étapes successives d’égale importance, s’enchaînant logiquement :
la prescription et le port de la correction optique totale ;
le maintien ou le rétablissement de l’alternance sensorimotrice (dont le traitement de l’amblyopie, s’il y a lieu) ;
la correction chirurgicale de la déviation ;
Toute opération doit obligatoirement être préparée par les deux premières étapes du traitement.
Les résultats à atteindre préalablement à l’intervention envisagée sont :
• avoir maintenu ou récupéré l’isoacuité, en ayant prévenu ou, au besoin, traité l’amblyopie fonctionnelle (objectif prioritaire), afin d’égaliser l’input visuel provenant des deux yeux ;
• avoir normalisé le parcours accommodatif (à zéro d’accommodation en fixation à l’infini) par le port de la correction optique totale de l’amétropie et, s’il y a lieu, de l’anisométropie, afin de désamorcer le spasme accommodatif et, par là, le spasme de convergence en cas d’ésotropie (figure 18.4), ou d’activer l’accommodation et, par-là, les vergences d’ajustement en cas d’exotropie et de myopie ou d’hypermétropie moyenne ou forte ;
• avoir rétabli l’alternance spontanée, ou du moins réduit significativement la dominance unilatérale ;
• avoir normalisé le jeu moteur, notamment l’abduction en cas d’ésotropie (au moyen de secteurs binasaux, par exemple) ;
• avoir évalué les composantes de la déviation strabique, c’est-à-dire l’angle minimum et l’angle maximum.
Choix opératoires
La correction des strabismes concomitants recourt logiquement à trois types de procédés opératoires, selon leurs effets opératoires exposés au chapitre 4 :
• la chirurgie conventionnelle de recul et de plissement (ou résection) : terme sous lequel on entend aussi bien le recul ou le plissement bilatéral des muscles homonymes que l’opération combinée unilatérale ; elle permet de corriger l’angle de base ;
• la myopexie postérieure selon Cüppers : elle est le traitement de l’excès de convergence qu’elle freine ; elle peut être associée à la chirurgie conventionnelle ;
• l’injection de toxine botulique : elle permet de réduire la déviation ; elle doit, au besoin, être suivie d’un temps complémentaire de chirurgie conventionnelle seule ou associée à la myopexie postérieure.
Chacun des trois procédés modifie la statique et la dynamique musculaires de façon précise, mais différente (cf.chapitre 4) ; c’est pourquoi ils ont des indications différentes ; en particulier, la chirurgie conventionnelle et la myopexie postérieure sont complémentaires, mais ne sont pas interchangeables.
Chirurgie conventionnelle
La chirurgie conventionnelle modifie avant tout le tonus de vergence et permet, ce faisant, de corriger la déviation strabique de base. Elle freine aussi, mais dans une moindre mesure, l’excès de convergence responsable de la variabilité de la déviation, que ce soit par le recul qui affaiblit le muscle hyperactif ou par le plissement ou la résection de son antagoniste qui renforce la contre-tension de ce dernier. Lorsque l’excès de convergence est quelque peu prononcé, la chirurgie conventionnelle ne parvient cependant pas à atténuer suffisamment la variabilité [15] (cf.chapitre 4).
L’angle cible de la chirurgie conventionnelle est l’angle de base, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire l’angle en vision de loin, sans intrusion des vergences accomodative et de proximité et des facteurs de variabilité (l’excès de convergence ou les mouvements compensateurs de Bielschowsky).
La chirurgie conventionnelle classique vise à corriger seule le déséquilibre de la vergence tonique avec l’éventuelle part anatomisée du déséquilibre (l’angle minimum) et l’excès de convergence surajouté en cas d’ésotropie. C’est pourquoi son angle cible de référence est l’angle sans fusion de loin et de près (ou position de repos relatif, selon Bielschowsky), c’est-à-dire l’angle objectif mesuré à l’aide de prismes sous écran alterné, avec la correction totale de l’amétropie (l’angle maximum) ; cet angle « de base », au sens que lui donnait Bielschowsky, sert ici, en toute logique, de base au dosage opératoire de la chirurgie conventionnelle, selon la définition qu’en donne Kaufmann [16] : « Pour la strabologie classique, une hétérotropie et une hétérophorie avec modification de la position de repos relatif sont identiques. En conséquence, la normalisation de la position de repos relatif dans toutes les directions du regard et pour toutes les distances de fixation est le but essentiel de tout traitement. »1
La chirurgie conventionnelle seule s’avère en fait insuffisante pour contenir l’excès de convergence [17] ou expose à terme, si elle est majorée, à la divergence consécutive [18,19].
Il est bien établi aujourd’hui que le recul majoré des droits médiaux, c’est-à-dire de 6 mm ou plus, aboutit dans un fort pourcentage de cas à des divergences consécutives de grand angle. Ces reculs jugulent, dans l’immédiat, l’excès de convergence responsable de la variabilité de l’angle ; mais cet excès s’atténuant avec le temps, laisse la voie ouverte à la divergence consécutive.
Myopexie postérieure associée à la chirurgie conventionnelle
À l’inverse de la chirurgie conventionnelle, la myopexie postérieure des droits médiaux – et, à un moindre degré, le clivage musculaire – a pour effet principal de freiner l’excès de convergence. Ce faisant, elle modifie aussi le tonus de vergence, toutefois sans parvenir à l’équilibrer dans la plupart des cas ; elle y parvient d’autant moins que l’angle minimum à corriger est plus grand et que, par ailleurs, le muscle concerné est moins extensible [5,20–22]. Autrement dit, la chirurgie classique et la myopexie postérieure se complètent (cf. chapitre 4) : c’est pourquoi l’association des deux est la solution de choix pour le traitement des strabismes (le plus souvent des ésotropies, plus rarement des exotropies) avec excès de convergence.
Toxine botulique
La toxine botulique affaiblit l’action du muscle injecté ; elle peut donc remplacer la chirurgie proprement dite pour le traitement des strabismes concomitants, en particulier pour celui des ésotropies précoces (cf.chapitre 13). Le traitement consiste à injecter le ou les muscles hyperactifs ; des injections répétées peuvent être nécessaires (cf. références du chapitre 13).
L’injection de toxine botulique facilite le maintien ou la récupération de l’alternance en réduisant la composante spastique de la déviation ; l’angle résiduel à opérer dans un deuxième temps sera plus petit, si la toxine a réduit la déviation.
Suivi et résultats postopératoires
Résultats immédiats
Le résultat moteur immédiat est essentiel en lui-même pour s’assurer que le but visé a été atteint, mais il ne peut pas être considéré comme définitif. Les résultats immédiats vont inévitablement évoluer pendant un certain temps au cours duquel la tension des muscles va se réajuster et l’équilibre neuromusculaire se stabiliser. Il est de ce fait inapproprié de parler de tassement d’un résultat dans le sens d’une perte d’effet ; la modification n’est que la conséquence de la résorption du « stress » neuromusculaire postopératoire.
Résultats à long terme
Le résultat moteur « définitif » ne peut être valablement évalué qu’avec un recul minimum. Le recul nécessaire est de l’ordre de 2 ans ; ce délai est à la fois suffisant pour que l’opération ait eu le temps de déployer tout son effet et insuffisant pour que l’évolution spontanée de l’équilibre oculomoteur ait pu modifier sensiblement le résultat.
Il en est de même du résultat sensoriel qui ne peut être acquis dans les suites immédiates de l’intervention ; le nouveau lien binoculaire s’élaborera progressivement grâce à la plasticité neuronale selon les potentialités sensorielles préexistantes [23].
Chez le sujet strabique, la binocularité est altérée à partir de la couche 4B de l’aire V1. Le système visuel conserve cependant deux propriétés innées : celle de la vision simultanée et celle des mouvements conjugués. « L’expérience sensorielle peut changer la fonction des neurones corticaux (…) et en même temps, modifier les connexions neuronales au niveau des extrémités dendritiques (…) ce qui va conduire à long terme à un réagencement des circuits corticaux. » [24] Grâce à cette plasticité et à ce recyclage neuronal, le réalignement des axes visuels peut conduire, stimulé par la vision simultanée, au rétablissement progressif de connexions binoculaires horizontales au niveau de la couche 4B entre des colonnes de dominance, selon le cas, proches ou adjacentes.
Ésotropies précoces à binocularité anormale
Costenbader, en 1961, et Ciancia, en 1962, ont introduit le concept d’ésotropie essentielle de l’enfant. Lang, en 1967, a regroupé les caractéristiques cliniques de cette forme particulière de strabisme concomitant sous le nom de « syndrome du strabisme précoce » (frühkindliches Schielsyndrom) [1,25,26].
C’est vrai en particulier pour deux aspects essentiels :
• l’ésotropie précoce est initialement alternante ; mais elle peut basculer plus ou moins rapidement, parfois en l’espace de quelques jours, vers la dominance unilatérale ; celle-ci représente une évolution péjorative qui conduit dans plus de 50 % des cas à l’amblyopie fonctionnelle unilatérale ;
• l’angle strabique est de nature variable et change avec le temps : il est, en fait, variable dès le début, soit d’abord intermittent, soit absent au moment du réveil de l’enfant ; la fixation croisée se relâche progressivement, ce qui laisse apparaître de façon évidente la variabilité et émerger l’angle minimum (figure 18.5) [27].
Âge opératoire
Le choix du moment opératoire fait encore l’objet de discussions passionnées ; il dépend souvent plus des conditions socio-économiques régionales que de faits cliniques vérifiés.
L’étude européenne ELISSS a comparé les résultats binoculaires atteints à l’âge de 6 ans chez des enfants ayant présenté une ésotropie précoce au sens strict du terme, les uns ayant été opérés avant l’âge de 24 mois, les autres après l’âge de 32 mois : elle n’a pas montré, tous arguments confondus, de différence probante entre les deux groupes [28]. Qu’en aurait-il été pour des enfants opérés entre 24 et 32–36 mois ?
Le choix du moment opératoire dépend en fait d’un faisceau d’arguments (figure 18.6) [5,20,22]. Beaucoup de ceux-ci plaident pour une opération entre l’âge de 20 à 24 mois au plus tôt, et l’âge de 36 à 40 mois ; à cet âge en effet :
• la croissance des globes oculaires est achevée (sauf pour le segment postérieur qui s’accroîtra de 1 mm encore jusqu’à l’adolescence) ;
• toutes les composantes du déséquilibre oculomoteur ont eu le temps de se révéler ; l’angle minimum a eu le temps d’émerger ; l’« anatomisation » de la déviation reste modérée ;
• la situation oculomotrice est peu évolutive ; les résultats moteurs réservent de ce fait un minimum de déconvenues ; les résultats binoculaires qui en découlent restent probants ; la probabilité de devoir réintervenir est relativement faible ;
• l’enfant est la plupart du temps coopérant ; il peut être examiné avec toute la précision voulue ; il est possible de mener à bien la préparation préopératoire, de fonder la stratégie opératoire sur des données mesurées et de suivre aisément l’évolution postopératoire ;
• un échange verbal peut s’engager avec l’enfant au sujet de son intervention ; le choix du moment est décidé en accord avec les parents en fonction de leur attente et de la situation familiale ainsi que des enjeux qu’on leur explique.
• de l’avis de l’anesthésiste (notamment aussi dans la perspective de réinterventions éventuelles) ;
• de l’état général de l’enfant ;
Les résultats cliniques démontrent qu’à cet âge le lien binoculaire s’établit de façon optimale compte tenu des potentialités sensorielles ; il le sera aussi à un âge plus avancé, à la condition nécessaire et suffisante que l’angle résiduel reste inférieur aux limites indiquées ci-dessus et qu’il soit stable [7,8,11,29].
Avant l’âge de 20 à 24 mois, les globes oculaires n’ont pas atteint leur dimension définitive, l’intervention se fait sur une situation oculomotrice encore évolutive (il n’est pas exceptionnel de voir une ésotropie précoce passer spontanément en exotropie vers l’âge de 2 ans [30]) ; l’opération ne résout pas tous les problèmes : il n’est pas sûr qu’elle écarte entièrement le risque d’amblyopie fonctionnelle ; il n’est nullement démontré qu’elle améliore le résultat binoculaire ; il est certain, en revanche, qu’elle n’empêche pas l’apparition d’un déséquilibre des muscles obliques, ni d’une DVD ; plus l’opération est précoce, plus le risque de devoir réintervenir est grand.
Le moment choisi pour l’injection de toxine botulique est plus précoce, dès la fin de la première année ; l’âge moyen au moment de la première injection est de 17 mois pour C. Speeg-Schatz.
Rien n’empêche d’opérer une ésotropie à un âge plus avancé, soit par choix de l’opérateur ou des parents, soit pour un enfant pris en charge plus tardivement. Il est en fait possible d’opérer ou de réopérer la plupart des sujets adolescents ou adultes, en s’assurant de l’absence de risque de diplopie. À tout âge, le but de l’opération est d’abord fonctionnel [31].
Le moment le plus opportun pour l’intervention chez un enfant handicapé psychomoteur atteint de strabisme dépendra de son développement général, en prenant l’avis des éducateurs, et de l’amélioration à attendre du redressement des axes visuels et/ou de la stabilisation des yeux en cas de nystagmus associé.
Préparation préopératoire
Le port de la correction optique totale est le point de départ du traitement préopératoire. L’ occlusion partielle permanente par secteurs binasaux, symétriques ou asymétriques selon les cas, est préférable à l’occlusion, la pénalisation optique ou l’ atropinisation alternée pour exercer l’abduction en même temps que l’alternance, s’opposer au spasme permanent des droits médiaux et réduire la contracture de ces muscles [32]. Elle facilite l’évaluation de l’angle minimum qui représente l’une des données essentielles, puisque c’est à partir d’elle qu’est calculé le dosage de chirurgie conventionnelle (cf. chapitre 7).
Le traitement préopératoire doit aboutir aux résultats indiqués ci-dessus (cf. p. 318) : isoacuité, (quasi-)alternance spontanée, récupération de l’abduction, émergence de l’angle minimum (figure 18.7).
Choix opératoires
Angles cibles
L’ angle de base d’une ésotropie précoce est l’angle en vision de loin, avec la correction optique totale, sans intrusion des vergences accomodative et de proximité, ni des mouvements compensatoires : il correspond ici à l’angle minimum ; l’angle maximum résulte de l’excès de convergence (figure 18.8). Le premier est à corriger par la chirurgie conventionnelle, le second par la myopexie postérieure.
Chirurgie conventionnelle
La valeur de l’angle de base (minimum) peut être très différente d’un cas à l’autre, entre 0° et plus de 12°, avec un maximum de fréquence entre 3 et 10° (figure 18.9) ; c’est pourquoi il est le plus souvent nécessaire, en plus de la myopexie postérieure, de pratiquer un recul uni- ou bilatéral du droit médial ou une opération combinée unilatérale.
Le dosage est calculé en fonction de l’angle minimum (cf. infra) ; il doit en outre tenir compte de la position des yeux sous anesthésie [33] et de la différentielle d’extensibilité musculaire [12,34]. C’est certainement le point le plus délicat, car l’angle minimum postopératoire, mais aussi l’efficacité de la myopexie postérieure, autrement dit le résultat à long terme, dépendront dans une large mesure du dosage effectué.
Myopexie postérieure bilatérale
La différence entre l’angle maximum et minimum dépasse le plus souvent 10 dioptries, si l’angle minimum a été recherché avec l’attention nécessaire ; c’est pourquoi il est en règle générale nécessaire de pratiquer une myopexie postérieure bilatérale [5,21,22, 35–39] (cf. chapitres 3 et 4).
D’autres, enfin, effectuent un premier temps de chirurgie conventionnelle, suivi, au besoin, d’une myopexie bilatérale dans un second temps ; une myopexie unilatérale est rarement suffisante et provoque une incomitance horizontale [16].
La suggestion de A. Péchereau, reprise par A. Roth et C. Speeg-Schatz, était de mesurer de façon systématique l’extensibilité des quatre droits horizontaux : en connaissant la différence entre les extensibilités des muscles antagonistes droit médial et droit latéral, c’est-à-dire la différentielle d’extensibilité, de chaque œil, il devient possible d’ajuster au mieux le dosage de la chirurgie conventionnelle [12] : cf.chapitre 7. (L’extensibilité du droit médial et celle du droit latéral sont, en effet, des variables indépendantes ; elles ne sont pas corrélées entre elles : c’est pourquoi la valeur de l’une n’est significative qu’en fonction de la valeur de l’autre, sauf en cas d’anomalie musculaire de nature mécanique, de bride par exemple.) C’est pourquoi nous allons montrer dans ce qui suit comment raisonner en termes de différentielle d’extensibilité.
Dosage du recul associé à la myopexie postérieure
Le recul global pour les deux droits médiaux, associé à la myopexie postérieure bilatérale, sera de 0,45 fois la valeur de l’angle minimum (cf.chapitre 7).
Il est ajusté en fonction de la différentielle d’extensibilité de chaque œil, mesurée au moyen du test d’élongation musculaire (TEM) : si la différentielle est normale, on s’en tient au dosage calculé ; si elle est positive, le dosage est augmenté ; si elle est négative, il est diminué (cf. tableau 7.12) ; en cas d’asymétrie droite – gauche, le dosage peut éventuellement être entièrement reporté sur l’œil pour lequel la différentielle d’extensibilité est la plus positive [12,34].
• Si l’angle minimum est inférieur à 5° (dosage global calculé < 2 mm) :
• Si l’angle minimum est supérieur à 15° (dosage global calculé > 7 mm), l’un ou plus souvent les deux yeux restent en convergence sous anesthésie et la différentielle d’extensibilité est positive des deux côtés ; le dosage doit être augmenté en conséquence, toutefois sans jamais dépasser 4,5 à 5 mm par muscle.
Myopexie postérieure bilatérale et opération combinée unilatérale
La myopexie postérieure bilatérale peut être associée à une opération combinée unilatérale plutôt qu’au recul bilatéral du droit médial. Elle est nécessairement effectuée sur l’œil le plus convergent ou le moins divergent sous anesthésie ; le dosage est calculé sur la base de 1,5° par millimètre opéré ; il est ensuite réparti entre le droit médial et le droit latéral, ajusté selon la différentielle d’extensibilité, et réduit d’un tiers pour le droit médial en raison de l’effet statique de la myopexie postérieure.
Myopexie postérieure unilatérale
Lorsque le déséquilibre oculomoteur est plus ou moins symétrique, la myopexie unilatérale est souvent insuffisante pour freiner l’excès de convergence. Elle introduit en outre une incomitance droite – gauche, difficile à éliminer.
Elle peut être utile chez l’enfant pour faciliter la rééducation d’une amblyopie strabique à fixation excentrique [42].
Suivi et résultats postopératoires
La qualité et la stabilité à long terme des résultats obtenus grâce à cette stratégie en un seul temps opératoire ou en deux temps, si tel a été le choix, ont été confirmées par plusieurs études récentes [29,36, 40, 43, 44].
Résultats à long terme
Dans plus de 80 à 90 % des cas, l’angle minimum est réduit à une micro-ésotropie ou exotropie et la variabilité reste latente, dans les limites souhaitées et il n’apparaît pas d’incomitance associée manifeste ; seul peut persister une limitation de l’adduction extrême, au-delà de 30 à 35° ; elle n’est aucunement gênante : le résultat est bon ou satisfaisant (figures 18.10A à C). Les résultats obtenus par une opération très précoce ne sont aucunement meilleurs [46].