Chapitre 13. Vignettes cliniques
Jane A
Ses écrits sont structurés, clairs et lisses, avec très peu d’images sensorielles, alors que la thématique du vide et du sens de la mort est très présente. À la consigneconsigne(s) « le cri-écrit ; forme : récit épique », elle écrit : « Y a-t-il un cri après la mort ? de quelle couleur ? qui l’a peint ? qui l’a écrit ? »
À la consigneSub_consigne « sans kilomètres ; forme : nouvelle », elle introduit divers personnages, avec des rencontres qui s’effectuent dans le plaisir mais non dans la continuité du lien : « Elle ne savait pas jusqu’où la mènerait cet itinéraire, mais demain elle ferait une halte ; après avoir trouvé le gîte où elle pourrait se reposer un peu, Juliette ressortit dans les ruelles magnifiques du village. Admirant une abbaye, elle fut interpellée par un homme, la jeune femme n’avait jamais été à l’aise avec des rencontres de ce type-là, mais cette fois-ci, elle n’hésita pas et s’assit à côté de l’homme. Elle l’invita à partager son repas du soir et ils se découvrirent de nombreuses affinités. Leurs vies étaient faites de petites joies et de grosses peines, de journées difficiles et parfois de moments plus légers. Juliette repartit ensuite, seule, pour une centaine d’autres kilomètres. »
À la consigneSub_consigneconsigne(s) « place ; forme : libre », nous retrouvons de manière récurrente la quête d’un soi perdu ou jamais trouvé : « Ce même vide que je ressens tout le tempstemps… Dans les rues, les gens ont l’air déterminé, entourée d’eux je les regarde et je m’aperçois que j’erre sans but. Moi, je ne sais pas qui je suis, d’où je viens, où je vais. Je n’existe pas. »
À la consigne « identitéidentité ; forme : lettre adressée à quelqu’un », on trouve le texte suivant : « Ma mère, lors d’une messe d’enterrement familial, me dit, j’ai cru que tu étais moi, tellement tu me ressemblais, ce souvenir rejaillit aujourd’hui alors que j’avais longtemps, longtemps chassé cette image. Elle voulait que je sois une autre elle-même. Et ceci depuis que je suis née. Ma mère s’est engouffrée en moi, dans moi, elle s’est accaparée de moi. Je ne suis rien d’autre qu’elle. Cette vision me fait horreur. » La collision spatio-temporelle lors de l’accident ferroviaire a semblé être évocatrice d’une collusion fusionnelle intolérable. Le tempsSub_temps en atelieratelier(s) permet, à travers l’élaborationSub_élaborationélaboration écrite, de prendre de la distance, de séparer l’inséparable et rendre l’indicible vivant. C’est ainsi qu’au fil des séances, les écrits sont passés du « je » au « elle » et, bien plus tard, du « je » au « il » ou « elle » avec des mouvements pulsionnels et une sensorialité foisonnante. À la consigne « bruit ; forme : notes dans un carnet », elle écrit : « À la fête, il y avait lui, les cheveux mi-longs et blonds, il était habillé d’un jean un peu usé, un tee-shirt blanc et une veste en cuir, oh ! l’odeur de sa veste… Nous avons ensuite dansé… »
Lewis C
Lewis C. est un homme de quarante ans qui, après un deuil traumatiqueSub_deuil traumatiquedeuil traumatique (il a vu sa mère tomber du quinzième étage et s’écraser à ses pieds), présente des symptômes obsessionnelsSub_obsessionnelsobsessionnels (troubles) invalidants. Il est en arrêt de travail depuis six mois et souffre de dépressiondépressionSub_dépression. Il n’avait aucun trouble avant cet événement. Très proche de sa mère, il vivait sur le même palier qu’elle et ne s’était jamais marié. Sa difficulté à verbaliser est patente ; elle est au début de l’atelierSub_atelier observable tant à l’écrit, où il reste longtemps figé avant d’écrire quelques phrases, que lors du temps de discussion où il nous dira ensuite se sentir loin de ces personnes qui n’ont pas perdu leur mère. Ses phrases sont au début comme des paquets ficelés d’incompréhension et de non-mentalisationSub_mentalisationmentalisation possible.
Nous notons dans ses écrits : « J’essaie […] ma tête pour y croire, mais je n’y arrive pas » ou alors une succession de « cela n’est pas possible, pas elle, pas moi ». Nous passons ensuite d’une forme, que l’on pourrait qualifier de heurtée, où l’effroi et la sidération dominent, sans tonalité affective, sans vie ni dans la forme ni dans le fond, à des phrases sombres, abruptes, où une infime distance commence, où le mouvement formel et thématique semble enfin percer :
C’est la brutalité de la mort, qui me mène vers vous,
Une fêlure dans ma tête a anesthésié mon cœur,
Quel sera mon avenir ?
L’avenir va de plus en plus apparaître dans sa thématique, certes sous l’angle de l’inquiétude, mais avec des préoccupations matérielles réelles. Parallèlement à cette modification thématique, nous notons une modification formelle qui très probablement favorise ce mouvement. Lewis C. parvient de plus en plus à s’adapter à la forme demandée, quatrain, dialogue à trois, acrostiche ou haïkuSub_haïku, comme ci-dessous :
Ah cette belle maison (5)
Jadis mon identité (7)
Tel est mon néant (5)
La prise en charge lui fut nécessaire afin de pouvoir l’aider à exprimer l’effroi, l’indicible, ses tentatives pour comprendre, lier puis élaborer par ses écritsSub_écrits, puisque sa difficulté relationnelle faisait que toute verbalisation lui était difficile.
Après un an, nous avons considéré en accord avec lui qu’il pouvait interrompre cette thérapie pour traiter principalement ses symptômes obsessionnelsSub_obsessionnelsobsessionnels (troubles) qui l’empêchaient d’avoir une vie affective. Lewis fut déçu et triste de devoir « encore se séparer », mais, nous dit-il : « Au moins c’est en douceur, parce qu’on accepte la mort, la maladie, mais jamais la violence de cette mort. »
Emily D
Emily D. est une jeune femme de quarante ans qui vient en atelieratelier(s) depuis 1999. Elle nous a été adressée lors d’une de ses nombreuses hospitalisations pour troublestrouble(s) bipolairesSub_bipolairesbipolaire(s). Souffrant de troublesSub_troubles de l’humeur importants avec une angoisseangoisse(s) par moments invalidante, Emily D., bien qu’hospitalisée encore maintenant deux fois par an, n’a jamais cessé d’écrire, même dans ses accès de mélancolie. En revanche, en début de phase maniaque, la graphorrhée (environ soixante pages en vingt minutes) était un signe annonciateur de la crise.
Depuis 1999, son attitude est toujours la même ; souriante, mais détachée, elle reste en retrait pendant l’atelierSub_atelier et participe rarement à la discussion en groupeSub_groupegroupe. Ses écrits, nous l’avons souligné, sont prolifiques, avec un vocabulaire essentiellement sensoriel. Les thèmes les plus fréquemment utilisés sont ceux du voyage, avec une ambiance qui interpelle les sens (buée tropicale/vague torpeur/chaleur moite). Avec les années nous passerons du registre sensoriel au sensuel, des textes décousus à des textes construits d’une grande beauté poétique.
Néanmoins, nous sommes dans une impasse : elle va du mouvement au mouvement alors qu’il faudrait pouvoir aller du mouvement au changementSub_changementchangement(s).
À la consigne « forme : libre, titre : vogue vague », elle écrit :
Ô douce et longue prière de deux cœurs animés
Le bruit délicieux de nos yeux,
Il est des frontières, des richesses pauvres, insoupçonnées, que j’aimerais te faire découvrir ; la musique à ton oreille, à nos oreilles, répond une lumière étoilée et façonne nos solitudes. Caressons les murs les yeux fermés pour sentir l’indicible.
Autre thématique récurrente, celle de l’amour. Thématique belle, mais dangereuse pour Emily D. Ce que atelier(s)l’atelierSub_atelier a pu lui apporter fut la confiance intrinsèque de sa capacité créatriceSub_créatrice et une possibilité de poser de nouvelles contraintesSub_contraintescontrainte(s) littéraires lorsqu’elle se sentait « éparpillée ». À travers les feuilles d’auto-évaluation et de la post-lecture, on note un progrès : Emily D. modifie le jugement qu’elle porte sur ses textes ; elle arrive à dire que c’est bien, que ça lui plaît. Le texte semble lui appartenir, alors qu’auparavant elle donnait l’impression d’être surprise de ce qui « sortait d’elle » et ne savait pas trop « quoi en penserSub_penserpenser ». On assiste à une réunification entre la créationcréation et l’auteur de la création, réunification qui pourrait être le chemin vers une plus grande estime de soiSub_soisoi amenant à un meilleur contrôle des émotions qui sont dévastatrices chez elle. C’est d’ailleurs ce qui est le cas depuis 2007. Emily D. arrive à reconnaître lorsque ça ne va plus et ainsi à demander une hospitalisation avant que cela ne se fasse en urgence. Ce changement fut assez net lorsqu’au cours d’une séance dont la consigne était « peindre l’absent ; forme : nouvelle », elle écrivit à l’enfant qu’elle n’aura jamais. Ce texte est structuré, clair, sans envolée lyrique. La distance et le recul sont renforcés par la prédominance de verbes au passé composé ou à l’imparfait ; un fait intéressant est que l’impératif est utilisé pour maintenir son émotion.
Alors je me suis séparée de toi dans ma chair,
Je suis tombée jour après jour,
Le temps a passé pour faire son travail d’ensevelissement,
Depuis j’ai oublié,
Le temps a fait son chemin et de sable fin en mots,
Je t’ai recouvert à jamais, sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi bien tranquille.
En revanche, nous ne sommes pas encore arrivés avec Emily D. à ce que cet acquis de la maîtrise des émotions dans la créationSub_création littéraire puisse s’appliquer à la vie réelle dans les moments de troublesSub_troublestrouble(s) de l’humeur. Néanmoins, si les épisodes dépressifsSub_dépressifs sont moindres, il persiste encore des phases maniaques. Par exemple, même si encore maintenant elle soupire d’exaspération lorsque la contrainte est celle du haïkuSub_haïkuhaïku, elle en écrit elle-même dans certains de ses textes à forme libre ; alors qu’auparavant elle aurait longtemps dénigré cette forme sans essayer de s’y adapter, maintenant elle l’adopte et l’adapte.
Nous passons, lors de la lecture des textes d’Emily D., du monde de Baudelaire à celui plus onirique de Chagall. Sa ponctuation et sa syntaxe rendent ses écrits souvent flous, riches de possibilité certes, mais pour lesquels on s’interroge sur sa faculté ou non à établir des liens (conflits permanents dans sa vie réelle, familiale et professionnelle). Nous retrouverons d’ailleurs au fil du temps le thème de la création artistique de plus en plus présent (la muse) (poètes/livres/pages), la musique [mélodie créatrice/blues/jazz (moderne)], la peinture (aiguiser ses pinceaux/embrasser la couleur) ou la danse (esquisse de pas de danse). Une thématique positive avec le temps apparaît mais non suffisamment ancrée, une certaine sagesse, voire un recul à la consigne « forme : libre mais avec un support olfactif (humer une infusion de fleurs d’oranger) ». Ainsi, elle écrit :
Sache t’asseoir auprès du vieux sage fou,