13. Vignettes cliniques

Chapitre 13. Vignettes cliniques



Jane A


Ses écrits sont structurés, clairs et lisses, avec très peu d’images sensorielles, alors que la thématique du vide et du sens de la mort est très présente. À la consigneconsigne(s) « le cri-écrit ; forme : récit épique », elle écrit : « Y a-t-il un cri après la mort ? de quelle couleur ? qui l’a peint ? qui l’a écrit ? »


À la consigneSub_consigneconsigne(s) « place ; forme : libre », nous retrouvons de manière récurrente la quête d’un soi perdu ou jamais trouvé : « Ce même vide que je ressens tout le tempstemps… Dans les rues, les gens ont l’air déterminé, entourée d’eux je les regarde et je m’aperçois que j’erre sans but. Moi, je ne sais pas qui je suis, d’où je viens, où je vais. Je n’existe pas. »

À la consigne « identitéidentité ; forme : lettre adressée à quelqu’un », on trouve le texte suivant : « Ma mère, lors d’une messe d’enterrement familial, me dit, j’ai cru que tu étais moi, tellement tu me ressemblais, ce souvenir rejaillit aujourd’hui alors que j’avais longtemps, longtemps chassé cette image. Elle voulait que je sois une autre elle-même. Et ceci depuis que je suis née. Ma mère s’est engouffrée en moi, dans moi, elle s’est accaparée de moi. Je ne suis rien d’autre qu’elle. Cette vision me fait horreur. » La collision spatio-temporelle lors de l’accident ferroviaire a semblé être évocatrice d’une collusion fusionnelle intolérable. Le tempsSub_temps en atelieratelier(s) permet, à travers l’élaborationSub_élaborationélaboration écrite, de prendre de la distance, de séparer l’inséparable et rendre l’indicible vivant. C’est ainsi qu’au fil des séances, les écrits sont passés du « je » au « elle » et, bien plus tard, du « je » au « il » ou « elle » avec des mouvements pulsionnels et une sensorialité foisonnante. À la consigne « bruit ; forme : notes dans un carnet », elle écrit : « À la fête, il y avait lui, les cheveux mi-longs et blonds, il était habillé d’un jean un peu usé, un tee-shirt blanc et une veste en cuir, oh ! l’odeur de sa veste… Nous avons ensuite dansé… »


Lewis C

Lewis C. est un homme de quarante ans qui, après un deuil traumatiqueSub_deuil traumatiquedeuil traumatique (il a vu sa mère tomber du quinzième étage et s’écraser à ses pieds), présente des symptômes obsessionnelsSub_obsessionnelsobsessionnels (troubles) invalidants. Il est en arrêt de travail depuis six mois et souffre de dépressiondépressionSub_dépression. Il n’avait aucun trouble avant cet événement. Très proche de sa mère, il vivait sur le même palier qu’elle et ne s’était jamais marié. Sa difficulté à verbaliser est patente ; elle est au début de l’atelierSub_atelier observable tant à l’écrit, où il reste longtemps figé avant d’écrire quelques phrases, que lors du temps de discussion où il nous dira ensuite se sentir loin de ces personnes qui n’ont pas perdu leur mère. Ses phrases sont au début comme des paquets ficelés d’incompréhension et de non-mentalisationSub_mentalisationmentalisation possible.


L’avenir va de plus en plus apparaître dans sa thématique, certes sous l’angle de l’inquiétude, mais avec des préoccupations matérielles réelles. Parallèlement à cette modification thématique, nous notons une modification formelle qui très probablement favorise ce mouvement. Lewis C. parvient de plus en plus à s’adapter à la forme demandée, quatrain, dialogue à trois, acrostiche ou haïkuSub_haïku, comme ci-dessous :



Ah cette belle maison (5)

Jadis mon identité (7)

Tel est mon néant (5)

La prise en charge lui fut nécessaire afin de pouvoir l’aider à exprimer l’effroi, l’indicible, ses tentatives pour comprendre, lier puis élaborer par ses écritsSub_écrits, puisque sa difficulté relationnelle faisait que toute verbalisation lui était difficile.

Après un an, nous avons considéré en accord avec lui qu’il pouvait interrompre cette thérapie pour traiter principalement ses symptômes obsessionnelsSub_obsessionnelsobsessionnels (troubles) qui l’empêchaient d’avoir une vie affective. Lewis fut déçu et triste de devoir « encore se séparer », mais, nous dit-il : « Au moins c’est en douceur, parce qu’on accepte la mort, la maladie, mais jamais la violence de cette mort. »


Emily D

Emily D. est une jeune femme de quarante ans qui vient en atelieratelier(s) depuis 1999. Elle nous a été adressée lors d’une de ses nombreuses hospitalisations pour troublestrouble(s) bipolairesSub_bipolairesbipolaire(s). Souffrant de troublesSub_troubles de l’humeur importants avec une angoisseangoisse(s) par moments invalidante, Emily D., bien qu’hospitalisée encore maintenant deux fois par an, n’a jamais cessé d’écrire, même dans ses accès de mélancolie. En revanche, en début de phase maniaque, la graphorrhée (environ soixante pages en vingt minutes) était un signe annonciateur de la crise.


Néanmoins, nous sommes dans une impasse : elle va du mouvement au mouvement alors qu’il faudrait pouvoir aller du mouvement au changementSub_changementchangement(s).

À la consigne « forme : libre, titre : vogue vague », elle écrit :



Ô douce et longue prière de deux cœurs animés

Le bruit délicieux de nos yeux,

Il est des frontières, des richesses pauvres, insoupçonnées, que j’aimerais te faire découvrir ; la musique à ton oreille, à nos oreilles, répond une lumière étoilée et façonne nos solitudes. Caressons les murs les yeux fermés pour sentir l’indicible.

Autre thématique récurrente, celle de l’amour. Thématique belle, mais dangereuse pour Emily D. Ce que atelier(s)l’atelierSub_atelier a pu lui apporter fut la confiance intrinsèque de sa capacité créatriceSub_créatrice et une possibilité de poser de nouvelles contraintesSub_contraintescontrainte(s) littéraires lorsqu’elle se sentait « éparpillée ». À travers les feuilles d’auto-évaluation et de la post-lecture, on note un progrès : Emily D. modifie le jugement qu’elle porte sur ses textes ; elle arrive à dire que c’est bien, que ça lui plaît. Le texte semble lui appartenir, alors qu’auparavant elle donnait l’impression d’être surprise de ce qui « sortait d’elle » et ne savait pas trop « quoi en penserSub_penserpenser ». On assiste à une réunification entre la créationcréation et l’auteur de la création, réunification qui pourrait être le chemin vers une plus grande estime de soiSub_soisoi amenant à un meilleur contrôle des émotions qui sont dévastatrices chez elle. C’est d’ailleurs ce qui est le cas depuis 2007. Emily D. arrive à reconnaître lorsque ça ne va plus et ainsi à demander une hospitalisation avant que cela ne se fasse en urgence. Ce changement fut assez net lorsqu’au cours d’une séance dont la consigne était « peindre l’absent ; forme : nouvelle », elle écrivit à l’enfant qu’elle n’aura jamais. Ce texte est structuré, clair, sans envolée lyrique. La distance et le recul sont renforcés par la prédominance de verbes au passé composé ou à l’imparfait ; un fait intéressant est que l’impératif est utilisé pour maintenir son émotion.



Alors je me suis séparée de toi dans ma chair,

Je suis tombée jour après jour,

Le temps a passé pour faire son travail d’ensevelissement,

Depuis j’ai oublié,

Le temps a fait son chemin et de sable fin en mots,

Je t’ai recouvert à jamais, sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi bien tranquille.


Jun 22, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 13. Vignettes cliniques

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