3. Violence et Évolution Affective Humaine
J. Bergeret
La violence correspond à une tendance instinctuelle innée destinée à être intégrée progressivement dans d’autres finalités humaines, au fur et à mesure que le sujet accède à un libre et efficient exercice de ses capacités amoureuses et créatrices. Mais il demeure bien évident que tous les humains ne parviennent pas magiquement au même degré d’intégration de leur violence naturelle primitive.
Étymologiquement, le terme de violence ne connote aucune intention vraiment agressive. Le radical gréco-latin qui a donné naissance au mot «violence» entend seulement rendre compte d’un désir de vivre, à tout prix ( Bia, Via, Vita). La violence en soi ne comporte pas de claire volonté de nuire. En effet, il ne faut pas confondre la véritable violence naturelle et universelle, nécessaire même à la survie (et présente dès la naissance), avec la véritable agressivité qui apparaît chez l’être humain plus tardivement, et selon un statut plus complexe, au cours des différentes étapes tendant à constituer une personnalité spécifique.
Il semble tout d’abord nécessaire de porter notre attention sur l’usage du mot «haine». En effet un tel terme, utilisé avec profusion dans la littérature ou les plus simples propos tenus par les uns ou les autres, ne correspond pas à une notion utilisable par le psychanalyste. Pas davantage que les termes d’orgueil, de luxure ou de gourmandise par exemple. Ces termes peuvent avoir valeur morale mais non pas vraiment scientifique car leur sens propre ne se présente pas sous une forme assez précise et spécifique. La haine peut tout autant se rapporter à une violence naturelle et défensive (la peur des étrangers signalée par R. Spitz) qu’à un véritable plaisir pris à s’attaquer à un adversaire réel ou imaginaire. Nous laisserons donc de côté le terme de «haine» au profit des termes de «violence» et d’«agressivité». Notions qu’il s’agit de différencier le plus clairement possible.
L’agressivité, tout comme la relation amoureuse, concerne toujours un objet nettement identifié et auquel sont attribuées, avec plus ou moins de pertinence d’ailleurs, des caractéristiques de nature à justifier les réactions affectives du sujet. La violence, au contraire, se présente comme une réaction beaucoup plus élémentaire et beaucoup plus globalement brutale: les caractéristiques propres de l’objet ne jouent pas tellement ici; il s’agit seulement pour le sujet de s’estimer menacé par un objet extérieur plus ou moins bien déterminé et menacé de façon vraiment essentielle, vitale même; existentielle donc, dans les cas extrêmes. Seul l’intérêt immédiat et global du sujet compte; l’objet n’a pas de grande importance spécifique. Le sort qui sera celui de l’objet soumis à la violence ne préoccupe pas le sujet. Le sujet n’a aucune envie précise de nuire à l’objet. Même si les réactions de défense du sujet entraînent soit directement, soit indirectement, la destruction de l’objet, ceci n’entre nullement en compte dans les préoccupations du sujet qui ne s’attache qu’à sa pure protection personnelle.
Le sujet retire toujours un certain degré de satisfaction, plus ou moins érotisée, de ses attitudes agressives envers l’objet. Mais la violence naturelle au contraire n’apporte au sujet aucun avantage de cette sorte, car il ne s’agit pour lui, dans ce cas, que d’une réaction de défense employée sans joie comme sans culpabilité.
Une telle distinction entre agressivité et violence est tout aussi valable qu’il s’agisse d’attitudes individuelles ou de conduites collectives. On en retrouve des exemples à tous les registres des fonctionnements humains. Tout autant au registre de l’intimité imaginaire qu’au registre de la vie familiale ou sociale sous toutes ses formes. Il en est ainsi dans l’histoire intérieure des nations comme dans l’histoire des conflits entre communautés nationales, tribales ou ethniques.
L’attitude agressive apporte au sujet des satisfactions de nature érotique, retirées plus particulièrement par le fait de voir souffrir (sadisme) un objet avec lequel sont entretenus des liens extrêmement ambivalents, où se mêlent une part d’attaque de l’objet, de plaisir à attaquer et le lien érotique rapprochant sujet et objet — avec tous les aléas identificatoires latents refoulés. L’agressivité peut se voir considérée comme une activité mentale assez élaborée, assez secondarisée, alors que la violence naturelle demeure une simple réaction automatique de mode très primitif, destinée à diminuer une angoisse d’attaque, voire de destruction par un «autre» encore mal identifié, réaction n’apportant en soi aucune satisfaction de nature vraiment libidinale au sujet. L’agressivité nécessite un degré au moins relatif d’intégration (et de perversisation) de la dynamique sexuelle et l’accession à l’ambivalence affective, alors que la violence primitive ne va pas si loin et demeure fixée aux positions préambivalentes qui caractérisent, ou qui ont autrefois caractérisé, les premiers moments de la vie affective de l’enfant.
L’agressivité inclut déjà et au moins en partie une problématique triangulaire et œdipienne classique (plus ou moins bien réussie), donc une mise en activité d’une pulsion amoureuse, prise dans un sens relativement élaboratif alors que la violence primitive et naturelle demeure de l’ordre d’un instinct élémentaire depuis longtemps décelé chez l’animal et fort bien décrit plus récemment chez l’homme par les éthologistes à la suite des travaux de Lorentz ou Tinbergen. La violence entre donc dans le groupe très primitif des instincts «de vie» ou instincts «de conservation» et ne correspond nullement à une quelconque «pulsion de mort» telle que Freud l’a évoquée de façons d’ailleurs contradictoires c’est-à-dire tantôt descriptive (phénomène de répétition: Zwang et non pas Trieb, dit Freud) tantôt économique (absence de liaison ou déliaison) tantôt de façon philosophique (notion de «nirvana»).
D’autre part, il y a lieu de ne jamais oublier que le point de vue psychanalytique classique demeurait jusqu’à ces temps derniers centré sur un modèle de fonctionnement psychique correspondant à une structure de spécificité névrotique, c’est-à-dire triangulaire, génitale et œdipienne: il s’agit dans ce cas de considérer l’enfant comme ayant forcément déjà réussi à organiser l’ensemble de son fonctionnement affectif sous le primat d’un Œdipe réussi. Cet enfant serait d’emblée envisagé comme en proie à un désir sexuel dirigé vers le parent du sexe opposé et à une agressivité (assez complexe d’ailleurs) concernant le parent du même sexe, avec la culpabilité et la menace de punition que cela suppose.
De telles positions théoriques demeurent toujours essentielles pour un certain nombre de psychanalytes; mais aussi pour beaucoup de spécialistes de la psychologie et de la psychopathologie contemporaines. On ne saurait certes contester le bien-fondé de ces positions quand il s’agit vraiment de personnalités structurées, pour l’essentiel du moins, selon un modèle névrotique. Mais on ne peut considérer qu’il s’agirait d’un mode de fonctionnement affectif commun à tous les humains d’emblée et sans restrictions. Et ceci dès les premiers moments de la vie affective d’un enfant. Il ne paraît pas possible de procéder à l’extension à toutes les situations rencontrées en clinique d’un modèle certainement exact mais limité à un mode de fonctionnement fantasmatique somme toute assez particulier et qui ne se voit pleinement efficient et pleinement organisateur de l’ensemble d’une personnalité que dans les situations authentiquement névrotiques, au sens structurel de ce terme. Il ne paraît pas possible non plus de considérer le mode de fonctionnement imaginaire œdipien comme se trouvant déjà à l’œuvre dans les relations les plus primitives existant entre l’enfant et ses environnements concentriques d’origine, en commençant, bien sûr, par la mère. Ainsi que l’a montré Freud lui-même, la problématique imaginaire œdipienne ne peut devenir efficiente qu’en s’étayant sur la problématique préalablement narcissique et autoconservatrice. Ce qui suppose qu’elle lui demeure historiquement et fondamentalement seconde.