1. Premiers développements
J. Betbèze
Les psychothérapies se sont développées au cours du xixe siècle dans un contexte historique, médical et philosophique particulier. Cette constatation souligne le fait que le vocable de psychothérapie n’a pas toujours existé : il a été employé pour la première fois par Daniel Hack Tuke en 1872, dans son livre Le Corps et l’esprit (édition française de 1886). Action du moral et de l’imagination sur le physique, la psychothérapie correspond à des pratiques s’inscrivant dans une nouvelle configuration historique marquée par l’importance, dans le rapport à la réalité, de la relation du sujet et de l’objet, et dans celui de l’imaginaire politique, par l’égalité et la liberté.
Ainsi, comme le rappelle Henry F. Ellenberger (1974), depuis l’origine de la culture, il existe des méthodes de guérison. « Selon une conception ancienne, la maladie se déclare comme l’âme perdue – spontanément ou par accident –, quittant le corps ou volée par des esprits ou des sorciers. Le guérisseur se met à la recherche de l’âme perdue, il la ramène et la réintègre au corps auquel elle appartient. Cette théorie de la maladie prédomine chez quelques-unes des peuplades les plus primitives de la terre. » Tout se passe comme si « l’homme portait en lui une sorte de double, une âme ou un esprit dont la présence dans le corps est requise pour pouvoir mener une vie normale, mais qui peut abandonner le corps pour un temps et aller à l’aventure, en particulier pendant le sommeil. »
Toutefois, la notion de psychothérapie au sens moderne du terme s’est développée dans un tout autre imaginaire, non pas celui des forces surnaturelles, mais celui de l’autorité scientifique, expression d’une vérité objective, dans une société considérant l’homme comme un sujet rationnel et individuel. En ce sens, comme le précise Jacqueline Carroy (2000): « On peut plus précisément voir dans le traitement moral des aliénistes ou dans les cures magnétiques, inaugurées par le Marquis De Puységur au début du xixe siècle, des traitements laïques sécularisés de toutes références à des forces surnaturelles, bien proches d’un traitement psychique. »
Pour leur part, Marcel Gauchet et Gladys Swain (1994), dans leurs remarques sur la formation de l’idée contemporaine de psychothérapie, évoquent la prise en compte de trois sources : le courant de pensée médicopsychologique attaché à « l’influence de l’esprit sur le corps » auquel se rattache le livre de Daniel Hack Tuke ; la réactivation de l’héritage psychiatrique du traitement moral à la faveur de l’émergence d’une nouvelle problématique des névroses ; et enfin la réinterprétation par l’école de Nancy (Bernheim) des phénomènes hypnotiques promus par l’école de la Salpêtrière (Charcot).
Ces différentes analyses mettent en évidence un lien étroit entre les mutations anthropologiques caractéristiques de la modernité et l’émergence du sujet de la folie qui sera une des matrices de la mise en place de l’individu moderne.
Émergence du sujet
Le sujet a pris son essor, à partir de Descartes, à l’intérieur d’un grand partage entre d’un côté les humains se vivant comme des individus dotés de raison, de volonté et de liberté, et de l’autre l’institution d’une nature, se donnant sous la forme d’une extériorité purement observable. C’est la réflexion sur les possibilités de modification de la nature humaine « historicisée » qui va se trouver au centre de la compréhension de cette nouvelle figure de l’homme.
Ce nouveau sujet humain ne peut être tenu simplement pour un sujet rationnel, renfermé sur soi ; il possède aussi un corps et des passions du fait de son inscription dans la nature. Mais bien que ce sujet ait un corps et qu’il soit animé par des passions, il garde, au sein même de la folie, symbole de la dépossession de soi, un reste de raison, comme l’ont postulé Esquirol dans le cadre du traitement moral et Puységur dans le cadre du somnambulisme artificiel.
La construction de cette subjectivité moderne, avec la dimension intrapsychique et interpsychique, va être pensée comme participant d’un mouvement de libération, malgré la dépendance du psychique par rapport au corps et au social.
Le sujet va apprendre à se construire dans la relation avec un autre, et c’est l’écart entre soi-même et l’autre qui va être questionné par les premières théorisations psychothérapeutiques soit d’un point de vue idéaliste, soit d’un point de vue scientiste. Le paradoxe étant que ces points de vue pourtant bien différenciés se sont par moments confondus pour faire émerger un nouvel oxymore, celui de corps psychique.
Ce paradoxe va nourrir les différentes compréhensions possibles de l’avènement du sujet moderne. Nous assistons à la possibilité, pour l’homme, de devenir réellement lui-même, dans une dimension individuelle et sociale, grâce à l’utilisation de techniques appropriées. Les médecins et les thérapeutes perçoivent ces techniques comme un moyen de promouvoir l’humanisation de personnes psychiquement malades. Mais l’utilisation de ces techniques est liée aussi, pour certains, à la mise en place d’une société disciplinaire cherchant à contrôler et à produire de nouveaux comportements plus adaptés à un monde productif.
Nous reconnaissons là la pensée de Michel Foucault (1975) et sa critique des soubassements des psychothérapies humanistes, qui ont pourtant permis à Philippe Pinel de rendre aux fous leur humanité. En effet, pour Foucault, derrière l’idéologie humaniste et la reconnaissance de la raison aux fous, se met en place une manipulation des individus par le développement de stratégies d’autocontrôle. En ce sens, les avancées thérapeutiques et éthiques produites par le traitement moral sont également une nouvelle manière d’entretenir des rapports de pouvoir séparant les individus de leur subjectivité relationnelle. Ce paradoxe est lié aux ambiguïtés de la définition de la subjectivité depuis Descartes. Pour ce dernier, « l’être de l’homme » est rabattu sur la pensée représentative et calculatrice pour lui permettre de devenir maître et possesseur de la nature. Pour faire saisir la manière dont cette pensée de la représentation est liée au pouvoir pour produire un citoyen « libre » et obéissant, M. Foucault prend comme exemple le panoptique de Jeremy Bentham.
L’architecture du panoptique qui a servi de modèle implicite à l’institutionnalisation du traitement moral vise à mettre chaque individu dans l’obligation d’intégrer la norme. Il s’agit par ce procédé panoptique de permettre à un surveillant, représentant du pouvoir rationnel, d’avoir une totale visibilité sur la population qu’il observe, et d’amener les membres de celle-ci à agir de telle manière qu’ils soient obligés de conformer leur comportement aux idéaux sociaux, sous peine de punition automatique. Pour Foucault, les nouvelles technologies thérapeutiques s’inscrivent dans cet imaginaire disciplinaire visant à fabriquer un individu socialement construit par l’exercice d’une autodiscipline ; la dimension « auto » dans l’autodiscipline étant à la fois la marque de la subjectivité et la marque de la socialisation. Cette critique foucaldienne nous permet de ne pas oublier que, derrière tout processus de subjectivation, peut se cacher un processus d’asservissement, et de mettre en évidence la complexité de la question éthique lors de l’utilisation de techniques visant à intégrer le sujet dans la société.
C’est sur l’arrière-fond de cette critique, montrant les limites et les contradictions inhérentes à la construction de l’individu moderne, que se dessine la volonté d’aider ceux qui souffrent à trouver réellement leur place à la fois comme sujets autonomes et comme sujets appartenant à une collectivité historique.
La question éthique
C’est à Gladys Swain et à Marcel Gauchet que nous devons la description du lien entre la naissance des psychothérapies modernes et le maintien d’une dimension éthique, dans le cadre du projet démocratique. Pour eux, cette avancée a été rendue possible en particulier par les travaux de Pinel et d’Esquirol.
Pour Pinel, malgré l’utilisation du traitement moral dans les institutions de soins, même si peu de sujets guérissent, il n’empêche que le contexte soignant vise à permettre à chaque aliéné de retrouver son humanité. En effet, cette humanité, malgré les moments de crise, reste présente dans chaque aliéné. Si en fait l’aliéné ne guérit pas, en droit la guérison reste possible.
Chaque aliéné reste un être humain pouvant rentrer à nouveau dans un processus d’échange et de coopération. Par exemple, la commensalité prescrite dans les hôpitaux psychiatriques (Gauchet et Swain, 2007), avec la création de réfectoires, ne se comprend que sur le fond de cette nouvelle humanité : le réfectoire, à la différence de la cellule individuelle, permet au sujet de retrouver son humanité par l’échange avec son semblable. Toutefois, au travers du concept de « manie sans délire », Pinel n’est pas arrivé à penser réellement les conditions anthropologiques de son innovation thérapeutique. En effet, dans la « manie sans délire », l’aliéné est décrit comme s’il y avait en lui deux hommes en lutte, l’un pouvant disposer de la raison, et l’autre possédé par la fureur au sein de laquelle le sujet est absent de lui-même.