6. L’évaluation des pratiques
un moyen de primer la qualité
Les lois sont des institutions particulières et précises de la législature; et les mœurs et les manières des institutions de la nation, en général. De là suit que lorsqu’on veut changer les mœurs et les manières, il ne faut pas les changer par les lois, cela paraîtrait trop tyrannique: il vaut mieux les changer par d’autres mœurs et d’autres manières… C’est une très mauvaise politique de changer par les lois, ce qui doit être changé par les manières. Il y a des moyens pour empêcher les crimes: ce sont les peines; il y en a pour faire changer les manières: ce sont les exemples. (Montesquieu. De l’esprit des lois, livre XIX, chapitre XIV).
PROBLÉMATIQUE DE L’AMÉLIORATION DE LA QUALITÉ DES SOINS
Jusqu’à la fin des années 80, l’exercice médical s’accompagnait naturellement d’une exigence implicite des «meilleurs soins». Depuis cette échéance, l’exigence est devenue de plus en plus explicite et les conditions d’exercice de la médecine se sont sensiblement modifiées.
Cette évolution – finalement très rapide et perceptible en France comme dans l’ensemble des pays développés – s’est déroulée sous trois influences principales qui ne se démentent pas:
— celle des patients, dont l’accès à la connaissance est désormais débridé et qui portent une attention de plus en plus aiguisée aux résultats des soins qui leurs sont prodigués; de plus, les associations qui les représentent sont évidemment tentées d’installer un pouvoir d’inspiration consumériste et d’infléchir le droit et le règlement dans le même sens;
— celle des gestionnaires et financeurs, publics ou privés, mais soucieux de mieux maîtriser les dépenses fortement croissantes liées à la santé;
— enfin celle des médecins eux-mêmes (et plus généralement de l’ensemble du personnel soignant) naturellement impliqués pour trouver les moyens de traiter au mieux les malades.
La vie quotidienne des médecins s’en est donc trouvée de plus en plus laborieuse afin, d’une part, de continuer de répondre aux demandes des patients et, d’autre part, de satisfaire aux contraintes croissantes liées à un environnement gestionnaire, réglementaire et professionnel de plus en plus exigeant.
Cette évolution n’a pas été sans conséquence et dès la fin des années 80, le Dr Paul Ellwood – l’inventeur du managed care aux États-Unis – signalait [1] des médecins frustrés et inquiets du contexte où ils exerçaient. Moins de 10 années plus tard, J.P. Kassirer, rédacteur en chef du New England Journal of Medicine, signait un éditorial [2] intitulé «Doctor’s discontent» traduisant le mal-être du corps médical.
Et au tout début des années 2000, ce sont des auteurs américains et britanniques, issus des secteurs privés et publics, qui se sont unis pour mieux apprécier les conséquences de l’évolution des conditions de l’exercice médical [3].
Le tableau 6.1, produit par ces auteurs, résume la transition douloureuse entre les valeurs traditionnelles et les nouveaux impératifs de l’exercice médical.
Valeurs traditionnelles | Nouveaux impératives |
---|---|
• Autonomie professionnelle • Garantie d’activité et sécurité professionnelle • Déférence et respect des patients et de la société | • Responsabilité croissante • Nécessité de centrer son action sur le patient • Assurer les malades et leur entourage d’une disponibilité et d’une attention personnalisées • Assumer un risque de judiciarisation • S’impliquer dans un travail en équipe multidisciplinaire en adhérant à des protocoles d’amélioration de la qualité • S’inscrire dans des procedures d’évaluation des pratiques cliniques incluant l’avis des malades |
Enfin, en 2006, le Royal College of Physicians a produit un document intitulé «Doctors in Society», aisément accessible sur Internet (www.rclondon.ac.uk/pubs/ books/docinsoc), et dont les conclusions appellent à une nouvelle définition du «professionnalisme médical».
Pour mieux comprendre ce qu’il faut entendre par «professionnalisme», la lecture de l’avant-propos du rapport «Doctors in Society» est édifiante:
«Jusqu’à tout récemment, le rôle des médecins aussi bien auprès de leurs patients que vis-à-vis des communautés locales ou même de l’organisation sociale à l’échelle d’un pays était clairement établi et compris par tous (y compris les responsabilités inhérentes à l’exercice médical professionnel).
«Il faut cependant convenir que ce n’est plus aujourd’hui le cas.
«En effet, les évolutions politiques et sociales générales, auxquelles se sont ajoutés les progrès accomplis en médecine (sans parler des perspectives ouvertes), ont profondément modifié ce que chacun – aussi bien du côté des patients que de celui des médecins – pense, ressent ou espère.
«L’ensemble des relations entre le corps médical et la société, la relation entre chaque médecin et son patient, les conditions dans lesquelles les médecins accomplissent leur formation et plus tard débutent leur exercice professionnel, tout cela s’est profondément modifié.
«Divers événements sont survenus, qui pour certains ont entamé la confiance que le public pouvait placer dans la médecine; de plus, les valeurs traditionnelles sur lesquelles était fondé le comportement des médecins sont remises en cause chaque jour, ce qui ne manque pas d’avoir des conséquences dans l’exercice et plus largement la vie au quotidien. En réalité, les “points de repère” qui définissaient le périmètre de l’exercice médical doivent être reconsidérés.»
C’est donc bien d’une sorte de refondation de l’exercice médical qu’il semble devoir être question.
Dans ce contexte, deux nouvelles obligations pesant sur les épaules des médecins sont actuellement mises en œuvre.
LA PREMIÈRE EST UNE OBLIGATION DE FORMATION CONTINUE (EN RÉALITÉ RÉGULIÈREMENT ÉVOQUÉE DEPUIS PLUS DE QUINZE ANNÉES)
La volonté de limiter les variabilités constatées en développant la formation continue s’est initialement traduite par une recherche de ce que pouvait être la meilleure médecine possible. D’où le mouvement de promotion de l’evidence-based medicine (EBM, acronyme qui pourrait également signifier «exercer la bonne médecine») et la mise en œuvre des différentes méthodologies d’analyse de la littérature, de procédure de consensus, puis de production de recommandations.
Cette stratégie procédait d’un présupposé selon lequel il suffirait de faire émerger la «bonne médecine» pour que les médecins l’appliquent prioritairement.
Dès le début des années 90, il est apparu que le succès n’était pas au rendez-vous, en tous les cas beaucoup trop partiellement. En conséquence, un grand nombre de travaux expérimentaux ont alors recherché les meilleures conditions de diffusion puis, dans un deuxième temps, les meilleures conditions d’appropriation par les médecins du terrain de cette bonne médecine.
L’ensemble de ces travaux a été l’occasion d’une redécouverte des données de base élaborées par les spécialistes des sciences de l’éducation et plus généralement des sciences sociales au cours des années 60 à 80.
Selon ces données, le savoir n’est que l’un des facteurs qui déterminent la démarche diagnostique ou thérapeutique de chaque médecin. En réalité, une série de facteurs interagissent pour déterminer le comportement des professionnels en activité.
Et ces différents facteurs – où se mêlent les conditions d’exercice du médecin, son environnement professionnel, les relations qu’il peut entretenir avec le patient ou son entourage, etc. – n’interviennent pas avec la même efficacité selon le profil du médecin concerné et dans la plupart des cas, il ne s’agit que d’une efficacité partielle. De là, les programmes complexes, qui associent les techniques de formation continue ou d’information et qui nécessitent des interventions multiples et diversifiées. Ces programmes sont expérimentés depuis plusieurs années, mais les résultats restent notoirement insuffisants.
Au point qu’il faut se demander si l’on ne pourrait pas changer radicalement de stratégie.
Selon cette évolution stratégique, les approches fondées sur l’actualisation des connaissances seraient mises au second plan au bénéfice d’une négociation avec les professionnels, pour rechercher les conditions d’une réorganisation de l’exercice professionnel (vraisemblablement dans le cadre d’équipes pluriprofessionnelles) axée sur l’application prioritaire de «protocoles» issus des recommandations et adaptés/actualisés à la lumière de l’évaluation des résultats cliniques qui seraient obtenus. Une telle évolution est fondée sur le constat de plus en plus largement partagé selon lequel l’organisation du système de soin est davantage en cause que la somme des comportements individuels des médecins, quand il s’agit de rechercher l’amélioration de la qualité des soins et l’efficience des moyens engagés.

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