12. Les États-Limites et leurs Aménagements
J. Bergeret
LEUR EXISTENCE
On a compté plus de quarante termes utilisés pour désigner des formes pathologiques mal répertoriées et en marge autant des états névrotiques que des états psychotiques. Certains termes («personnalités psychopathiques», «personnalités as if», «personnalités perverses», etc.) mettent l’accent sur la notion de «personnalité», incontestablement pour marquer une différence avec la notion de «structure», ou bien insistent sur l’aspect «caractériel» de ces patients. Une autre tendance se réfère essentiellement à une position «paraschizophrénique» (Schizomanie, Schizoïdie, Schizothymie, Schizose, Schizophrénie pseudo-névrotique, apsychotique, larvée, mitis, latente, bénigne, ambulatoire, simple, etc.); c’est la catégorie la plus féconde en adjectifs variés et imprécis situant nos entités à côté de la schizophrénie. Une tendance plus récente décrit aussi des syndromes atypiques pouvant survenir avant une éclosion psychotique proprement dite. On se réfère déjà à la notion de prépsychose mais dans un sens équivoque qui recouvrirait à la fois de véritables structures psychotiques non décompensées et d’autres organisations non psychotiques mais pouvant éventuellement évoluer vers une psychose vraie; d’où une incontestable confusion.
S. Freud est parti de sa définition du conflit névrotique («Psychonévroses de transfert») pour établir peu à peu des distinctions entre les différentes catégories non névrotiques. L’introduction du concept de Narcissisme, la mise en relief du rôle de l’Idéal du Moi, la description du choix d’objetanaclitique, la découverte du rôle joué par les frustrations affectives de l’enfant amènent S. Freud à reconnaître en 1931 l’existence d’un type libidinal «narcissique» sans Surmoi complètement constitué, où l’essentiel du conflit postœdipien ne se situe pas dans une opposition entre le Moi et le Surmoi, de même qu’il avait dépeint en 1924 une déformation du Moi se présentant comme intermédiaire, justement, entre l’éclatement psychotique et le conflit névrotique. Les derniers travaux de S. Freud décrivent le clivage et le déni et font allusion justement à un type «narcissique» de personnalité auquel nous ne cesserons de nous référer.
Du côté des névroses, les post-freudiens ont décrit de plus en plus de «personnalités» ou de «caractères» ne cadrant plus tellement avec les critères classiques et œdipiens de la névrose. La ligne générale des travaux de M. Klein et de ses élèves se montre caractéristique à ce point de vue. M. Bouvet, de son côté, a développé la notion d’une relation d’objet «prégénitale» très distincte de la relation d’objet psychotique mais fort différente aussi de la relation d’objet du névrotique car les références à l’Œdipe demeurent bien fragmentaires ou occasionnelles. Dans les descriptions, pourtant si vraies cliniquement, de M. Bouvet, la triangulation œdipienne ne peut pas arriver à jouer le rôle d’un véritable organisateur comme c’est le cas dans la névrose.
Il en est de même des recherches en tous sens portant sur la pathologie du caractère, sur les comportements pervers, sur la dépression, sur le fonctionnement mental des malades psychosomatiques. On peut citer aussi les travaux de R. Spitz sur la dépression anaclitique, de G. Gueix sur les «névroses d’abandon» et l’évolution des enfants «symbiotiques» décrite par M. Mahler.
Du côté des psychoses, les auteurs insistent essentiellement, à l’heure actuelle sur le conflit entre le Ça et la réalité, sur le refoulement de la réalité objective et sur la reconstruction d’une néoréalité subjective. L’éclatement fragmentaire du Moi, achevé ou non, mais inscrit dans la psychose, permet d’éliminer de cette catégorie des entités voisines dans lesquelles le Moi se défend par le dédoublement des imagos et déni mais sans dédoublement vrai du Moi, sans fragmentation, réalisée ou potentielle, en îlots multiples et épars. La notion de prépsychose elle-même semble se préciser dans le sens d’un état antérieur à l’explosion du Moi en ses divers morceaux, mais déjà dans la ligne de cette fragmentation préalablement inscrite dans le Moi lui-même dès qu’il s’agit d’une véritable structure psychotique.
Les états-limites se trouvent ainsi de plus en plus cernés économiquement comme des organisations autonomes et distinctes à la fois des névroses et des psychoses.
POINT DE VUE GÉNÉTIQUE
Nous avons développé au chapitre concernant la notion de «structure» les confusions possibles concernant les adjectifs «névrotique» et «psychotique» et nous avons précisé ce qui caractérisait la fixité, la stabilité et l’originalité des deux seules structures authentiques: la structure psychotique d’une part, la structure névrotique de l’autre.
Dans une première étape, les états initiaux du Moi du petit enfant, après sa distinction du non-Moi, demeureraient encore plus ou moins indifférenciés, sans structure stable. Dans une seconde étape, il y aurait ensuite des états où les lignes de force déterminées par les conflits, les frustrations, les effets des pulsions et de la réalité, les défenses du Moi et ses réactions aux poussées internes et externes, commenceraient à s’orienter vers la constitution d’une structure authentique. Dans une troisième étape, on aboutirait enfin à une véritable structure (décompensée ou non). À ce moment-là, de même que dans la cristallisation d’une substance minérale, les lignes de clivage se trouveraient solidement et définitivement constituées et ne pourraient plus varier.
De même que lorsqu’un cristal minéral se brise, il ne peut le faire que selon les lignes de forces préétablies, de la même façon quand une structure névrotique se décompense, elle ne peut donner naissance qu’à une névrose et quand une structure psychotique se décompense cela ne peut donner lieu qu’à une psychose. Il n’y a pas de communication possible entre la lignée névrotique et la lignée psychotique une fois la structuration véritablement achevée, autrement dit après la troisième étape décrite plus haut.
SITUATION NOSOLOGIQUE
Par rapport à de telles définitions qui constituent pour nous des points fixes, les états-limites se situent à la fois entre la structure névrotique et la structure psychotique mais au niveau de la première et de la deuxième étape seulement de l’organisation du Moi, telle que nous venons de la définir plus haut, c’est-à-dire avant qu’il y ait déjà constitution d’une structure au sens véritable et figé du terme.
Lignée psychotique1
Elle est considérée par les auteurs contemporains comme marquée, à son point de départ, par des traumatismes ou des frustrations graves de la période fœtale; le «soi» en cours de formation ayant été amené à établir, à cette période, de tenaces fixations à des arrêts du développement affectif et relationnel, de même que des déformations durables sur lesquelles se produiront les régressions ultérieures au cours de l’enfance, de l’adolescence (principalement) et de l’ensemble de la vie du sujet. De telles perturbations initiales se compliquent pendant la période orale ainsi qu’au premier sous-stade anal (dit «sadique»). Une telle ébauche d’organisation subirait un silence évolutif pendant la période de latence et l’adolescence qui survient ensuite amènerait les bouleversements considérables que l’on sait sur le plan structurel et, à ce moment-là, tout pourrait à nouveau être mis en question: le sujet garderait encore une petite chance de voir l’axe d’évolution de son Moi quitter la lignée psychotique, pas encore complètement fixée, et aller figer sa progression ultérieure dans le cadre d’une structure névrotique, à ce moment, définitive, et pouvant, en cas de maladie, donner naissance à une névrose classique de type hystérique ou obsessionnel.
Fig. 2. |
Mode de structuration psychotique. |
Cependant, au moment de l’adolescence, dans l’immense majorité des cas, un Moi préorganisé psychotiquement va tout simplement poursuivre son évolution au sein de la lignée psychotique dans laquelle il se trouve déjà suffisamment engagé; il s’organisera ensuite, de façon définitive, sous forme de structure psychotique véritable et stable. Il ne sera plus possible de revenir là-dessus ultérieurement: si le sujet tombe malade, si «le cristal se casse» à la suite d’un accident intérieur ou extérieur, nous ne pourrons voir éclore qu’une psychose sous des formes variées certes, mais sans autre possibilité pathologique.
Lignée névrotique
Elle poursuit (fig. 3) quant à elle une évolution assez banale jusqu’au moment du conflit œdipien, c’est-à-dire, chez le garçon, la période correspondant à la fin du stade anal (phase anale de rétention) et au stade phallique. Si, par suite du conflit œdipien et de ses avatars, il existe de trop fortes fixations ou des régressions trop importantes à ces deux stades, le Moi va se préorganiser selon un système relationnel et défensif de mode névrotique. De même que pour la lignée psychotique, la période de latence va opérer ici un arrêt de l’évolution structurelle, alors qu’au contraire l’arrivée dans l’adolescence déclenchera des bouleversements structuraux identiques à ceux qui étaient décrits plus haut au sujet de la lignée psychotique. Si, à ce moment, les conflits internes et externes s’avèrent trop intenses, le Moi peut être amené à se détériorer davantage, à recourir à des systèmes défensifs et relationnels plus archaïques dépassant la simple économie pulsions-Surmoi au profit d’une mise en question plus ou moins sérieuse de la réalité et nous repassons ainsi dans la lignée précédente conduisant à une évolution dans le sens d’une structure psychotique définitive. Cependant, dans la majorité des cas, le Moi névrotiquement préorganisé demeure dans le cadre névrotique et tend à s’organiser de façon définitive selon la ligne de structuration névrotique. Cette organisation ne pourra plus varier par la suite et si un sujet de cette lignée tombe malade, il ne pourra faire qu’une des formes habituelles de névroses: hystérie d’angoisse ou de conversion ou bien névrose obsessionnelle, seulement.
Fig. 3 |
AMÉNAGEMENT LIMITE
Mais le problème reste posé sur le sens de l’espace vide laissé entre les deux lignées structurelles névrotique et psychotique. C’est un domaine beaucoup moins rigide, beaucoup moins solide structurellement et beaucoup moins définitif, beaucoup plus mobile aussi, 1e domaine des états-limites et de leurs divers aménagements plus ou moins bien réussis.
On rencontre en effet très couramment en clinique quotidienne des patients dont le Moi a dépassé, sans trop d’encombres, le moment où les frustrations du premier âge auraient pu opérer des fixations prépsychotiques tenaces et fâcheuses et qui n’ont pas, non plus, dans leur évolution ultérieure régressé à de telles fixations. Cependant au moment où s’engageait pour eux l’évolution œdipienne normale, ces sujets ont subi un traumatisme psychique important.
Ce traumatisme doit être pris au sens affectif du terme, c’est-à-dire qu’il correspond à un émoi pulsionnel survenu dans un état du Moi encore trop inorganisé et trop immature sur le plan de l’équipement, de l’adaptation et des défenses: par exemple une tentative de séduction sexuelle quelconque de la part d’un adulte. C’est entre autres le cas de «l’homme aux loups». Autrement dit, l’enfant est entré, à ce moment-là, trop précocement, trop brutalement et trop massivement en contact avec des données œdipiennes. Cet émoi génital précoce constitue un véritable traumatisme affectif à lui tout seul, car il ne peut être reçu par l’enfant selon un mode perceptif et relationnel, objectal achevé et génital. Le Moi ne peut alors que chercher à intégrer cette expérience anticipée aux autres expériences du moment, il range cette perception du côté des frustrations et des menaces pour son intégrité narcissique. Un tel sujet n’aura pas de possibilité de négocier cette perception dans le contexte d’une économie triangulaire et génitale comme pourrait le faire, un peu plus tard et mieux équipé, une structure névrotique. En particulier il lui sera impossible de s’appuyer sur l’amour du père pour supporter des sentiments éventuellement hostiles envers la mère et inversement. Il lui sera difficile d’utiliser le refoulement pour éliminer du conscient l’excès de tension sexuelle ou agressive. Il se verra obligé de recourir à des mécanismes proches de ceux qu’emploie le psychotique: déni,identification projective, dédoublement des imagos, maniement omnipotent de l’objet.
Ce traumatisme (fig. 4) jouera en quelque sorte le rôle de « premier désorganisateur» de l’évolution psychique du sujet. Il arrêtera sur-le-champ l’évolution libidinale, pourtant commencée dans des conditions normales. Cette évolution se trouvera figée d’emblée et parfois pour très longtemps, dans une sorte de «pseudo-latence» plus précoce et plus durable que la latence normale; elle recouvre en effet ce qui aurait dû correspondre par la suite à la période de bouillonnement affectif de l’adolescence et se prolonge également souvent pendant toute une partie (voire la totalité) de l’âge adulte, dans ces sortes d’immaturités affectives charmantes et un peu inquiétantes que nous connaissons bien dans la vie courante. C’est ce que nous considérons, dans notre optique, comme le « tronc commun aménagé» de l’état-limite.
Fig. 4 |