7. La Vie Fœtale et ses Conséquences
J. Bergeret and M. Houser
PROBLÈMES POSÉS
Or, au cours de la seconde moitié du XX e siècle, certains psychanalystes se sont attachés à montrer que leurs expériences cliniques les conduisaient à élargir d’une manière assez sensible le champ des conceptions théoriques qui étaient devenues «classiques». Car il s’agissait alors de rendre compte du niveau de fonctionnement économique et des aléas de la psychogenèse des patients qui les consultaient chaque jour, sans souffrir de conflits particulièrement sexuels ou œdipiens. Nombre d’analystes entendaient demeurer fidèles aux postulats freudiens essentiels, mais il leur semblait indispensable d’en compléter la portée et de mieux préciser les spécificités structurelles rencontrées. C’est ainsi que se sont multipliées les avancées conceptuelles, proposées d’abord par les psychanalystes d’enfants, puis par ceux qui s’occupaient plus particulièrement des psychotiques ou des dépressifs graves (étatslimites ou border-lines). Un pas de plus fut proposé par les recherches entrant dans le domaine des troubles dits «psychosomatiques».
De nombreux cliniciens passèrent ainsi des préoccupations du registre sexuel et œdipien aux préoccupations du registre narcissique. Un tel registre met en jeu des systèmes d’organisation de la personnalité arrêtés à des modèles duels de relation d’objet et à des types de pulsions avant tout violentes. Cette évolution des préoccupations, et théoriques et thérapeutiques, est par ailleurs largement développée dans la première et la seconde parties de cet ouvrage.
La vie affective d’un adolescent et la pathologie liée à cette phase du développement ont fait l’objet de précieuses recherches. Puis, on s’est intéressé à des étapes de plus en plus précoces de la vie affective de l’enfant, puis aux problèmes particuliers au «bébé». Là semblait devoir s’arrêter le souci d’investigation des chercheurs. Cependant, certains cliniciens éprouvaient une insatisfaction devant la précarité de leurs informations portant sur un passé plus lointain, encore, du sujet, et pressentaient qu’il y aurait intérêt à en savoir plus sur ce passé. Alors, reprenant les idées que Freud avait lui-même évoquées, à propos du rôle qu’auraient éventuellement joué des «ancêtres» de nos patients, des auteurs se penchèrent sur les éventuelles causalités conflictuelles pouvant être considérées comme d’ordre intergénérationnel.
Ce regard porté sur la phylogenèse conservera toujours, pour le chercheur ou pour le clinicien, un intérêt tout à fait incontestable. Mais nous ne pouvons éviter de remarquer qu’entre l’étape où vont êtres conçus les parents (ou les grands-parents) d’un sujet qui nous consulte, et la période où ce sujet est apparu au jour en tant que «bébé» avec un environnement défini, il nous reste encore à tenter de comprendre comment, dans quel climat affectif et relationnel, a pu se dérouler sa vie fœtale. Comme nous l’ont appris, depuis longtemps déjà, les éthologistes, un enfant ne se présente pas au monde selon le modèle d’une « tabula rasa». Il hérite forcément d’un passé. Et ce passé ne peut se réduire ni à une enfance trop récente ni à une trop lointaine phylogenèse.
Dans le cadre de notre présent ouvrage, à visée avant tout psychologique, nous n’aborderons pas les aspects embryologiques ou obstétricaux liés à l’évolution biologique d’une grossesse. Nous nous limiterons à évoquer ce que des équipes de chercheurs contemporains ont découvert concernant les interactions observables entre un fœtus et son environnement utéro-placentaire maternel. Et nous nous intéresserons plus particulièrement aux conséquences possibles d’aléas de la vie fœtale sur des difficultés, plus tardivement décelables, chez un adolescent ou un adulte.
ÉTAT DES TRAVAUX SUR LA VIE DU FŒTUS
Les chercheurs manifestent un intérêt croissant pour l’histoire assez extraordinaire qui précède notre naissance et se déroule pendant la vie du fœtus que nous avons été. D’autant que de nouvelles données d’investigation nous permettent d’en savoir chaque jour davantage à ce sujet. Nous ne pouvons cependant que présenter ici un bref et partiel état des lieux, qui plus est forcément daté, concernant les avancées actuelles d’une telle recherche.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser, un peu vite, l’état des travaux publiés sur la question, la connaissance du fœtus, si elle relève bien d’une démarche scientifique concrète, n’en demeure pas moins largement tributaire de nos moyens d’observation, qui ne peuvent nous conduire qu’à des données certes objectives, mais qui ne concernent que les conditions de la vie du fœtus; alors que, de toute évidence, l’interprétation de ces données ne saurait être totalement indépendante d’une part non négligeable de subjectivité, susceptible de générer de fortes tentations en faveur de conclusions hâtives. C’est dire l’extrême prudence qui doit rester la nôtre dans nos hypothèses, nous incitant notamment à éviter, autant que faire se peut, tout raisonnement ou toute déduction en termes trop «adultomorphiques».
Si Winnicott pouvait dire qu’un « enfant tout seul, ça n’existe pas», à plus forte raison le propos peut-il s’appliquer au fœtus. Qu’il soit désir véritable d’un enfant ou désir du plaisir de soi à propos d’un enfant, le fœtus est bien, au plan psychoaffectif et par définition implicite, l’aboutissement d’un désir. Désir qui peut d’ailleurs être soit conscient, soit inconscient, la qualification de «grossesse non désirée», par exemple, demandant toujours, selon nous, une sérieuse et minutieuse exégèse.
De nos jours, d’une manière de plus en plus évidente, et malgré le paradoxe apparent, on estime qu’il peut s’agir du désir surtout narcissique d’une mère. C’est qu’en effet celle-ci peut, au moins virtuellement, tenir lieu désormais, sinon de géniteur unique (encore que l’idée même du clonage puisse à elle seule, et en soi, provoquer bien des fantasmes perturbateurs au registre de la réalité psychique), du moins de parent unique et exclusif (on parle de famille monoparentale), dans un rôle non partagé qui marginalise purement et simplement l’homme-père. Le fait, à l’inverse, que des homo-érotiques masculins puissent aujourd’hui revendiquer un «droit à la paternité», tout en se reconnaissant une fonction également maternelle, ne contredit qu’en apparence seulement la constatation précédente.
S’agissant donc du fœtus, et comme le rappelle J. M. Delassus, l’idée d’une existence spécifique du fœtus humain se fonde sur la conjonction de trois données: un milieu de vie utérin particulier, relevant de ce qu’on peut appeler «l’invention mammifère» et avant tout caractérisé par son homogénéité foncière; des capacités sensorielles et sensitives très précoces; enfin, une dotation neuronale exceptionnelle, et active bien avant la naissance. Encore convient-il de préciser que notre patrimoine génétique ne différerait, selon certaines études, de celui des grands singes supérieurs que dans la proportion de 0,6%. Sur le plan quantitatif, exclusivement, bien sûr.
Il paraît d’autre part utopique d’attribuer chacune de nos particularités à des gènes individualisés, et l’on insiste aujourd’hui de plus en plus sur la plasticité cérébrale, ainsi que sur la part très importante du cortex humain qui ne serait marquée par aucune empreinte génétique. Ce qui pose la question de savoir si les acquisitions qui distinguent l’être humain relèvent de l’apprentissage postnatal ou si un fondement originel — et original — est déjà établi dès la vie in utero. Autrement dit, on peut se demander, comme l’ont fait certains auteurs, s’il ne serait pas nécessaire de concevoir une étape intermédiaire entre la programmation génétique et la venue au monde du bébé. Ce qui viendrait complexifier davantage encore un débat sans cesse réactualisé, qui laisse en opposition constante et durable les fameux concepts d’inné et d’acquis.
La durée de vie attribuée au fœtus — et nous disons bien «attribuée» — est très variable. En particulier, qu’il sorte trop tôt de l’utérus maternel par exemple, et le voilà nommé, non plus fœtus — même s’il a l’âge de celui-ci, quoique pas le statut — mais enfant «prématuré». De plus, l’évolution des techniques de réanimation semble permettre de fixer de plus en plus tôt les limites de viabilité du fœtus. Ce qui contribue inexorablement à «mutiler», pour ainsi dire, au niveau du sens, l’idée même de fœtus. En poussant les choses à l’extrême, on pourrait même se demander si les neuf mois de vie intra-utérine qui précèdent la naissance vont conserver un sens au vu du véritable arrimage par lequel on lie le fœtus — de manière souvent plus affective qu’objective et scientifique — à ce qu’on appelle, sans autre définition ni idée préconçue: «la vie»; des techniques de plus en plus finement spécialisées qui s’emparent plus ou moins directement de la représentation qu’on peut se faire du fœtus; des observations extérieures, toujours plus nombreuses et sophistiquées, dont le fœtus est devenu bien souvent l’objet non consentant, mais quelquefois souffrant; des interprétations adultomorphiques qui ont tendance, parfois, à prolonger certaines observations. En somme, le fœtus pourrait aujourd’hui courir le risque d’être « presque de ce monde avant d’être né», ce qui n’est pas sans conséquence, sans doute plus négative que franchement positive.
Une mère n’est pas un laboratoire. Quand la mère éprouve son enfant et s’éprouve elle-même en le sentant, ce n’est pas de cellules en train de se diviser et multiplier qu’il s’agit, mais de rêve. Un rêve habité de personnages réels et qui parlent, qui communiquent. Non, certes, avec nos mots d’adultes, signifiants intellectuels vecteurs de l’idée des choses, mais avec des mots concrets de chair, une foule de sensations, d’émotions, de ressentis les plus divers. La grossesse est un dialogue de l’inconscient biologique le plus primitif. Et si l’apparition des fonctions et aptitudes sensitivo-sensorielles du fœtus s’étale, en gros, de la 9 e semaine de la gestation, pour l’odorat, à la 22 e semaine pour la vision — alors «opérationnelle» bien qu’encore sans objet — c’est environ au 3 e mois que certains chercheurs sont portés à considérer qu’il y a réellement «quelqu’un» dans l’utérus maternel. Mais de telles datations ont fait jusqu’ici l’objet de beaucoup d’hésitations et de beaucoup de modifications.